mercredi 9 septembre 2020

"La salle hypostyle nous offre une prodigieuse vision de ce que pouvait tenter l'esprit humain au XIIIe siècle avant notre ère" (Édouard Herriot)

photo de Pascal Sébah (1823 - 1886)

"La grande salle hypostyle, si souvent célébrée, se développe sur 52 mètres de longueur et 100 mètres de largeur avec une hauteur de 24 mètres sous plafond dans la nef centrale et de 15 mètres dans les nefs latérales.
C’est, déclare justement Capart, une des œuvres les plus étonnantes de l’architecture humaine, une formidable création de la XIXe dynastie. Nous sommes transportés aux environs de l’an 1300, au-delà de l’époque à laquelle correspond le temple de Ramsès III ; les souverains que nous rencontrons maintenant, ce sont : Ramsès Ier, Séthi Ier, Ramsès II. Le premier de ces trois princes commence la grande salle hypostyle achevée par ses successeurs. L’ampleur des proportions, l'unité du plan général démontrent à elles seules que le régime sous lequel s’édifie un tel ensemble connaît la solidité, la prospérité et s’appuie sur le dévouement du clergé thébain.
(...)
La salle hypostyle symbolise la gloire de Thèbes, qui n'est pas la seule résidence royale, mais qui, pendant les soixante-sept ans du règne de Ramsès de 1298 à 1232, traduit le faste et l'autorité du prince, la splendeur de la civilisation égyptienne, son ascendant sur tout l'Orient.
(...)
Faisant appel, dans la paix retrouvée, à un art qui n'hésite pas devant les formules les plus vastes, Ramsès II, après Séthi Ier, bâtit ; ainsi, quelque jour, Versailles affirmera l’orgueil satisfait de Louis XIV. Mais, ici, il faut célébrer, avec le roi lui-même, le dieu universel, le tout-puissant Amon. Cent vingt colonnes, au moins, dessineront en quinconce une immense forêt de papyrus géants. Ce ne sera pas d’ailleurs la seule construction du Pharaon ; il agrandira Louqsor et dressera le Ramesseum ; il installera en maints autres lieux la gloire de son divin protecteur ; il lui dédiera pylônes et obélisques. "Une telle profusion de temples aussi vastes que splendides, écrit Moreti, en Nubie comme en Égypte, paraît dépasser les forces et les ressources d'un peuple qui comptait tout au plus dix millions d'habitants. Cela suppose une prospérité inouïe, des magasins regorgeant d'or, d'argent, de matières précieuses, des carrières sans cesse exploitées ; une main-d'œuvre innombrable ; des équipes toujours prêtes de maçons, de sculpteurs, de peintres, d’ouvriers en métaux ; des écoles d’architectes et de décorateurs ; une surveillance vigilante, une direction autoritaire. Le revers de cette production en masse, si bien réglée qu’elle en devient automatique, et l'inconvénient d’une subalterne main-d'œuvre étrangère, c’est la monotonie des œuvres répétées en série, c’est le sacrifice de la perfection ancienne et du fini au gigantesque, à la recherche de l'effet."
Malgré ces réserves, la salle hypostyle nous offre une prodigieuse vision de ce que pouvait tenter l'esprit humain au XIIIe siècle avant notre ère, vingt-six siècles avant nos cathédrales. Nous aurons d’autres surprises, avec les temples et les tombeaux, à la vallée des Rois, et nous les devrons aussi à la XVIIIe dynastie ; on ne peut dissocier un si étonnant ensemble. À Karnak, ce qui s'exprime en des proportions vraiment formidables, c’est la souveraineté universelle d'Amon, "premier exemple connu d’un dieu unique en trois personnes" (Moret), être primordial, partout présent mais invisible à tous, manifeste sous les formes de Râ ou de Ptah, "vizir du pauvre", qui condamne le coupable à l'enfer et place le juste à sa droite, "berger de l'humanité", ami de celui qui le prie en silence et se confie à sa justice. Voilà de bien étonnants précédents et, sous les voûtes de cette salle hypostyle, de bien curieux appels à la vie intérieure. En fait, dans cette forêt de pierre, on se sent invité à la méditation. On interroge les signes innombrables tracés sur les colonnes : l'abeille de la Basse-Égypte et le jonc de la Haute-Égypte ; le papyrus et le lis ; tous ces symboles dont la grâce atténue le caractère démesuré des proportions ; le pin, emblème du don ; le signe de vie ; l'oiseau qui représente le peuple adorant.
Sur l'immense mur du Sud que, ce matin, le soleil incendie, les trois barques divines sont portées par des prêtres à têtes de faucon et de chacal (ce sont sans doute des masques). De légers traits d'ombre cernent le corps élégant du roi qui encense, accusent la perspective qui ordonne les trois rangs d’officiants au crâne rasé, dessinent les formes si gracieuses de la reine Mout dans la scène où Ramsès II reçoit d’Osiris les présents jubilaires, encadrent les scènes d’offrande en intailles et le panneau où le roi fait lier sous ses pieds le papyrus et le lis. Lui, il se laisse envelopper par l'arbre sacré, le persea, tandis que le dieu Thot écrit sur les fruits son nom illustré par tant d'œuvres. Le dessin, la couleur humanisent ce monument, qui, réduit à ses lignes d’architecture, nous écraserait."

