mardi 7 janvier 2020

Quand les jeunes Égyptiens apprenaient à lire et à écrire, par Jean Capart


"... je voudrais vous conduire au milieu de la première cour du temple de Ramsès III, à Médinet Habou. De part et d'autre, de grands portiques offrent, suivant les heures de la journée, un abri contre l’ardeur du soleil. Au sud, la colonnade forme en même temps la façade du palais ; en face, le portique est rehaussé d’une série de colosses du pharaon. Un jour, je me trouvais là, au cœur d'un édifice si bien conservé qu’on y découvre difficilement les millénaires écoulés depuis sa fondation ; je me pris à rêver sur l’aspect de ces lieux à l'époque où la vie les pénétrait. Je pouvais songer à des cortèges du triomphe royal après les campagnes victorieuses contre les Libyens et les Asiatiques ; je pouvais aussi bien me représenter la routine journalière : les prêtres de rang subalterne chargés de recueillir les offrandes faites aux mânes du roi et que les dévots se procuraient à de petites échoppes dressées dans la cour.
À ce moment précis, mon attention fut vivement détournée de ces rêveries archéologiques ; des moineaux, d’abord posés sur les corniches puis accrochés aux images de pierre du pharaon, se détachaient en tourbillon vers une proie qu'ils se disputaient, avec force cris et culbutes dans l'éclat du soleil. Pourquoi ai-je songé soudain à une autre bande tapageuse qui s’abattait autrefois à la même place ? Vous direz peut-être que j'ai été la victime d’un mirage ; c'est possible, mais je les ai vus, très clairement, ces gamins au visage brillant de malice, un petit pagne noué autour des reins, une calotte serrant étroitement le crâne rasé. Ils se précipitaient vers un jeune prêtre à la robe blanche plissée, qui descendait la rampe du deuxième pylône, venant de l'intérieur de l'édifice. "Hori, Hori, criaient-ils, viens voir, nous avons fini nos exercices." Les écoliers, car c'est bien d'eux qu'il s’agit, présentaient au maître qui une tablette de bois, couverte de stuc, qui un éclat de calcaire plus où moins plat, qui enfin un morceau de pot, tous recouverts d'écriture. Tout à l'heure, au moment d'accomplir son service dans le temple, le maître a quitté ses élèves après leur avoir donné à chacun leur tâche. Ces enfants lui ont été confiés par leurs parents ; ils vivent chez lui, passant la majeure partie du temps à l'ombre du sanctuaire. Au milieu de la journée, les mamans, suivant l'usage, apporteront le pain et la bière de la maison. Quand Hori les aura suffisamment formés et qu'ils entreront en apprentissage auprès de l'un ou l’autre fonctionnaire, les jeunes gens conserveront le souvenir reconnaissant de cette initiation qui n’allait pas sans quelque rudesse. Plus tard, lorsqu'ils auront obtenu des situations élevées, il leur arrivera d'écrire d'écrire à leur maître : "J'ai été avec toi dès mon enfance ; tu as frappé mon dos et ta doctrine est entrée dans mes oreilles !"
Hori entraîne sa troupe turbulente sous l'ombre du portique ; il s'installe sur le sol, jambes croisées sur une petite natte à laquelle il a droit par les fonctions qu’il occupe. Les enfants, devenus silencieux. attendent le verdict du maître sur leur devoir. Hori commence par les débutants, ceux qui dessinent, en traits maladroits, les lignes des hiéroglyphes cursifs que les modernes appellent hiératiques et dont chacun peut exprimer des séries de mots se rattachant à une seule idée. L’enfant apprend à désigner chaque signe par une acception plus générale que spéciale. J'entends réciter les mots : "enfant, chef, aîné, prince, roi, vieillard, élever, tomber, parler, adorer, se retourner, bâtir." D’autres sont déjà plus avancés et le maître peut confier à leur mémoire des séries de mots qui s’écriront encore par des hiéroglyphes généraux, auxquels s’ajouteront cette fois des compléments phonétiques. Du coup l'élève écrit non plus des images mais les sons des divers mots de la langue. Ce jour-là, il fallait tracer de mémoire des mots relatifs aux phénomènes célestes et à l’élément aquatique. Écoutons ce qu’ils récitent d’après les tablettes écrites : "Ciel, disque solaire, lune, étoile, Orion, Cuisse (notre grande Ourse), singe géant, hippopotame, ouragan, tonnerre, aube, ténèbres, lumière, ombre, flamme, rayon de soleil, fleuve, ruisseau, source, torrent, etc., etc." D'autres enfants avaient abordé la leçon dans laquelle on apprend à connaître la hiérarchie des fonctions et des métiers : "Prophète, père du dieu, prêtre officiant, scribe du temple, scribe des livres du dieu..."; viennent ensuite "les cuiseurs de pelotes, les cuiseurs de gâteaux soufflés, les fabricants de biscuits, les cuiseurs de gâteaux d’autel, les boulangers, les fabricants de pastilles d’encens, les cuiseurs de galettes, les fabricants de conserves, les confiseurs de dattes, les fabricants, etc."  tous employés aux besoins des offrandes. divines.
Hori regarde l'un après l'autre les exercices, rectifiant les erreurs, dénonçant les orthographes phonétiques qui révèlent la méconnaissance du mot ; il loue les bons, exprime sa colère des mauvais, brise même, dans un geste brusque, le tesson de poterie qui fourmille d’inepties. Cette révision des primaires achevée, Hori va s'occuper des plus grands élèves, ceux qui ont franchi les premières étapes avec succès et auxquels on commence à distiller les classiques phrase par phrase."
extrait de Le message de la vieille Égypte, 1941, par Jean Capart

