mercredi 8 janvier 2020

Le Nil, "père nourricier" de l'Égypte (Joseph Joûbert)

"On the Nile", par John Varley II (1850 - 1933)

"Comme le Nil est grandiose et pittoresque ! C'est une vraie fascination qu'il exerce et à laquelle ne résiste aucun voyageur. On ne se lasse pas de regarder, je dirais presque avec amour, cette "bordure de fil d'or", qui festonne les déserts et dont les franges multiples forment les ramifications du fleuve dans le triangle du Delta. Est-ce que tout d'ailleurs ne conspire pas à faire admirer et aimer le Nil : l'extraordinaire longueur de son cours (6470 kilomètres) qui en fait, après le Mississippi, le roi des fleuves de la terre ; la variété de ses rives verdoyantes ou fleuries, toujours limitées par des solitudes incultes, mais tantôt comme emprisonnées entre de hautes falaises, murailles de grès ou de granit qui les défendent contre l'haleine dévorante du khamsin, tantôt s'élargissant en une vallée plus spacieuse ; la succession de ses mugissantes cataractes, longtemps la terreur des étrangers ; le mystère qui plane encore sur ses sources inconnues, malgré les récentes découvertes d'intrépides explorateurs ; surtout enfin cette merveilleuse périodicité des inondations, richesse du pays que fertilisent les abondants engrais de la crue annuelle !
Les Arabes appellent le Nil el-Bahr, le fleuve par excellence, "le fleuve-roi", la mer. C'est le Jupiter égyptien des Grecs ; pour les anciens habitants de ses rives, sous les Pharaons, c'est Hôpi-Mou, "celui qui a la faculté de cacher ses eaux", par allusion, au retrait de la crue qui se renouvelle chaque année. (...)

Mais avant tout le Nil est le père nourricier de l'Égypte, qu'il a créée, qu'il conserve et féconde encore avec tant de largesse en la gratifiant d'une triple récolte par année. "La nation égyptienne, a écrit le grand géographe allemand Carl Ritter, est le résultat de la nature de la vallée (formée par le fleuve) ; elle es sortie du sol où elle resta enchaînée, comme les statues de ses dieux du porphyre de ses carrières." Rappelons-nous le mot si souvent cité d'Hérodote : "L'Égypte est un don du Nil !" Certes jamais définition ne fut plus exacte dans sa puissante synthèse ; ce pays, en effet, n'est qu'une bande de terre végétale, un long couloir africain, encaissé entre les deux chaînes libyque et arabique, admirable vallée de trois cents lieues qui doit son existence au fleuve.
Au lendemain de la conquête arabe, Amrou, dans un message à son maître le sultan Omar, décrivait ainsi la contrée : "Un aride désert et une campagne magnifique entre deux remparts de montagnes, voilà l'Égypte !" Que le Nil se dessèche, qu'il cesse de couler vers la Méditerranée, et l'Égypte elle-même cesse d'exister, retournant au désert qui la guette comme une proie, prêt à l'engloutir sous ses sables dévorants, contre lesquels le fleuve, À l'instar d'un dieu bienfaisant, la protège depuis des milliers d'années.
On s'explique dès lors facilement le culte, l'adoration dont les anciens Égyptiens entouraient le Nil."


extrait de En Dahabièh, du Caire aux cataractes : Le Caire, le Nil, Thèbes, la Nubie, l'Égypte ptolémaïque, 1894, par Joseph Joûbert (1853-1925?), voyageur, explorateur, conseiller de la Société des études coloniales et maritimes.