extrait de Sanctuaires, par Édouard Herriot (1872 - 1957), homme d'État français, 
maire de la ville de Lyon de 1905 à 1940, puis de 1945 à sa mort, en 1957 ; élu à l'Académie française en 1946.

lundi 7 septembre 2020

"L'Égypte est formée exclusivement d'un sol d’alluvion mêlé aux sables apportés par les vents du désert" (Pierre Trémaux)

village aux bords du Nil, circa 1880 - auteur non mentionné

"Assouan termine l'Égypte à son extrémité la plus méridionale. En général, on se figure mal la forme de cette contrée ; on lui suppose, comme cela a lieu ordinairement, une certaine longueur et une largeur plus proportionnée. Il n’en est rien, l'Égypte se compose d’une part : d’un ruban de cent quatre-vingts lieues de long, sur deux ou trois de large, formé par un sol d’une grande fertilité, et rigoureusement encaissé entre des déserts d'une aridité absolue ; d'autre part : du Delta qui a la forme d'un quart de disque de trente-huit à quarante lieues de rayons, dont l’angle central est au Caire et les deux extrémités de l’arc à Alexandrie et à Péluse. C’est cette lisière de terrain qui serpente en suivant les contours du Nil, depuis Assouan jusqu’au Caire, ou en d'autres termes depuis le 24° degré jusqu'au 30° degré de latitude nord, qui, avec le Delta et quelques oasis, compose toute la surface cultivable de l'Égypte. Les limites tracées sur les cartes ne sont en réalité que des lignes fictives passant au milieu de déserts où rien ne peut vivre ni végéter.
Une particularité de ce pays, c'est que la vallée du Nil, au lieu d’être concave et de présenter comme toutes les autres vallées ses parties les plus basses sur les bords du fleuve, a au contraire une forme convexe dans sa section transversale. Le sol de cette vallée est plus élevé sur les rives mêmes du fleuve qu’en s'éloignant vers les chaînes de montagnes qui forment ses limites. Cette particularité est due aux dépôts de limon que chaque année, pendant l'inondation, le fleuve apporte de la Nigritie. Ces limons qui forment le sol d'alluvion de l'Égypte, se déposent plus abondamment sur les bords du fleuve. D'après cela on comprend parfaitement que ce dépôt est également la cause de la division du cours du Nil en plusieurs branches, dans le voisinage de la mer, de même qu’il est la cause de la formation et de l’agrandissement du Delta. 
En effet, admettez le Nil coulant par un seul lit à travers le Delta, du moment où la surface du sol tend à s'élever plus rapidement sur ses bords que sur les autres parties ; il est évident qu’à un moment donné pendant une inondation, l’eau doit se jeter sur les parties les plus basses, et y maintenir une partie de son cours. C'est en effet ce qui est arrivé à partir du Caire, où le cours du Nil n'est plus étroitement limité par deux chaînes de montagnes. Le fleuve s’est divisé en plusieurs branches divergentes dans le Delta, pour arriver à la mer. 
Ainsi l'Égypte est donc formée exclusivement d'un sol d’alluvion mêlé aux sables apportés par les vents du désert. Bien qu'il soit de la plus grande fertilité, on comprend que ce pays n'offre aucune variété d'aspect. On n'y voit ni forêts, ni prairies, ni sites variés ; depuis les bords de la mer jusqu'au tropique, c'est toujours la même culture, le même village de boue sèche avec ses ruelles tortueuses et sales, toujours le même bouquet de palmiers qui finirait par devenir monotone et ennuyeux si l'élégance de sa forme ne lui donnait une éternelle beauté, si une lumière resplendissante ne venait dorer tout ce qu’elle touche ; si enfin un crépuscule d’un effet sans pareil et dont on ne saurait se lasser, ne venait chaque soir terminer la journée par un jeu de lumière d'une magnificence impossible à décrire."