L'illustration ne respecte pas le cadre de cet écrit de Jean Capart : elle provient de la tombe d'Horemheb (Saqqarah)

"L’irrésistible fascination de l'idéal éternel entrevu et réalisé dans la pierre" (René des Chesnais, visitant le temple de Louxor)

Temple d'Amon (Louxor), colonnade vue du Nil - photo d'Émile Brugsch (1842-1930)
"Le soleil levant nous trouve dans les palais de Louxor. Nous avons déserté notre barque au petit matin pour présenter nos hommages à sa majesté Rhamsès II. (...) Rhamsès (...) n'est ici qu’au second rang et il a travaillé à ces resplendissantes maçonneries que près de deux siècles après son archi-prédécesseur Amenhotep III. (...)
Notre véritable introducteur est, aujourd’hui comme hier, l'excellent Chinouda Magarios. Avec un pareil interprète, on lit toutes ces merveilles comme on parcourt un livre. Les apothéoses d'Amenhotep, les scènes guerrières, les victoires de Rhamsès, les peintures religieuses, nous sont expliquées, commentées, détaillées, ainsi que la veille à Karnak. Rien n'a de secret pour nous, ni les symboles, ni les hiéroglyphes, ni les cartouches.
Les ruines de Louxor ne sont, en réalité, qu’une suite de colonnades. Mais, ces colonnades sont les plus belles du monde. Des pylônes de Rhamsès à l'extrémité du naos, nous traversons, sans pouvoir assez regarder et rassasier nos yeux, une série incomparablement grandiose des plus admirables péristyles, des plus éblouissantes galeries. Il y a là une vision de choses qui tiennent du rêve et qui, dans la rutilante lumière dont les inonde la radiation matinale, nous font, par instants, croire à une illusion de mirage. Jamais, ni dans les impeccables délicatesses de l’art grec, ni dans l’envolée surnaturelle de nos cathédrales, ni dans l'écrasante majesté d’Ipsamboul ou la prodigieuse puissance des splendeurs de Karnak, je n'ai senti, au fond de mon âme, l'impression empoignante, l’intense et dominante émotion, la surprise toujours renouvelée et saisissante, dont Louxor emplit et mon imagination et mon cœur. Aucun monument, ni ancien, ni moderne, aucun chef-d'œuvre d'architecture n’a, au même degré, la beauté religieuse. Nulle part, il n’y a, avec cette énergie et cette expression, le reflet des inspirations divines et l’irrésistible fascination de l'idéal éternel entrevu et réalisé dans la pierre.
Lentement, nous parcourons les longues nefs découronnées, dont le ciel bleu est désormais au lieu du plafond détruit, la radieuse coupole.
Jamais Rhamsès n’a plus insolemment posé, dans la statue artistement taillée qui nous regarde au coin du dromos encore ensablé. Les colosses du Roi gardent le pylône, et les siècles ont fatigué sur eux leur souffle impuissant. L’obélisque, dont le frère jumeau trône sur la place de la Concorde à Paris, veille ici solitaire et désolé."
 


extrait de En felouque sur le Nil, 1897, par René des Chesnais

lundi 6 janvier 2020

"Il y a en Égypte, entre l'art et la nature, un rapport intime" (Émile Soldi)

