lundi 14 octobre 2019

"Un désert avec de l’eau, voilà le miracle de l’Égypte" (Louis Bertrand)

photo MC
"Le bateau s’ébranle. Il accélère peu à peu sa vitesse. Malgré le courant d’air de la marche, la sensation de chaleur devient plus véhémente à mesure que le soleil monte. Les parois des cabines sont tièdes sous la main et, quand on y entre, une haleine âpre de germoir vous coupe la respiration. Même dans la salle à manger, plus aérée, il faut se réfugier, pour trouver un peu d’ombre, du côté droit, le côté de la rive occidentale.
Toutes fenêtres ouvertes, je regarde, d’un œil distrait, se dérouler la banlieue industrielle du Caire : cheminées d’usines, ponts en fer, grues métalliques, voies étroites où circulent des wagonnets. Dans ce cadre trop moderne et trop encombré, les pyramides de Gizeh se rapetissent, et, derrière les tas de charbon alignés le long des berges, elles apparaissent enfin au regard qui les cherche, comme de simples monticules de sables, détachés de la grande chaîne lybique.
... Mais une vaste nappe d’eau limoneuse se déploie derrière les stores des fenêtres. Les rives se reculent : la largeur du fleuve est telle que les embarcations éparpillées n’y sont plus que des taches imperceptibles. Alors, seulement, c’est le Nil, dans toute son immensité, - une vision qui déroute l’œil habitué aux proportions classiques des fleuves méditerranéens. Cette masse d’eau énorme qui ressemble à une mer intérieure, qui se perd dans un ciel sans limites, vous stupéfie d’abord. On s’imagine que l’impression unique qu’on en reçoit est faite du sentiment de cette énormité. Puis, bientôt, on distingue ce qui rend l’aspect du Nil si singulier, si réellement prodigieux. Certes, il y a d’autres grands fleuves au monde, peut-être plus grands que celui-ci. Mais le prodige du Nil, c’est de couler dans un désert.
Un désert avec de l’eau, voilà le miracle de l’Égypte. Quiconque a senti, dans ses moelles, l’aridité brûlante des sables et, dans ses yeux, le rafraîchissement de cette grande eau miraculeuse, ne s’étonne plus qu’aujourd’hui encore le Nil soit un dieu pour les fellahs et qu’ils lui fassent des sacrifices.
La chaleur monte toujours. La houle ardente de la méridienne flamboie d’une rive à l’autre, emplit tout l’horizon. Les vaguelettes du large étincellent comme des éclaboussures de cuivre en fusion. C’est le moment le plus dur, celui où le paysage, écorché par une lumière trop tranchante, est le plus blessant au regard. Les tons chimiques y dominent : jaunes-soufre, verts de chlores ou de sulfates, qui s’étendent, comme des marbrures de décomposition, dans des blancs d’ivoire, des jaunes-paille, des blonds de poussière. Les cultures encore très vertes, champs de fèves, champs de pastèques, sont à demi voilées sous une espèce de fumée sulfureuse. Les pyramides naines, qui défilent, en groupes intermittents depuis Gizeh, fument comme des meules en ignition. De loin en loin surgissent des éminences calcaires, pareilles aux murs et aux pylônes trapus de l’architecture pharaonique, - toutes blanches avec des striures blondes ou violâtres, saupoudrées de safran clair. Là-bas, sur la rive gauche, en face de la pyramide turriforme de  Meïdoum, des plages livides aux oxydations étranges, comme empoisonnées de vert-de-gris, agonisent dans la crudité de la lumière.
Une torpeur invincible vous étreint. Et puis des barques passent, légères, aux envergures d’oiseaux ; et, de leurs grandes voiles triangulaires, ainsi que d’un frissonnant éventail, il semble qu’une fraîcheur va descendre. Mais l’air brûle toujours ; et toujours, à l’infini, sur les deux rives, les oasis se déroulent, d’un vert si nébuleux, si volatilisé par la chaleur, qu’on doute, comme devant un mirage qui se lève...