extrait de Égypte et Éthiopie, de Pierre Trémaux (1818-1895), architecte, dessinateur et photographe français. Il s’est intéressé à l’urbanisme, au percement du canal de Suez. Il voyagea en Algérie, Tunisie, Haute-Égypte, Soudan oriental et en Éthiopie en 1847-1848. D'Alexandrie, il remonta le Nil jusqu'en Nubie. En 1853-1854, il entreprit un second voyage à but photographique en Libye, Égypte, Asie Mineure, Tunisie, Syrie et Grèce.

dimanche 6 septembre 2020

"Il faut à l'obélisque le Nil bleu et non la Seine, pas plus que la Tamise" (Pierre Trémaux)

obélisque de Louqsor, par David Roberts (1796-1864)

"Nous avancions silencieusement entre ces deux rives où dorment d'imposantes ruines. Après avoir marché quelque temps en amont d’un contour bien prononcé du fleuve, le bateau ralentit son mouvement et s’approcha de la rive orientale. L'édifice qui le premier présenta ses restes à nos regards était celui dont l’obélisque qui décore aujourd’hui la place de la Concorde à Paris a popularisé le nom en France, c'était Luxor, dont on voyait principalement les pylônes, le portique de la première cour et quelques massifs de constructions. Nous mîmes pied à terre pour visiter ces ruines. 
En approchant du pylône de ce monument, nous examinâmes d'abord l’obélisque qui faisait pendant à celui de la place de la Concorde, et que Londres jalouse s'était fait donner par Méhémet-Aly ; mais il attend encore le bâtiment qui doit le transporter dans la brumeuse Angleterre. L’impassible Arabe, en apprenant les projets d'enlèvement de ces obélisques, s'est borné à dire ma-fiche (cela ne sera pas). Si ce ma-fiche a été démenti par la France, il paraît devoir être vrai pour l'Angleterre. Quelle que soit la cause de l'indifférence britannique à cet égard, ce magnifique monolithe paraît devoir dormir longtemps encore dans cette position.
Si quelque chose vivait dans cette masse inerte, combien cet obélisque devrait se réjouir de l'oubli du gouvernement anglais, combien il déplorerait le sort de son compagnon exilé, qui, après quelques années seulement, voit déjà ses flancs se fendre et céder sous l'influence des intempéries du nord ! Il faut à l'obélisque le Nil bleu et non la Seine, pas plus que la Tamise ; il lui faut le ciel ardent et les chaudes caresses des vents du désert, et, à ses pieds, un sol chargé de ruines qui attestent la longue série de siècles qui ont passé sur ses angles sans les user. Là, le voyageur promène son regard avec une respectueuse attention sur les ibis et les signes mystérieux incrustés dans ses quatre faces. Ces caractères très énigmatiques pour ses yeux parlent à son imagination, et font passer devant son esprit les images de l’antique splendeur des Pharaons. Cherchez ces impressions profondes devant l’obélisque remis à neuf de la place de la Concorde, emprisonné dans sa grille dorée. Le bon bourgeois qui en passant y jette un coup d'œil se contente de trouver assez bizarre l’idée qu'ont eue ces Égyptiens d’autrefois de graver l'image de canards sur ce monolithe.
Ces deux obélisques jadis dressés de chaque côté de la porte du palais de Luxor, et à peu de distance en avant des pylônes, étaient comme les tables d'inscriptions hiéroglyphiques placées au frontispice du monument.
Chez les Égyptiens, qui n'avaient pas comme nous les ressources de l'imprimerie pour transmettre l'histoire et les principes de la religion aux générations futures, les obélisques spécialement et les faces des monuments subsidiairement remplissaient autant que possible ce but. Aussi les édifices publics ont-ils eu dans l’ancienne civilisation égyptienne une bien autre importance que de nos jours. Chacune des faces de ces obélisques est couverte d'inscriptions. Toutes les faces des pylônes qui donnent entrée au palais sont chargées de grands sujets et d'hiéroglyphes. Les parois de l’intérieur du monument, et souvent même de l’extérieur, sont de véritables musées où sont gravés dans la pierre des tableaux et des inscriptions de toutes sortes."