"Philae : L'île et le temple vus du Nil, felouques amarrées", par Émile Brugsch, dit Brugsch Pacha (1842-1930)
"L'art égyptien est sorti de lui-même, c'est là l'immense différence qui le sépare des autres arts, qui tous ont pris pour point de départ le point même où l'art égyptien avait su arriver. Plus tard, malheureusement, il demeura étranger aux influences extérieures, et ne participa point aux progrès accomplis par les nations voisines. (...)
Cet isolement artistique de l'Égypte s'explique facilement du reste, lorsqu'on se rappelle dans quelles conditions particulières était née et s'était développée la sculpture sur les bords du Nil. Son point de départ, l'idée première qu'elle devait exprimer, c'était la célébration, l'immortalisation, si l'on peut s'exprimer ainsi, d'un monarque ou d'un simple particulier. Aussi voyons-nous les tombeaux représenter les voyages de l'âme, les cérémonies religieuses, et les bas-reliefs reproduire les costumes et les mœurs des nations vaincues. Mais pour toutes ces représentations, l'artiste se préoccupe médiocrement de la beauté de la forme, de la justesse de l'effet, de la vérité soigneuse du contour ; il recherche rarement le pittoresque : l'exactitude lui suffit. À quoi eussent servi d'ailleurs des raffinements d'art, de travail, de talent, pour des œuvres généralement destinées à être placées dans des hypogées, dans des salles dissimulées, obscures et où personne ne pouvait ni ne devait pénétrer ? Il est bien plutôt extraordinaire, dans de telles conditions, d'y trouver des monuments artistiques exécutés avec autant de soin. Et puis le caractère même du pays imposait à la sculpture des données naturelles et impérieuses. Il y a en Égypte, entre l'art et la nature, un rapport intime qui n'a pu échapper à aucun des voyageurs qui ont visité les bords du Nil.  
Les chaînes de montagnes encadrant les vallées forment des lignes immenses, égales, monotones mais grandioses ; les déserts s'enfoncent à l'horizon, les nappes tranquilles du Nil couvrent le pays et ne sont interrompues que par quelques collines, par quelques monuments émergeant de ses eaux. Ces grands aspects du pays ont eu certainement une part immense dans les représentations, dans la forme et dans le caractère de l'art égyptien, en forçant les sculpteurs, dans ces horizons sans fin, à donner des proportions colossales à leurs monuments, pour être simplement en rapport avec le paysage qui les entourait. Il fallait bien que les statues, pour paraître seulement de grandeur naturelle, fussent deux et trois fois plus grandes que nature. Telle pièce ou telle figure classée aujourd'hui dans nos Musées, qui nous étonne et nous impose par ses dimensions, serait loin de produire le même effet si on la voyait à l'air libre."

extrait de La sculpture égyptienne, 1876, par Émile Soldi (1846-1906), sculpteur, médailleur et historien de l'art français ; Grand Prix de Rome ; président  de la section Histoire de l'Art à la Société de Numismatique et d'Archéologie

"Du Caire à Assouan, l'Égyptien se sent pris entre les montagnes et le Nil" (Marius Fontane)

 Ernst Koerner, "Evening in Egypt by the Nile at Gebel es-Silsila", 1919

"La chaîne arabique finit au Caire, brusquement, en falaise dominant le delta, toute dorée. La chaîne libyque se termine doucement, en une pointe qui s’abaisse, puis s’élargit en plate-forme, et va ensuite, peu à peu, se perdre au nord-ouest, vers le delta. C’est sur la "plateforme libyque", sorte de large et dernier degré d'un escalier gigantesque, que les pyramides seront édifiées.
Rien de plus aride, de plus désolé, de plus rebelle à toute végétation que ces deux "chaînes" longeant le Nil. Il ne sera possible à l’Égyptien d'étendre son domaine ni à ouest ni à l'est, et cette fatalité pèsera lourdement sur ses destinées.