Une détente. Le rayonnement de la lumière s’adoucit, sans que la chaleur soit moins forte. Les lignes et les couleurs des choses commencent à devenir suaves. Derrière les cultures, les champs de fèves, les champs de pastèques, dans une fumée de soufre, tout à coup, une longue bande rose se déploie et brille avec douceur : c’est la chaîne arabique, toute blonde, qui se nuance des reflets du couchant. La fumée de soufre se dissipe lentement, et à mesure que l’atmosphère s’éclaircit, du côté de l’Arabie, des cirques de montagnes apparaissent qui flamboient dans l’effacement des lignes violâtres, comme des bûchers aux flammes jaunes et roses qui brûlent en plein jour.
Puis, les nuances vives s’amortissent graduellement. Le ciel se brouille de vapeurs, se mélancolise. Il est d’un gris de nacre, à peine teinté de bleu, comme un ciel du Nord, et les oasis, qui courent sans fin sur les deux berges, semblent des rideaux de saules ou de peupliers au bord d’un fleuve de France. La douceur éteinte, languissante, du paysage ouaté de brume rappelle nos plus doux crépuscules.
Mais voici toute une procession de dahabiehs qui s’avancent, leurs grandes voiles obliques dressées dans le ciel comme des lames de faux. De loin, on dirait d’énormes cuves rondes ou ovales. Elles sont chargées de blé et d’oignons jusqu’au bord, et des femmes sont accroupies dans le blé, toutes noires sous les plis flottants de leurs haïcks... Les embarcations passent, s’allongent, s’effilent. On dirait, maintenant, des galères grecques ou latines avec leurs proues très hautes, arrondies, recourbées et aiguisées en becs. Quelques-unes sont peintes comme des boîtes de momies, d’autres grossièrement tatouées comme une peau de Nubien. Les réminiscences se mêlent aux sensations immédiates, les visions du présent et du passé se confondent.
Parmi toutes ces formes fuyantes, on sent très loin dans le temps et dans l’espace...
Nous allons. Les lignes de la terre et les couleurs du ciel se succèdent, se détruisent en une perpétuelle métamorphose. Puis un moment s’affirme, où tout semble figé, à la façon d’une pièce de métal refroidie. Il est près de huit heures du soir. Le soleil a disparu derrière les crêtes lybiques, et, à mesure qu’il s’enfonce de l’autre côté de l’horizon, la terre se vide de sa lumière, comme un corps dont l'âme se retire. Plus rien ne luit. Un paysage mort, squelettique, couleur de chaux, occupe l’étendue.
Où sommes-nous ? Je ne sais pas, je ne veux pas le savoir. Nous passons, en cette minute, devant une baie déserte, entourée de falaises à pic, qui blêmissent dans le crépuscule et qui l’encerclent d’une façon étrange, comme un cratère mort de la Lune. Au centre, une barque immobile et solitaire, dont la haute voile se reflète immensément, et plonge, obélisque sans fin, dans le miroir pâle des eaux embuées de fièvre. Nous passons lentement, doucement, comme en rêve. Et soudain, sur la gauche, se dessine un interminable estuaire aux rives submergées par une mer de plomb. La vision est d’une simplicité presque effrayante. Entre la zone assombrie des eaux et la zone plus claire du ciel, court à perte de vue, d’un mouvement rigide et implacablement rectiligne, une  étroite bande d’un noir d’ébène, mince pellicule de terre, débris de continent détruit, qui va sombrer dans l’abîme ; et, vers le Sud, à la limite où le ciel et le fleuve se rejoignent, un gouffre béant au delà duquel il n’y a plus rien. Une échappée en plein ciel : on est hors de la planète..."