extrait de Égypte et Éthiopie, de Pierre Trémaux (1818-1895), architecte, dessinateur et photographe français. Il s’est intéressé à l’urbanisme, au percement du canal de Suez. Il voyagea en Algérie, Tunisie, Haute-Égypte, Soudan oriental et en Éthiopie en 1847-1848. D'Alexandrie, il remonta le Nil jusqu'en Nubie. En 1853-1854, il entreprit un second voyage à but photographique en Libye, Égypte, Asie Mineure, Tunisie, Syrie et Grèce.

samedi 5 septembre 2020

L'écrivain public "semble un professeur à l’école de la vie" (Jeanne Arcache)

par David Roberts (1796–1864)

"Au coin de certaines rues ou près d’un bureau de poste de banlieue, l’on voit, dressés en plein vent, de petits pupitres d’écolier garnis d’un encrier de deux piastres, d’une ramette de papier quadrillé que retient un beau fer à cheval, porte-bonheur. Derrière ce bureau imposant, bien à l’abri du soleil, sous une tente faite d’une toile de sac, trône, sur son banc, l’écrivain public.
Regardez-le et enviez-le. C’est un sage. Il est toujours grave. Accoudé, la tête appuyée dans sa main gauche, toujours il semble méditer, à moins qu'il ne sommeille en attendant le client. Sa profession est presque un sacerdoce. Il tient du confesseur et du notaire. Il est à la fois confident et conseiller. Vers lui accourent les épouses délaissées, les domestiques renvoyés et les maris infidèles. Les amants malheureux versent dans son sein leurs plaintes et leurs soupirs. À lui de calmer la fureur, d’adoucir les désespoirs et de transformer un flot de paroles en une petite lettre bien tournée.
Il écoute d’abord, car il sait que parler est un si grand plaisir pour le client que l’on ne saurait l’en priver. Parler pour ces êtres en mal d'amour, ou ces domestiques sans place, c’est déjà atteindre la consolation. Mais lorsqu'il aura entendu avec force détails, force gestes, doigts réunis en bouquet et secoués frénétiquement pour donner plus d’accent à la chose, alors il pourra dire son mot.
Car ne croyez pas que ce soit un simple scribe, qu’il écrive tout bonnement sous la dictée. Non, il donne son avis. Cela fait partie de ses fonctions. Si l’affaire en vaut la peine, le cafetier du coin apportera sur un plateau nickelé la tasse de café indispensable aux longues conversations. Et il y en a ainsi pour une heure. Puis, avec une belle écriture appliquée, il composera la lettre sur une feuille blanche avec une plume taillée dans un roseau.
Non loin de lui, d’autres pupitres, d’autres confrères, d'autres clients. Chacun raconte sa petite histoire et parfois, dans la rue, c'est comme une série de confessionnaux garnis de pénitents à la veille d'une grande fête.
Aucune concurrence ; chacun a ses habitués. Ces écrivains ne se jalousent pas plus que des directeurs de conscience. Et puis je vous ai dit que ce sont des sages.
Assis sur un banc, devant un pupitre en dos d'âne, chacun semble un professeur à l’école de la vie."

extrait de L'Égypte dans mon miroir, par Jeanne Arcache (1902-1961). Née à Alexandrie d'un père libanais et d'une mère française. Elle collabora à l'hebdomadaire Images et au mensuel La Revue du Caire avant de publier trois ouvrages, dont L'émir à la croix, biographie romancée de l'émir Fakhreddine II, ouvrage pour lequel lui fut décernée par l'Académie française, en 1939, une Médaille de la Langue française. Elle fut l'épouse de l'égyptologue Charles Kuentz, directeur de l'Institut français d'archéologie orientale de 1940 à 1953.