mardi 7 janvier 2020

Le "vigoureux réalisme" de la statuaire égyptienne, par Godefroid Kurth

Cheikh El Beled by Boston Public Library (Wikipedia Commons)
"...la statuaire (égyptienne) s'est émancipée des types conventionnels bien plus que la glyptique murale. Les spécimens que nous en conservons ont une incroyable vérité de vie : voyez les statues de Chéfren et de Chéops, voyez le Scheickh el Béled, le scribe accroupi du Louvre, le nain Knoumhotep, le couple princier Rahotep et Nofrit, le roi Pepi et plusieurs autres. Comme on voit qu'ils ont vécu, et comme leurs images sont restées vivantes !
Quel vigoureux réalisme ! Ne dirait-on pas tels de ces personnages qui se meuvent en chair et en os autour de vous, tant l'artiste a bien saisi le type ambiant et a su le rendre dans toute sa richesse de vie.
L'histoire du Scheick el Béled est, sous ce rapport, bien significative. Lorsque les ouvriers de Mariette l'exhumèrent à Sakkarah
de la tombe où elle était depuis 5,ooo ans, il n'y eut parmi eux qu'un cri : ils avaient reconnu dans cette figure paterne et satisfaite les traits du scheick de leur village et aussitôt ils lui en donnèrent le nom. Le vocabulaire artistique a ratifié ce jugement spontané de la foule.
Les reliefs muraux eux-mêmes, dès qu'ils cessent de camper devant nous les figures conventionnelles des dieux et des rois, nous offrent de merveilleuses représentations de la vie quotidienne. En Égypte comme en Assyrie, les humbles scènes de l'existence vécue au jour le jour, parmi les travailleurs de la ville et des champs, parmi les troupeaux ou parmi les fauves, sont traitées avec une prédilection à rendre jaloux les Pharaons. Sans le secours de la couleur, du relief, de la perspective, avec de simples traits et le seul jeu des lignes, l'artiste évoque devant vous tout le monde des champs et des métiers, toute la hiérarchie du travail, toute la variété de l'existence civilisée dans ses couches profondes. On est confondu du savoir-faire et, pourquoi ne pas le dire ? de l'amour avec lequel l'instrument de l'ouvrier égyptien fait apparaître sur les parois sacrées nos humbles "frères inférieurs", comme disait le poverello d'Assise. Voyez ces ânes égyptiens, si élégants et presque gracieux, ces chiens au corps fin et élancé, ces bœufs paisibles dressant la paire de vastes cornes qui est la "gloire de leur front", comme ils sont vrais ! comme ils vivent ! Voyez ces oies qui sortent de la pyramide de Meidoum, vieilles de cinquante ou soixante siècles : elles se détachent du mur, elles se promènent, elles pâturent ; ne les effrayez pas : elles vont ouvrir les ailes et s'envoler ! Non, sous le rapport de la puissance imitative, l'art égyptien, quand il travaille le genre, n'a laissé pour ainsi dire aucun progrès à faire à la postérité."


extrait de Mizraim : souvenirs d'Égypte, 1912, par Godefroid Kurth (1847-1916), professeur d’histoire médiévale à l’université de Liège (Belgique). Au cours d’un voyage en 1910, il a visité Alexandrie, Le Caire et la Haute-Égypte, en remontant le Nil jusqu’à Philae.