extrait
de Sur le Nil, par Louis Marie Émile Bertrand (1866 - 1941), romancier et essayiste français, de l'Académie française.
publié par la Revue des Deux Mondes, volume 6e période, tome 5, 1911

Les splendeurs enfouies dans le secret du sol égyptien semblent inépuisables" (Émile Amélineau)

Fragment sculpté du temple mortuaire de la pyramide de Neith, grande épouse du pharaon Pépi II

"La terre d’Égypte tient toujours des merveilles en réserve pour les hommes actifs qui ne craignent pas de s’exposer aux fatigues de toute nature que les fouilles exigent. Depuis plus de dix-neuf siècles que les chercheurs de trésors l’ont, pour ainsi dire, mise en coupe réglée, on eût pu croire qu’ils avaient épuisé la source des objets de prix ; que les monuments de l’Égypte avaient presque complètement disparu ; qu’il n’en restait plus que ces masses indestructibles qui ont fatigué le temps, - comme dit le poète ; - et que désormais il n’y avait plus d’espoir à conserver qu’un heureux coup de pioche mît au jour de nouvelles richesses cachées dans les entrailles du sol. Et cependant l’Empire égyptien, durant une existence de près de six mille ans, avait accumulé tant de trésors dans l’étroite vallée du Nil ; le respect des antiques traditions léguées par les pères à leurs enfants, comme ils les avaient eux-mêmes reçues de leurs ancêtres, avait été si grand ; la religion des tombeaux si respectée que, malgré les révolutions du temps et des hommes, malgré les vols particuliers, les pillages provoqués par la soif de posséder des antiquités, les dévastations produites par les nuées de touristes qui s’abattent chaque année sur l’Égypte, malgré tant de causes en un mot qui eussent dû épuiser cette mère féconde, les splendeurs enfouies dans le secret du sol égyptien semblent inépuisables ; et au milieu de ses terrains déserts, de ses tolls (sic) incultivables, de ses plaines de sable, les chercheurs et les fouilleurs ont rencontré de véritables trésors.
(...) Les dernières années ont surtout (...) enrichi l’humanité de documents ou de données nouvelles qui ont conquis de plein droit leur entrée parmi les connaissances de nature à éclairer l’espèce sur l’histoire de sa pensée et les progrès de sa civilisation. L’Égypte, à ce point de vue, a une position privilégiée, parce qu’elle est arrivée de très bonne heure à une civilisation consciente d’elle-même et qu’elle pouvait conserver ses souvenirs par l’écriture à une époque où toutes les autres nations en étaient encore à chercher la voie initiale vers ce progrès. Il n’y a nulle exagération à dire que le premier roi ayant présidé à la première des dynasties égyptiennes régnait six mille ans environ avant notre ère. Soixante siècles donc avant l'ère chrétienne, l’Égypte était sortie de l’enfance préhistorique ; elle connaissait l’écriture, les arts du dessin, l’architecture, la sculpture, la peinture ; elle s’essayait à les pratiquer et réussissait si bien que les plus anciens de ses monuments étonnent encore le monde ; elle avait une industrie primitive sans doute, mais elle avait déjà fait les découvertes les plus nécessaires, les plus utiles à l’homme, et les objets qu’elle savait déjà fabriquer supposent une ingéniosité merveilleuse de la part de ses artistes inconnus."


extrait de la Revue des Deux Mondes tome 130, 1895, par Émile Amélineau (1850 - 1915), architecte, archéologue et égyptologue français, spécialiste de l'étude des Coptes

"L’Égypte se présente comme un monde unique, avec ses coutumes et ses usages qui ne se retrouvent nulle part ailleurs" (Louis Charles Émile Lortet)