Basses, toutes faites d’un calcaire jauni, ces montagnes fourniront les matériaux dont seront construits les monuments de la Basse-Égypte. Formant des assises régulières, ces blocs, à leur place naturelle, se présentent déjà comme une série de monuments dont les pyramides ne seront en somme qu’une imitation. D'un or vif lorsque le soleil les éclaire, d’un bleu doux, violacé, dans leurs ombres, ces hautes collines, qui sont l'horizon continuel de l'Égyptien jusqu’à Philæ, encadrent bien les sites.
Elles s'opposent à la diffusion du regard, font ressortir les tableaux proches, et démontrent en même temps l’étroitesse du pays ; elles semblent, avec le Nil qui coule largement dans la vallée, redoutable en ses crues, tenir comme prisonniers les hommes qui vivent sur les bords du fleuve. Lorsque les deux chaînes, consentant à s'éloigner un peu, laissent entre l’eau et le rocher une bande de terre ayant nécessairement la forme d’un vaste cirque, les hommes s'en emparent et y fondent des villes telles que Memphis, Abydos, Thèbes, Edfou.
Lorsque, enfin, dans les montagnes mêmes, des vallées transversales existeront, comme à l’ouest de Thèbes, on y verra comme l'issue mystérieuse par où passent les morts, et dans les parois de ce "passage" on creusera les tombeaux des rois : Biban el-Molouk.
Du Caire à Assouan, c'est-à-dire du delta à la première cataracte, l'Égyptien se sent donc pris, absolument, entre les montagnes et le Nil. La vallée, parfois large vers le delta, se resserre à mesure que l’on marche vers le haut fleuve. À Silsileh, les deux chaînes, en falaises, se touchent presque ; le Nil ne passe entre elles qu'en grondant, rapide, quelquefois torrentueux. C'est là que les grès succèdent aux calcaires, mettant de l'ennui dans les tons.

Au delà de la cataracte, c’est Philæ, l'"île sainte" aimée d’Osiris, toute petite, toute gracieuse, fortunée, inviolable, assez haute pour que le Nil ne la puisse inonder. Où sont les vastes plaines vertes du delta ? et les calcaires dorés du Mokattan ? et les gorges monumentales de Thèbes ? et les horizons si doucement teintés de Karnak ? et les falaises droites de Silsileh ? Ici tout est gracieux, élégant, net, tranquille. Le calcaire et le grès ont disparu ; le granit, impérissable, définitif, se montre. C'est encore le ciel du delta, mais avec moins de lumière blanche, beaucoup plus d’azur, et des colorations changeantes, de l’aube à la nuit, qui vient promptement, brusquement, sèche, calme, pure. C'est une autre Égypte qui commence, et qui se prolongera jusqu’à la deuxième cataracte, à Ouadi-Halfa.
Les chaînes arabique et libyque se disloquent ; le désert, avec ses sables jaunes ou gris, vient souvent jusqu’aux bords du Nil, luttant contre la fécondité du fleuve, étalant de longues plages mouvantes, quasi liquides, poussées sur la pente autant par leur propre poids que par les brises qui les ondulent. Et le ciel, toujours le même évidemment, devient implacable, éblouissant, bas, semble-t-il, jusqu’à la deuxième cataracte, où les basaltes noirs succèdent aux granits multicolores, où la Nubie devient éthiopienne déjà.
Depuis le delta jusqu’à la deuxième cataracte, combien de changements dans cette terre d'Égypte qu’un premier regard accusait d’uniformité, de monotonie ! Aussi, malgré lui, Amrou va se contredire. "L' Égypte, écrit-il, paraît aujourd’hui comme une terre poudreuse ; puis, incontinent, comme une mer bleuâtre, et comme une perle blanche ; puis comme de la boue noire, puis comme une étoffe verte reluisante, puis comme une fonte d'or rouge"; et il ajoute : "Cette vicissitude revient tous les ans, chaque chose en son temps, suivant l'ordre et la providence du Tout-Puissant." Amrou veut parler ici des changements dus au Nil en Basse-Égypte ; ils sont perpétuels, et ils se succèdent jusques aux sources du fleuve."

extrait de Histoire universelle - Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.), par Marius Fontane (1838-1914), historien, orientaliste et romancier français, membre de la Société de géographie

"Il inspire une crainte indéfinissable" (Gaston Migeon, à propos du Sphinx de Gizeh)