Quand les jeunes Égyptiens apprenaient à lire et à écrire, par Jean Capart


"... je voudrais vous conduire au milieu de la première cour du temple de Ramsès III, à Médinet Habou. De part et d'autre, de grands portiques offrent, suivant les heures de la journée, un abri contre l’ardeur du soleil. Au sud, la colonnade forme en même temps la façade du palais ; en face, le portique est rehaussé d’une série de colosses du pharaon. Un jour, je me trouvais là, au cœur d'un édifice si bien conservé qu’on y découvre difficilement les millénaires écoulés depuis sa fondation ; je me pris à rêver sur l’aspect de ces lieux à l'époque où la vie les pénétrait. Je pouvais songer à des cortèges du triomphe royal après les campagnes victorieuses contre les Libyens et les Asiatiques ; je pouvais aussi bien me représenter la routine journalière : les prêtres de rang subalterne chargés de recueillir les offrandes faites aux mânes du roi et que les dévots se procuraient à de petites échoppes dressées dans la cour.
À ce moment précis, mon attention fut vivement détournée de ces rêveries archéologiques ; des moineaux, d’abord posés sur les corniches puis accrochés aux images de pierre du pharaon, se détachaient en tourbillon vers une proie qu'ils se disputaient, avec force cris et culbutes dans l'éclat du soleil. Pourquoi ai-je songé soudain à une autre bande tapageuse qui s’abattait autrefois à la même place ? Vous direz peut-être que j'ai été la victime d’un mirage ; c'est possible, mais je les ai vus, très clairement, ces gamins au visage brillant de malice, un petit pagne noué autour des reins, une calotte serrant étroitement le crâne rasé. Ils se précipitaient vers un jeune prêtre à la robe blanche plissée, qui descendait la rampe du deuxième pylône, venant de l'intérieur de l'édifice. "Hori, Hori, criaient-ils, viens voir, nous avons fini nos exercices." Les écoliers, car c'est bien d'eux qu'il s’agit, présentaient au maître qui une tablette de bois, couverte de stuc, qui un éclat de calcaire plus où moins plat, qui enfin un morceau de pot, tous recouverts d'écriture. Tout à l'heure, au moment d'accomplir son service dans le temple, le maître a quitté ses élèves après leur avoir donné à chacun leur tâche. Ces enfants lui ont été confiés par leurs parents ; ils vivent chez lui, passant la majeure partie du temps à l'ombre du sanctuaire. Au milieu de la journée, les mamans, suivant l'usage, apporteront le pain et la bière de la maison. Quand Hori les aura suffisamment formés et qu'ils entreront en apprentissage auprès de l'un ou l’autre fonctionnaire, les jeunes gens conserveront le souvenir reconnaissant de cette initiation qui n’allait pas sans quelque rudesse. Plus tard, lorsqu'ils auront obtenu des situations élevées, il leur arrivera d'écrire d'écrire à leur maître : "J'ai été avec toi dès mon enfance ; tu as frappé mon dos et ta doctrine est entrée dans mes oreilles !"
Hori entraîne sa troupe turbulente sous l'ombre du portique ; il s'installe sur le sol, jambes croisées sur une petite natte à laquelle il a droit par les fonctions qu’il occupe. Les enfants, devenus silencieux. attendent le verdict du maître sur leur devoir. Hori commence par les débutants, ceux qui dessinent, en traits maladroits, les lignes des hiéroglyphes cursifs que les modernes appellent hiératiques et dont chacun peut exprimer des séries de mots se rattachant à une seule idée. L’enfant apprend à désigner chaque signe par une acception plus générale que spéciale. J'entends réciter les mots : "enfant, chef, aîné, prince, roi, vieillard, élever, tomber, parler, adorer, se retourner, bâtir." D’autres sont déjà plus avancés et le maître peut confier à leur mémoire des séries de mots qui s’écriront encore par des hiéroglyphes généraux, auxquels s’ajouteront cette fois des compléments phonétiques. Du coup l'élève écrit non plus des images mais les sons des divers mots de la langue. Ce jour-là, il fallait tracer de mémoire des mots relatifs aux phénomènes célestes et à l’élément aquatique. Écoutons ce qu’ils récitent d’après les tablettes écrites : "Ciel, disque solaire, lune, étoile, Orion, Cuisse (notre grande Ourse), singe géant, hippopotame, ouragan, tonnerre, aube, ténèbres, lumière, ombre, flamme, rayon de soleil, fleuve, ruisseau, source, torrent, etc., etc." D'autres enfants avaient abordé la leçon dans laquelle on apprend à connaître la hiérarchie des fonctions et des métiers : "Prophète, père du dieu, prêtre officiant, scribe du temple, scribe des livres du dieu..."; viennent ensuite "les cuiseurs de pelotes, les cuiseurs de gâteaux soufflés, les fabricants de biscuits, les cuiseurs de gâteaux d’autel, les boulangers, les fabricants de pastilles d’encens, les cuiseurs de galettes, les fabricants de conserves, les confiseurs de dattes, les fabricants, etc."  tous employés aux besoins des offrandes. divines.
Hori regarde l'un après l'autre les exercices, rectifiant les erreurs, dénonçant les orthographes phonétiques qui révèlent la méconnaissance du mot ; il loue les bons, exprime sa colère des mauvais, brise même, dans un geste brusque, le tesson de poterie qui fourmille d’inepties. Cette révision des primaires achevée, Hori va s'occuper des plus grands élèves, ceux qui ont franchi les premières étapes avec succès et auxquels on commence à distiller les classiques phrase par phrase."
extrait de Le message de la vieille Égypte, 1941, par Jean Capart

L'illustration ne respecte pas le cadre de cet écrit de Jean Capart : elle provient de la tombe d'Horemheb (Saqqarah)

"L’irrésistible fascination de l'idéal éternel entrevu et réalisé dans la pierre" (René des Chesnais, visitant le temple de Louxor)