Le canal Mahmoudieh "semble séparer deux mondes qui s’affrontent sans se mélanger" (Jeanne Arcache)

tableau de Léon Belly (1827-1877), peintre orientaliste français

"C’est un étroit canal creusé entre deux berges de boue noire et fertile. Du Caire à Alexandrie, il reflète le ciel, comme lui, calme, comme lui, limpide. Nuages argentés, nuées roses, vapeur violette, le soir, au crépuscule, miroir fidèle, il réfléchit ces formes charmantes, ces coloris de rêve qui, bientôt, passent, dis-
parus, effacés...
De grands sycomores, un peu bibliques, jettent sur l’eau un manteau d’ombre légère. Le long de la berge limoneuse, d’un côté, des maisons arabes, cubes roses ou blancs, alternent avec des carrés de plantations maraîchères, choux violacés, vert tendre des tomates. De l'autre côté, la route, et, en bordure, de vieux palais prêts à crouler. 
- "Du temps d'Ismaïl..." disent les Alexandrins. Et l’on ressuscite pour l’étranger cette période de faste oriental. Aujourd’hui, ces palais tombent en ruine. Mais nous avons des maisons à huit étages, en béton armé. Les herbes folles ont envahi les beaux parcs abandonnés. Mais la ville est là, tout proche, moderne et cosmopolite.
Ce canal semble séparer deux mondes qui s’affrontent sans se mélanger : d’un côté, les pauvres masures de boue et toute la plaine fertile de l’éternelle Égypte du fellah, et de l’autre, cet effort de civilisation européenne. Trait d’union idéal, l’eau du Nil coule calme et douce.
Les oies blanches, théories immaculées, descendent tremper leurs pattes jaunes et s’élancent en escadrille sur l’eau. Les bufflesses noires et velues ou roses et imberbes y viennent boire et prendre leur bain. La tête seule émergeant de l’eau grasse, elles restent ainsi de longues heures perdues en une béate extase.
Et les peintres accourent, admirent et tentent de fixer cette lumière légère, ce pittoresque oriental. Les amoureux aussi accourent. L’eau attire... Comme la route qui longe le canal est macadamisée, à toute allure, dans une 40 C. V. ils promènent leur désir de vivre.
Tandis que, lentement, s’avancent, glissent sans bruit les lourdes barques à fond plat, hautes de vergue, de forme millénaire, pleines à déborder de coton que traînent, la poitrine creusée sous l'effort, les hâleurs en haillons.
C’est toute la fortune de l'Égypte qui passe..."


extrait de L'Égypte dans mon miroir, par Jeanne Arcache (1902-1961). Née à Alexandrie d'un père libanais et d'une mère française. Elle collabora à l'hebdomadaire Images et au mensuel La Revue du Caire avant de publier trois ouvrages, dont L'émir à la croix, biographie romancée de l'émir Fakhreddine II, ouvrage pour lequel lui fut décernée par l'Académie française, en 1939, une Médaille de la Langue française. Elle fut l'épouse de l'égyptologue Charles Kuentz, directeur de l'Institut français d'archéologie orientale de 1940 à 1953.

vendredi 4 septembre 2020

Le plus beau de tous les arbres d'Égypte, c'est le palmier-roi (Jeanne Arcache)


photo de Félix Bonfils (1831-1885)