 
des monuments majestueux, édifiés avec un art incomparable - photo MC
"Entre toutes les contrées formant le bassin oriental de la Méditerranée et qui constituent le centre privilégié où sont nées les civilisations antiques les plus importantes, l’Égypte se présente comme un monde unique, avec ses coutumes et ses usages qui ne se retrouvent nulle part ailleurs : pays captivant, attachant, forçant le voyageur à revenir, confirmant, de nos jours encore, cet ancien dicton : "Lorsqu’il a bu l’eau du Nil, l’étranger ne saurait en oublier la séduisante douceur." À peine est-il revenu dans les contrées brumeuses du Nord, il ne peut s’empêcher de rêver constamment à cette merveilleuse contrée. Il revoit, par la pensée, le spectacle magique qui se renouvelle tous les soirs, lorsque le soleil, le grand dieu Râ des Égyptiens, disparaît à l’occident, dans les déserts de la Libye, dans une gloire, que nulle plume ne saurait décrire, et dont les traînées lumineuses, semblables à de l’or en fusion, éclairent le ciel jusqu’au milieu de la nuit.
Dans cette région bénie entre toutes, le soleil est étincelant, le firmament toujours d’un bleu pâle, diaphane même pendant l’obscurité, toujours éclairé en dessous par les reflets des déserts immenses. Grâce à sa transparence, il se constelle de myriades d’étoiles qui brillent d’un éclat extraordinaire ; au milieu de ces mondes de diamants, Canope, l’étoile aimée des anciens Égyptiens, laissant tomber sur le Nil des traînées d’argent, semble guider vers le Sud, pendant les semaines d’une navigation charmante, le voyageur qui remonte le fleuve sacré pour se rendre au milieu des rochers de la Nubie. Le spectacle admirable de ce ciel merveilleux est représenté sur tous les plafonds des temples de la Haute-Égypte.
Le sol, d’une fertilité prodigieuse, est irrigué sans relâche par la plus laborieuse des races humaines qui semble même, bien souvent, ignorer le repos de la nuit. Chaque année, ces plaines toujours verdoyantes sont recouvertes d’un limon, véritable engrais, apporté des plaines équatoriales du continent, par le plus grand fleuve du monde, long de six à huit mille kilomètres, débordant chaque année, avec une précision mathématique. Cette terre fortunée est entourée d’une large ceinture de déserts formés quelquefois de sables d’un jaune d’or, souvent par des rochers calcaires ou des grès recouverts d’une couche épaisse de rognons de silex, teints en violet foncé par des oxydes de manganèse. La vallée, partout très bien arrosée, est verte comme la Hollande, et les récoltes abondantes : cannes à sucre, coton, doura, maïs, blé, orges, trèfles, etc., s’y succèdent sans interruption.
C’est dans cette région, certainement unique au monde, que naquit, à une époque très reculée, la race égyptienne, agricole avant tout, d’une intelligence hors ligne et douée d’un génie créateur en toutes choses. Elle sut bientôt trouver, par son talent d’observation et son esprit patient, la solution des problèmes scientifiques de premier ordre qui préoccupaient alors le monde antique. Elle a édifié avec un art incomparable ces monuments majestueux, temples et tombeaux qui, après tant de siècles écoulés, s’élèvent encore fièrement à la surface du sol, ou ceux plus grandioses encore qui ont été creusés dans les rochers, décorés avec une patience sans nom et qu’on ne peut admirer qu’en pénétrant profondément dans le flanc des montagnes.
Ce sont ces hommes, déjà doués d’une conscience vraiment moderne qui, les premiers sur la terre, au milieu d’un monde encore barbare, ont trouvé et enseigné les admirables préceptes d’une morale qui régit encore de nos jours la vie des peuples civilisés. Ils ont été des astronomes et des artistes de premier ordre, des agriculteurs et des ingénieurs singulièrement habiles dans l’art des irrigations, de savants architectes, des philosophes et des penseurs profonds."


extrait de la Revue des Deux Mondes5e période, tome 27Louis Charles Émile Lortet (1836-1909), médecin, botaniste, zoologiste, paléontologue, égyptologue et anthropologue français.

samedi 12 octobre 2019

Les chadoufs sont "connus sans doute en Égypte de toute antiquité" (Maxime Du Damp)





Le chadouf, par Louis-Hippolyte Mouchot (1846-1893)
"Partout où se sont amoncelées les maisons d'un village, se balancent des palmiers ; autour d'eux verdoient des cotonniers, des indigotiers, du henné, du maïs, des bamiehs, des colocazias, des cannes à sucre, du blé, de l'orge, du tabac, des fèves, du trèfle ; près des habitations, presque toujours construites aux bords d'un petit étang oublié par l'inondation, s'épanouissent des bouquets de ricins sauvages et de cassis à fleurs jaunes, des gommiers, des tamarix, des mimosas, de rares nopals, des sycomores et des grenadiers. 
Au milieu des champs s'élèvent çà et là des cônes en limon desséché, sortes de piédestaux rustiques, sur lesquels monte une femme armée d'une fronde. Vêtue d'une lourde robe de laine, debout sous le soleil qui la mord, elle lance des pierres et pousse des cris contre les bandes d'oiseaux voraces qui s'abattent sur les récoltes. 
Cependant les hommes travaillent aux chadoufs afin de pouvoir arroser les cultures toujours altérées sous ce ciel ardent qui les brûle. Ces chadoufs sont très simples et connus sans doute en Égypte de toute antiquité, car on les retrouve tels qu'ils sont aujourd'hui dans les peintures des spéos de Beni-Haçan et d'El-Kab. Ils sont composés d'un levier suspendu vers le tiers de sa longueur sur une traverse horizontale que soutiennent deux montants verticaux enfoncés au sommet des berges du Nil. La branche la plus courte du levier est alourdie d'un contre-poids de terre durcie, et sa branche la plus longue porte une verge de bois rattachée par un lien flexible ; de sorte que pendant les mouvements d'inflexion du levier, cette verge reste toujours verticale. À son extrémité inférieure pend un seau de cuir que le moindre effort fait plonger dans l'eau et dont on déverse le contenu, soit dans un canal circulant à travers les terres, soit dans une cavité où un autre chadouf vient le prendre ; j'ai vu quelquefois, lorsque les rivages sont hauts, jusqu'à cinq étages de ces primitives machines que manient des hommes nus et haletants. Dans certains districts, les fellahs y travaillent jour et nuit, et souvent sur ma barque, lorsque je ne dormais pas, j'entendais dans le silence et l'obscurité, monter lentement vers le ciel le chant plaintif de ces malheureux que nul repos ne délasse."
 