Temple d'Amon (Louxor), colonnade vue du Nil - photo d'Émile Brugsch (1842-1930)
"Le soleil levant nous trouve dans les palais de Louxor. Nous avons déserté notre barque au petit matin pour présenter nos hommages à sa majesté Rhamsès II. (...) Rhamsès (...) n'est ici qu’au second rang et il a travaillé à ces resplendissantes maçonneries que près de deux siècles après son archi-prédécesseur Amenhotep III. (...)
Notre véritable introducteur est, aujourd’hui comme hier, l'excellent Chinouda Magarios. Avec un pareil interprète, on lit toutes ces merveilles comme on parcourt un livre. Les apothéoses d'Amenhotep, les scènes guerrières, les victoires de Rhamsès, les peintures religieuses, nous sont expliquées, commentées, détaillées, ainsi que la veille à Karnak. Rien n'a de secret pour nous, ni les symboles, ni les hiéroglyphes, ni les cartouches.
Les ruines de Louxor ne sont, en réalité, qu’une suite de colonnades. Mais, ces colonnades sont les plus belles du monde. Des pylônes de Rhamsès à l'extrémité du naos, nous traversons, sans pouvoir assez regarder et rassasier nos yeux, une série incomparablement grandiose des plus admirables péristyles, des plus éblouissantes galeries. Il y a là une vision de choses qui tiennent du rêve et qui, dans la rutilante lumière dont les inonde la radiation matinale, nous font, par instants, croire à une illusion de mirage. Jamais, ni dans les impeccables délicatesses de l’art grec, ni dans l’envolée surnaturelle de nos cathédrales, ni dans l'écrasante majesté d’Ipsamboul ou la prodigieuse puissance des splendeurs de Karnak, je n'ai senti, au fond de mon âme, l'impression empoignante, l’intense et dominante émotion, la surprise toujours renouvelée et saisissante, dont Louxor emplit et mon imagination et mon cœur. Aucun monument, ni ancien, ni moderne, aucun chef-d'œuvre d'architecture n’a, au même degré, la beauté religieuse. Nulle part, il n’y a, avec cette énergie et cette expression, le reflet des inspirations divines et l’irrésistible fascination de l'idéal éternel entrevu et réalisé dans la pierre.
Lentement, nous parcourons les longues nefs découronnées, dont le ciel bleu est désormais au lieu du plafond détruit, la radieuse coupole.
Jamais Rhamsès n’a plus insolemment posé, dans la statue artistement taillée qui nous regarde au coin du dromos encore ensablé. Les colosses du Roi gardent le pylône, et les siècles ont fatigué sur eux leur souffle impuissant. L’obélisque, dont le frère jumeau trône sur la place de la Concorde à Paris, veille ici solitaire et désolé."
 


extrait de En felouque sur le Nil, 1897, par René des Chesnais

lundi 6 janvier 2020

"Il y a en Égypte, entre l'art et la nature, un rapport intime" (Émile Soldi)

"Philae : L'île et le temple vus du Nil, felouques amarrées", par Émile Brugsch, dit Brugsch Pacha (1842-1930)
"L'art égyptien est sorti de lui-même, c'est là l'immense différence qui le sépare des autres arts, qui tous ont pris pour point de départ le point même où l'art égyptien avait su arriver. Plus tard, malheureusement, il demeura étranger aux influences extérieures, et ne participa point aux progrès accomplis par les nations voisines. (...)
Cet isolement artistique de l'Égypte s'explique facilement du reste, lorsqu'on se rappelle dans quelles conditions particulières était née et s'était développée la sculpture sur les bords du Nil. Son point de départ, l'idée première qu'elle devait exprimer, c'était la célébration, l'immortalisation, si l'on peut s'exprimer ainsi, d'un monarque ou d'un simple particulier. Aussi voyons-nous les tombeaux représenter les voyages de l'âme, les cérémonies religieuses, et les bas-reliefs reproduire les costumes et les mœurs des nations vaincues. Mais pour toutes ces représentations, l'artiste se préoccupe médiocrement de la beauté de la forme, de la justesse de l'effet, de la vérité soigneuse du contour ; il recherche rarement le pittoresque : l'exactitude lui suffit. À quoi eussent servi d'ailleurs des raffinements d'art, de travail, de talent, pour des œuvres généralement destinées à être placées dans des hypogées, dans des salles dissimulées, obscures et où personne ne pouvait ni ne devait pénétrer ? Il est bien plutôt extraordinaire, dans de telles conditions, d'y trouver des monuments artistiques exécutés avec autant de soin. Et puis le caractère même du pays imposait à la sculpture des données naturelles et impérieuses. Il y a en Égypte, entre l'art et la nature, un rapport intime qui n'a pu échapper à aucun des voyageurs qui ont visité les bords du Nil.  
Les chaînes de montagnes encadrant les vallées forment des lignes immenses, égales, monotones mais grandioses ; les déserts s'enfoncent à l'horizon, les nappes tranquilles du Nil couvrent le pays et ne sont interrompues que par quelques collines, par quelques monuments émergeant de ses eaux. Ces grands aspects du pays ont eu certainement une part immense dans les représentations, dans la forme et dans le caractère de l'art égyptien, en forçant les sculpteurs, dans ces horizons sans fin, à donner des proportions colossales à leurs monuments, pour être simplement en rapport avec le paysage qui les entourait. Il fallait bien que les statues, pour paraître seulement de grandeur naturelle, fussent deux et trois fois plus grandes que nature. Telle pièce ou telle figure classée aujourd'hui dans nos Musées, qui nous étonne et nous impose par ses dimensions, serait loin de produire le même effet si on la voyait à l'air libre."