illustration extraite de l'ouvrage de Gaston Migeon

"Les Pyramides dépassées, on descend par des pentes de sable, et le Sphinx apparaît. "Enfoui jusqu'au poitrail, rongé, camard, dévoré par l'âge, tournant le dos au désert, et regardant le fleuve, ressemblant par derrière à un incommensurable champignon, et par devant à quelque divinité précipitée sur terre des hauteurs de l'Empyrée, il garde encore malgré ses blessures, je ne sais quelle sérénité puissante et terrible qui frappe et saisit jusqu'au profond du cœur."
Il inspire une crainte indéfinissable, tant sa face reste impénétrable, tant ses yeux vides semblent garder la vision d'une foule de choses lointaines, ignorées et terribles. Que fait-il là, unique monument de son âge, impassible sous le ciel, perdu dans la solitude ? Tous les peuples ont passé devant lui, et se sont évanouis. On est tenté de lui dire "Ah ! 
si tu pouvais parler !" Sentinelle muette du Désert, enracinée à la chaîne Lybique, il disparaîtrait un peu plus chaque jour sous l'envahissement des sables, si l'on ne prenait soin de le déblayer. Son corps qui se délite, n'offre plus que vaguement l'aspect du lion, et le cou dans son effritement est devenu un peu mince pour le volume de la tête. Le nez a été brisé par la brutalité des Barbares. Et cependant nulle œuvre sortie de la main des hommes n'offre plus de force et plus de souveraine grandeur. On n'oublie plus jamais, quand on les a vus, l'intensité et la profondeur de pensée de ces yeux qui regardent si loin, par delà la réalité des choses.
C'est une des œuvres humaines les plus anciennes que nous connaissions ; il existait déjà du temps de Chéops, puisque une stèle découverte par Mariette nous apprend que ce Pharaon fit construire sa Pyramide auprès du temple du Sphinx qu'il avait fait restaurer, et où par ses ordres avaient été déposées les statues des Divinités."


extrait de Le Caire, le Nil et Memphis, par Gaston Migeon (1861-1930), conservateur au département des objets d’art du Moyen Âge, de la Renaissance et des Temps modernes au musée du Louvre

"Il y a quelque temps, l'Égypte détruisait ses monuments ; elle les respecte aujourd'hui ; il faut que demain elle les aime." (Mariette)

illustration extraite de Album du musée de Boulaq : comprenant quarante planches / photographiées par MM. Delié et Béchard ;
avec un texte explicatif par Auguste Mariette-Bey
, 1872

"Tout le monde sait qu'à de très rares exceptions près les Musées d'Europe ont été formés par l'achat de collections ramassées en vue du lucre, jamais en vue des progrès véritables de la science. La physionomie propre de ces collections est empreinte par là d'une sorte de tache originelle qu'il est impossible de méconnaître. 
On n'a pas, en effet, une idée juste de la valeur des fouilles exécutées en Égypte, si l'on pense que ces fouilles ont pour unique résultat la mise au jour des monuments conservés dans les Musées d'Europe. Pour une stèle, pour une statue, pour un monument quelconque que les collectionneurs dont je viens de parler ont admis dans leurs séries, il en est vingt autres qu'ils ont abandonnés sur le terrain parce qu'ils les ont trouvés soit en débris, soit dans un état de conservation qu'ils ont jugé insuffisant. Or il est impossible que parmi ces fragments il n'en soit pas qui aient quelque valeur scientifique, et il s'ensuit qu'à la rigueur les Musées d'Europe ont reçu de la main de ceux qui les leur ont vendues des collections qui, précisément par le travail d'épuration qu'on leur a fait subir, ont perdu de leur importance. 
Je me crois autorisé à dire que notre Musée a évité cet écueil. Tous les fragments recueillis pendant les fouilles ont été étudiés, puis admis dans nos catalogues, toutes les fois qu'ils nous ont paru toucher par un côté quelconque aux intérêts de la science. Le Musée de Boulaq satisfait ainsi aux intentions de son fondateur : c'est un Musée organisé pour servir pratiquement l'égyptologie, et si les indifférents trouvaient à y blâmer l'introduction de quelques débris en apparence trop mutilés, je répondrais qu'il n'est pas un archéologue qui, avec moi, ne désirerait lui en voir encore davantage. (...)
C'est de parti pris et après mûre réflexion que, dans l'emménagement intérieur des vitrines et des armoires, j'ai sacrifié au goût et cherché une certaine mise en scène qu'exclut ordinairement la froide régularité de nos Musées d'Europe. Les motifs qui m'ont guidé sont faciles à comprendre. Le Musée du Caire n'est pas seulement destiné aux voyageurs européens ; dans l'intention du Vice-Roi, il doit être surtout accessible aux indigènes qu'il est chargé d'instruire dans l'histoire de leur pays. Or je ne médis pas de la civilisation introduite sur les bords du Nil par la dynastie de Mehemet-Ali en prétendant que l'Égypte est encore trop jeune à la vie nouvelle qu'elle vient de recevoir pour posséder un public facilement impressionnable aux choses de l'archéologie et de l'art. Il y a quelque temps, l'Égypte truisait ses monuments ; elle les respecte aujourd'hui ; il faut que demain elle les aime. Mais, pour en arriver là, il est nécessaire, à mon avis, d'éviter l'aridité à laquelle nous condamnerait l'appropriation trop systématique des objets dans les meubles destinés à les contenir. Je sais par expérience que le même monument, devant lequel notre public égyptien passe toujours distrait et indifférent, attire ses yeux et provoque ses remarques dès que, par un artifice de mise en place, on a su le forcer à y fixer son attention. Il est certain que, comme archéologue, je serais assez disposé à blâmer ces inutiles étalages qui ne profitent en rien à la science ; mais si le Musée ainsi arrangé plaît à ceux auxquels il est destiné, s'ils y reviennent souvent et en y revenant s'inoculent, sans le savoir, le goût de l'étude et j'allais presque dire l'amour des antiquités de l'Égypte, mon but sera atteint."