extrait de Le Nil : Égypte et Nubie, par Maxime Du Camp (1822-1894), écrivain, photographe, membre de l’Académie française

Les hypogées de Scheykh-Abd-el-Qournah "ne laissent pas de captiver par le détail de travaux et de professions qu'aucun autre monument ne présente avec la même fidélité" (Charles Viénot)

 
tombe de Rekhmirê - illustration extraite de https://www.osirisnet.net 
"On n'a jamais fini avec les tombes égyptiennes. Nous nous imaginions avoir visité hier les plus remarquables, or voici qu'on nous promet d'autres merveilles dans les rochers d'une des collines enserrant Deir-el-Bahâri. À la vérité, il ne s’agit plus ici de royales sépultures, mais, pour être consacrés à des cendres moins augustes, les hypogées de Scheykh- Abd-el-Qournah ne laissent pas de captiver par le détail de travaux et de professions qu'aucun autre monument ne présente avec la même fidélité. 
La principale excavation porte le n° 35, et le nom d'un personnage appelé Rekhmara, dont on ne sait rien, si ce n’est qu'il vécut sous le règne de Thoutmès III. Les chambres n’y ont pas la même ordonnance qu'aux tombeaux des rois : plus de couloir en pente rapide, mais une salle pour les visiteurs ; à la place du sarcophage, un puits de momie.
Sans nous arrêter au défilé des étrangers amenant, selon la coutume, toute sorte de tributs, nous pouvons contempler enfin sur l'original ces tableaux si connus, si vrais des métiers égyptiens. Nulle part n'a été figuré comme ici le travail du sculpteur. C’est une statue assise, un sphinx étendu qu'on s'occupe à polir. Deux praticiens, à la tête rase, nettoient la pierre : l'un tient un vase d’eau, l’autre un bâton garni de chiffons ; un homme les surveille, sans doute l'artiste, il a des cheveux ! Plus loin, trois étages de planches se dressent autour d'un colosse debout, à demi engagé dans le bloc. À la hauteur du front, l'ouvrier assis, une jambe repliée sous le corps, l’autre pendante, frotte le pschent d’une seule main, laissant retomber la gauche sur sa cuisse ; vis-à-vis, son compagnon armé d’un encrier et d’un pinceau, trace au dos les contours des hiéroglyphes qu’entaillera le graveur. Quoi de plus naturel que l’abandon de ces poses ? ce n’est pas le modèle, c’est l'artiste qu'elles nous font voir.
La scène du tribut payé en blé est rendue avec le même bonheur ; on y distingue nettement cette hiérarchie de la taille humaine qui a été si longtemps le principe de l'iconographie. Selon l'importance de leur charge, les officiers du roi se rapprochent plus ou moins du simple contribuable ; le roi domine sur tous, il a dix fois la hauteur de ses sujets. 

Le tableau le plus important au point de vue de l’histoire est le chantier pour la fabrication des briques. Aucun trait n’y fait défaut : la terre, gâchée à l’aide de cet instrument en forme de compas, qui est le type des outils égyptiens, la mise en moule, l’exposition au soleil, le transport des matériaux, jusqu'aux vertes eaux du bassin semé de nénuphars, tout est représenté avec une scrupuleuse minutie. Dans ces ouvriers, distingués par leur couleur, leur taille, l’usure de leurs vêtements, des surveillants qui les mènent à la baguette, dans ces "captifs pris par Sa Majesté pour construire le temple de son père Ammon", faut-il voir les Aperiu mentionnés par deux documents du temps ? Ramsès II se servit certainement d'étrangers pour ses constructions, et nul doute que les Hébreux n'aient payé cet onéreux tribut, puisque le fondateur du Ramesseion passe à bon droit pour le premier Pharaon persécuteur ; mais en conclure que les ouvriers de ce tombeau sont des Hébreux, c’est outrepasser la certitude, c’est s'exposer à des contradictions que de nouvelles découvertes peuvent rendre victorieuses."