extrait de La sculpture égyptienne, 1876, par Émile Soldi (1846-1906), sculpteur, médailleur et historien de l'art français ; Grand Prix de Rome ; président  de la section Histoire de l'Art à la Société de Numismatique et d'Archéologie

"Du Caire à Assouan, l'Égyptien se sent pris entre les montagnes et le Nil" (Marius Fontane)

 Ernst Koerner, "Evening in Egypt by the Nile at Gebel es-Silsila", 1919

"La chaîne arabique finit au Caire, brusquement, en falaise dominant le delta, toute dorée. La chaîne libyque se termine doucement, en une pointe qui s’abaisse, puis s’élargit en plate-forme, et va ensuite, peu à peu, se perdre au nord-ouest, vers le delta. C’est sur la "plateforme libyque", sorte de large et dernier degré d'un escalier gigantesque, que les pyramides seront édifiées.
Rien de plus aride, de plus désolé, de plus rebelle à toute végétation que ces deux "chaînes" longeant le Nil. Il ne sera possible à l’Égyptien d'étendre son domaine ni à ouest ni à l'est, et cette fatalité pèsera lourdement sur ses destinées.

Basses, toutes faites d’un calcaire jauni, ces montagnes fourniront les matériaux dont seront construits les monuments de la Basse-Égypte. Formant des assises régulières, ces blocs, à leur place naturelle, se présentent déjà comme une série de monuments dont les pyramides ne seront en somme qu’une imitation. D'un or vif lorsque le soleil les éclaire, d’un bleu doux, violacé, dans leurs ombres, ces hautes collines, qui sont l'horizon continuel de l'Égyptien jusqu’à Philæ, encadrent bien les sites.
Elles s'opposent à la diffusion du regard, font ressortir les tableaux proches, et démontrent en même temps l’étroitesse du pays ; elles semblent, avec le Nil qui coule largement dans la vallée, redoutable en ses crues, tenir comme prisonniers les hommes qui vivent sur les bords du fleuve. Lorsque les deux chaînes, consentant à s'éloigner un peu, laissent entre l’eau et le rocher une bande de terre ayant nécessairement la forme d’un vaste cirque, les hommes s'en emparent et y fondent des villes telles que Memphis, Abydos, Thèbes, Edfou.
Lorsque, enfin, dans les montagnes mêmes, des vallées transversales existeront, comme à l’ouest de Thèbes, on y verra comme l'issue mystérieuse par où passent les morts, et dans les parois de ce "passage" on creusera les tombeaux des rois : Biban el-Molouk.
Du Caire à Assouan, c'est-à-dire du delta à la première cataracte, l'Égyptien se sent donc pris, absolument, entre les montagnes et le Nil. La vallée, parfois large vers le delta, se resserre à mesure que l’on marche vers le haut fleuve. À Silsileh, les deux chaînes, en falaises, se touchent presque ; le Nil ne passe entre elles qu'en grondant, rapide, quelquefois torrentueux. C'est là que les grès succèdent aux calcaires, mettant de l'ennui dans les tons.