extrait de Notice des principaux monuments exposés dans les galeries provisoires du Musée d'antiquités égyptiennes de S. A. le vice-roi, à Boulaq, 1869, par Auguste Mariette (1821-1881), créateur du service des antiquités de l’Égypte et du musée de Boulaq

samedi 4 janvier 2020

"Les tombes ont cela de remarquable en Égypte : alors même qu’elles représentent ou formulent des vœux, elles disent des réalités" (Marius Fontane)

Champs d'Ialou - tombe de Sennedjem

"C'est la mort, en Égypte, qui raconte la vie ; les nécropoles y sont les documents principaux. Comme des livres grands ouverts, les temples et les tombes nous disent l’histoire et les mœurs de ce lointain passé. Les temples célèbrent surtout la gloire des pharaons qui les construisirent ; sur les immenses panneaux de pierre des hauts murs, intérieurement et extérieurement, sur les parois des longues galeries sombres et des escaliers obscurs, sur le plat fuyant des colonnes, partout enfin, les maîtres de l'Égypte ont fait illustrer leurs victoires, imager leurs prouesses, graver et enluminer l'apothéose de leur divinisation. Ce sont là de véritables documents historiques, mais suspects, parfois, à cause de la destination de l'édifice et de la courtisanerie des graveurs récitants, des conteurs ayant sculpté la chronique.
Les obélisques, les colosses, les stèles, les murs des temples et des palais, parlent constamment des souverains. Mais à mesure que le temps va, que les dynasties se succèdent, l'imitation, même grossière, de ce que firent ses prédécesseurs tente le pharaon régnant, et voici qu'avec une naïveté charmante, - le cas est fréquent, - le pharaon fait simplement graver sur le temple qu'il vient à peine d’édifier à sa propre mémoire, le récit textuel d’une victoire remportée par un autre pharaon, ou bien tel passage d’un poème disant les mérites d'un aïeul. On voit avec quels scrupules ces documents historiques doivent être consultés.
Les nécropoles, tout aussi bavardes, exigent moins de précautions. La mort y est véridique, généralement, un peu exagérée quelquefois, mais toujours sincère. C'est sa propre vie que "la momie" raconte, ou encore la vie qu’elle voudrait vivre "au delà de ce monde", et qui ne serait, et qui ne doit être que la continuation de sa "première vie" vécue sur les bords du Nil. Car les tombes ont cela de remarquable en Égypte, qu'alors même qu’elles représentent ou formulent des vœux, elles disent des réalités, les désirs des Égyptiens ne s'écartant jamais de la possibilité des choses, leurs rêves de bonheur les plus excessifs n’étant, presque sans exception, que la continuation idéale, heureuse, de leur existence actuelle.
Les villes des morts étaient nécessairement plus étendues que les villes des vivants. À Gizeh, les monuments funéraires, symétriquement bâtis, formaient des rues ; à Saqqarah il y avait moins d'ordre : des vides et des entassements, avec des pyramides isolées ou groupées, de hauteurs diverses, les unes de sept ou huit mètres, d’autres de cent cinquante. Les nécropoles de Memphis, d'Abydos et de Thèbes ont livré à l'histoire des quantités de documents. C’est par la lecture de ces documents bâtis qu’il a été possible d'apprendre, de constituer, d'écrire une histoire de l'Égypte."


extrait de Histoire universelle - Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.), par Marius Fontane (1838-1914), historien, orientaliste et romancier français, membre de la Société de géographie