extrait de Les bords du Nil - Égypte et Nubie, 1886, par Charle(s) Viénot - aucune précision disponible sur cet auteur

vendredi 11 octobre 2019

Le Nil "invite à la navigation reposante, lente et nonchalante" (Henry Bordeaux)

par Auguste Louis Veillon (1834 - 1890)
"Le Nil : je crois bien l'avoir vu sous tous les éclairages, presque blanc à l'heure de midi, rose le matin et doré le soir, et, la nuit, tantôt d'un bleu sombre comparable à ces émaux du trésor de Tout-Ank-Amon qui représentent les ailes ouvertes de quelque déesse, peut-être Hator, déesse de la mort, tantôt assez limpide pour refléter les étoiles, tantôt coupé dans sa largeur par l'épée d'argent resplendissante de la lune. Ce salon avec une terrasse sur le fleuve que j'ai traversé si souvent, à toutes les heures nocturnes, dans l'inquiétude d'une chère malade, bientôt guérie, et si gaie dans sa pleine guérison, me livrait au passage toute une suite d'images inoubliables. Les peintres ont refait le même paysage avec des effets de lumière différents. Mes yeux en ont emporté une série indéfinie. Je n'ai qu’à les fermer pour assister à leur défilé.
Et cependant le Nil n'est point si large à Luxor, et point si profond. Au Caire, il s'étale bien davantage. Comme je m'en étonnais et m'informais, dans mon ignorance géographique, s'il ne recevait pas des affluents, il me fut répondu qu'au contraire on prélevait sur lui des canaux. Mais l'Égypte est la terre des miracles. Cependant, il est tout animé par les bateaux, et surtout par les voiliers qui le sillonnent. Il a plutôt l'air d'un lac que d'un fleuve. Il invite à la navigation reposante, lente et nonchalante. Désireux d'éviter la fatigue et de ramer le moins possible, les bateliers préfèrent, quand il n'y a pas de vent, vous exposer et vous cuire au soleil en carguant vainement les voiles pour recueillir le moindre souffle d'air. Mais s'il y a du khamsin, on file à toute allure et l'on risque de ne pas aborder. La forme des voiliers, avec la proue et le poupe relevées, n'a pas changé depuis les bas-reliefs qui représentent les barques apportant les offrandes aux dieux."




extrait de Le visage de Jérusalem et Le Sphinx sans visage, 1948, par Henry Bordeaux (1870 - 1963), avocat, romancier et essayiste français, membre de l'Académie française

mercredi 9 octobre 2019

"Me voici au Caire. Éblouissement..." (Roland Dorgelès)