Au delà de la cataracte, c’est Philæ, l'"île sainte" aimée d’Osiris, toute petite, toute gracieuse, fortunée, inviolable, assez haute pour que le Nil ne la puisse inonder. Où sont les vastes plaines vertes du delta ? et les calcaires dorés du Mokattan ? et les gorges monumentales de Thèbes ? et les horizons si doucement teintés de Karnak ? et les falaises droites de Silsileh ? Ici tout est gracieux, élégant, net, tranquille. Le calcaire et le grès ont disparu ; le granit, impérissable, définitif, se montre. C'est encore le ciel du delta, mais avec moins de lumière blanche, beaucoup plus d’azur, et des colorations changeantes, de l’aube à la nuit, qui vient promptement, brusquement, sèche, calme, pure. C'est une autre Égypte qui commence, et qui se prolongera jusqu’à la deuxième cataracte, à Ouadi-Halfa.
Les chaînes arabique et libyque se disloquent ; le désert, avec ses sables jaunes ou gris, vient souvent jusqu’aux bords du Nil, luttant contre la fécondité du fleuve, étalant de longues plages mouvantes, quasi liquides, poussées sur la pente autant par leur propre poids que par les brises qui les ondulent. Et le ciel, toujours le même évidemment, devient implacable, éblouissant, bas, semble-t-il, jusqu’à la deuxième cataracte, où les basaltes noirs succèdent aux granits multicolores, où la Nubie devient éthiopienne déjà.
Depuis le delta jusqu’à la deuxième cataracte, combien de changements dans cette terre d'Égypte qu’un premier regard accusait d’uniformité, de monotonie ! Aussi, malgré lui, Amrou va se contredire. "L' Égypte, écrit-il, paraît aujourd’hui comme une terre poudreuse ; puis, incontinent, comme une mer bleuâtre, et comme une perle blanche ; puis comme de la boue noire, puis comme une étoffe verte reluisante, puis comme une fonte d'or rouge"; et il ajoute : "Cette vicissitude revient tous les ans, chaque chose en son temps, suivant l'ordre et la providence du Tout-Puissant." Amrou veut parler ici des changements dus au Nil en Basse-Égypte ; ils sont perpétuels, et ils se succèdent jusques aux sources du fleuve."

extrait de Histoire universelle - Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.), par Marius Fontane (1838-1914), historien, orientaliste et romancier français, membre de la Société de géographie

"Il inspire une crainte indéfinissable" (Gaston Migeon, à propos du Sphinx de Gizeh)

illustration extraite de l'ouvrage de Gaston Migeon

"Les Pyramides dépassées, on descend par des pentes de sable, et le Sphinx apparaît. "Enfoui jusqu'au poitrail, rongé, camard, dévoré par l'âge, tournant le dos au désert, et regardant le fleuve, ressemblant par derrière à un incommensurable champignon, et par devant à quelque divinité précipitée sur terre des hauteurs de l'Empyrée, il garde encore malgré ses blessures, je ne sais quelle sérénité puissante et terrible qui frappe et saisit jusqu'au profond du cœur."
Il inspire une crainte indéfinissable, tant sa face reste impénétrable, tant ses yeux vides semblent garder la vision d'une foule de choses lointaines, ignorées et terribles. Que fait-il là, unique monument de son âge, impassible sous le ciel, perdu dans la solitude ? Tous les peuples ont passé devant lui, et se sont évanouis. On est tenté de lui dire "Ah ! 
si tu pouvais parler !" Sentinelle muette du Désert, enracinée à la chaîne Lybique, il disparaîtrait un peu plus chaque jour sous l'envahissement des sables, si l'on ne prenait soin de le déblayer. Son corps qui se délite, n'offre plus que vaguement l'aspect du lion, et le cou dans son effritement est devenu un peu mince pour le volume de la tête. Le nez a été brisé par la brutalité des Barbares. Et cependant nulle œuvre sortie de la main des hommes n'offre plus de force et plus de souveraine grandeur. On n'oublie plus jamais, quand on les a vus, l'intensité et la profondeur de pensée de ces yeux qui regardent si loin, par delà la réalité des choses.
C'est une des œuvres humaines les plus anciennes que nous connaissions ; il existait déjà du temps de Chéops, puisque une stèle découverte par Mariette nous apprend que ce Pharaon fit construire sa Pyramide auprès du temple du Sphinx qu'il avait fait restaurer, et où par ses ordres avaient été déposées les statues des Divinités."


extrait de Le Caire, le Nil et Memphis, par Gaston Migeon (1861-1930), conservateur au département des objets d’art du Moyen Âge, de la Renaissance et des Temps modernes au musée du Louvre