entrée du Mouski (le Caire) - auteur et date non identifiables

"Quelques heures de chemin de fer, à travers une campagne plate, aux villages de torchis, et me voici au Caire. Éblouissement...
Surtout, quand vous y arrivez, ne vous empressez pas de courir au Nil, ne vous faites pas conduire d'urgence aux Tombeaux des Califes, ne demandez pas, sitôt débarqués, le chemin des Pyramides : commencez par aller au Mouski. Perdez-vous dans ce grouillant quartier des bazars, ce dédale d’échoppes et de mosquées, de vieilles portes à stalactites et de pauvres écoles ; enfoncez-vous dans ces ruelles malpropres où les cochers arabes vous étourdissent de leurs cris et où les petits ânes vous bousculent ; tant pis, pataugez dans les immondices, supportez les mendiants accrochés à vos basques, et les gamins en loques, plus tenaces encore, oubliez votre fatigue et marchez-y des heures, du marché aux épices au bazar aux tapis, de la Porte des Barbiers à la mosquée Mouayad : ce qui reste d'Orient est là.
Confusion sans pareille de masures et de richesses, d'archaïsme et de nouveautés. Le policier en moto renverse le devin aveugle et la bédouine tatouée marchande des briquets. Une impasse fétide, puis, subitement, une cour de petit palais...
Que d’heureux moments j'ai passés dans ce Mouski, le matin surtout, en sortant d'El Azhar, à l'heure la plus animée, lorsque les toulbas de l'Université se mêlent aux touristes et qu’on ne peut plus avancer dans le Souk aux chrétiens. Je discutais, sans comprendre, avec les boutiquiers qui voulaient me vendre je ne sais quoi, j’allais de l'ombre au soleil, je humais l'odeur forte du cuir dans le bazar aux babouches, puis les parfums du marché aux épices, où l’on sert goutte à goutte des huiles d'Arabie. Chaque jour, un nouveau coin se révélait : une ruelle soudanaise, où des noirs vendent des noix de coco et de la gomme en sac ; l'antique porte de Metoualli, aux battants hérissés de clous, où les malades viennent suspendre des dents, des touffes de cheveux ou des lambeaux de vêtements ; j'y serais revenu des mois, que je n'aurais pas tout épuisé.
Dès qu’on a congédié ce drogman assommant qui vous mène où il veut, on est sûr de se perdre. Comment se guider, dans cette ville à secrets ? Partout des minarets, partout les mêmes fontaines, partout des étalages hétéroclites qu’on croit reconnaître et des commerçants accroupis qui se ressemblent tous, fumant les mêmes narghilés sur leur tapis de prière ou égrenant le chapelet devant leur tasse à café. Plus d’enseignes européennes : rien que des inscriptions arabes, des versets du Coran, aux traits mystérieux. Tous les produits du monde se rejoignent dans un fabuleux bric-à-brac, des harnachements de chameaux à côté d’arrosoirs, des bottes rouges et des plumeaux, de la toile cirée au mètre et des peaux de panthère, des mors à ânes et des bas de soie. La pire pacotille d’Europe se teinte d’orientalisme. Les badauds flânent, s’amusent, achètent, ne veulent plus partir. Chacun retrouve ses joies d'enfant, lorsque nous visitions, à Noël, les magasins remplis de jouets. 

Dans toutes les rues sans un trottoir où se garer, c'est le même encombrement d'autobus, de landaus démodés, d'ânons chargés de hottes, de charrettes campagnardes où des gosses trônent sur des sacs de maïs.
- Ouâ ! Riglak ! crient les arbadjis en faisant claquer leurs fouets. Prends garde, effendi ! Ton petit pied, ô jeune fille !
Et les taxis trompent, et les femmes apeurées piaillent, et les enfants glissent entre les attelages, courant après un enterrement copte, dont le corbillard insolite promène par la ville son mort sous une vitrine. Ayant reconnu, ce jour-là, deux dames de la caravane à Bourette (*) arrêtées devant la mosquée El Hossein, où elles contemplaient un groupe bariolé de Persans autour d’un fakir en haillons, je les saluai au passage :
- Curieux spectacle, n'est-ce pas ?
- Oh ! oui, s’exclama la plus maigre. Une vraie scène des Mille et une Nuits.
Je faillis lui rire au nez. Pauvre bête ! Encore une qui ne verrait jamais rien qu'à travers ses lectures et repartirait convaincue que les Orientaux sont tous derviches, chameliers ou muezzins. Quand j'ai coudoyé cette sorte de voyageurs, je ne peux plus rien admirer de la journée. Simplement par réaction, par une protestation irraisonnée de tout mon être, je ne vois plus rien que de banal et mon enthousiasme offensé rentre dans sa coquille. Mille et une Nuits ? Où ça ? Je descends du Vieux Caire où continuent les fouilles : ce n'est qu'un terrain vague. Comment même peut-on extraire de ces terrassements autre chose que des plâtras et des tessons de bouteille ? Je vais aux Tombeaux des Califes : un bourg abandonné. Pas une feuille, pas un brin d’herbe autour de ces demeures vides qui sont autant de mausolées. Et, aux coins de rue, des bouts de désert où des becs de gaz ont grandi… Je monte à Mohammed Ali : les Anglais en ont fait une caserne et, du Puits de Jacob, on entend leurs soldats en jupons qui jouent de la cornemuse. Est-ce ça, pour eux, les Mille et une Nuits ?


(*) un guide dont l'auteur dresse pas ailleurs un portrait riche en anecdotes

extrait de La caravane sans chameaux, 1928, par Roland Dorgelès (Roland Lécavelé, dit Roland Dorgelès), 1885 ? - 1973, écrivain français, membre de l'Académie Goncourt