"Masses d’ombre verte et mouvante, fûts élancés en plein soleil, les arbres d'Égypte, isolés dans les jardins enclos et que le lointain unit, sont tous si beaux...
L’eucalyptus, c’est un cri montant vers la lumière, un frémissement de feuilles en révolte, un frisson sans cesse revécu ; il ploie et gémit sous le vent qui l’étreint, gémissement doux comme sous une caresse, puis se redresse et garde longtemps dans ses plus hautes branches un peu du crépuscule doré.
Le flamboyant, lui, n’ouvre son ombrelle rouge qu'aux plus longs jours de l'été, lorsque juin fait reculer la nuit. Alors, contre le soleil qui ne veut pas mourir, il la déploie immense, il donne ses fleurs avant de verdir. Le vent ne peut tordre ses branches musclées, mais lentement le dépouille, et à ses pieds c’est un grand tapis écarlate et tout autour, jusque dans la maison proche, une lumière pourpre s’étale.
L’araucaria, pyramide étagée, oscille sur sa base quand souffle la tempête, oscille et tangue. Il dresse dans le ciel une croix, une croix qui semble douter parce que toujours branlante, une croix qui dirait : "Peut-être."
Et les gestes éplorés des grands cocotiers, feuilles immenses et frisées, rattachées à un centre inflexible, et le carillon muet des mille clochettes mauves du jacaranda qui voudraient sonner le printemps...
Je connais un peuplier lisse et clair et si pur comme une taille de jeune fille, des platanes qui perdent toujours leur écorce comme une écaille et montrent trop blanche leur peau neuve ; et des caoutchoucs géants que j'aimais à inciser d’un canif pour les voir pleurer leurs lourdes larmes laiteuses, et puis le lendemain m’attendait au réveil la joie de décoller le brun élastique. Arbre enchanté dont les pleurs me donnaient le jouet d’un jour.... Il parsemait la terre de petites gaines rouges un peu crêpées et de fruits qu’il faisait bon d’écraser en marchant...
Et les abricotiers, au tronc ridé et brun, tout emperlé de gomme luisante comme du miel...
Mais le plus beau de tous, c'est le palmier-roi qui, lui, ne ploie jamais sous le vent, mais, fier, se balance, le beau palmier, que seul l’Arabe sait étreindre en un véritable corps à corps. Tige hautaine, rebelle, dont l’ascension est lente. D’un coup de rein sûr et de ses deux pieds souples comme des mains, l’Arabe monte, monte sur le stipe. La même ceinture de corde brune les encercle tous deux. Il parvient enfin à l’épanouissement vert de ces feuilles arquées qui semblent voûter le ciel. C’est là que dans un fourreau de fibres vernies jaune-clair vit la fleur poudrée à blanc, lourde de pollen...
Il la descend précieusement, comme la flamme qu’il ne faut pas laisser s’éteindre en route, puis la reporte vers les autres dattiers qui l’attendent, et qui, sans lui, n'auraient pas de fruits, sans lui, le beau palmier-roi."


extrait de L'Égypte dans mon miroir, par Jeanne Arcache (1902-1961). Née à Alexandrie d'un père libanais et d'une mère française. Elle collabora à l'hebdomadaire Images et au mensuel La Revue du Caire avant de publier trois ouvrages, dont L'émir à la croix, biographie romancée de l'émir Fakhreddine II, ouvrage pour lequel lui fut décernée par l'Académie française, en 1939, une Médaille de la Langue française. Elle fut l'épouse de l'égyptologue Charles Kuentz, directeur de l'Institut français d'archéologie orientale de 1940 à 1953.

"On dirait qu’en Égypte un secret, dont le mot s’est perdu, nous attend à chaque pas" (Francis Carco)

Statue de Ramsès II Memphis, circa 1875
Statue de Ramsès II Memphis, circa 1875

"Avant tout (...) l'Égypte est une présence : elle émane de l'atmosphère, du sol.
Comme un air imprégné de sel, a spécifié Baudelaire. Des profondeurs cachées où dorment les momies, elle rayonne à travers la lumière des vivants. Chaque atome, chaque parcelle en sont intensément chargés et lorsque, par exemple, on lit dans les journaux qu’à bord des avions qui survolent la Vallée des Rois, les appareils magnétiques tombent à zéro et demeurent bloqués durant les brèves minutes qu’exige cette traversée, tout le monde accepte le phénomène sans même tenter d’en vérifier l’exactitude.
On dirait qu’en Égypte un secret, dont le mot s’est perdu, nous attend à chaque pas. Terre des énigmes, elle les accumule tantôt dans les débris d’un temple, les fragments d’une statue, d’un vase, d’un objet sacré, tantôt dans la personne des "répondants", dans les signes gravés sur les parois d’une tombe, enfin dans les offrandes déposées près du "double" attentif, derrière sa cloison percée d’étroites fentes, à conserver la ressemblance de celui qui le fit exécuter.
Selim Hessen, qui dirige les fouilles de la quatrième Pyramide, m’a montré un de ces "doubles" conservé sous terre dans son propre sépulcre. Il consistait en une statuette polychrome, de dimensions moyennes, comme on en voit dans les salles du musée du Caire, et qui représentait le mort assis, les mains à plat sur les genoux. L’impassibilité du visage, la fixité des prunelles, leur expression sereine conféraient à l’œuvre du sculpteur une sorte de seconde vie, pétrifiée sans doute, mais rayonnante d'on ne savait quelle spirituelle, quelle inaltérable méditation. 
À Sakkarah, les tombeaux du Serapeum étaient vides. Un trou mal refermé, dans l'angle d’une galerie, désignait l'ouverture par où les détrousseurs s’étaient glissés à l'intérieur du souterrain. D’énormes cuves de granit noir gisaient au centre des chambres funéraires réservées aux dépouilles embaumées des bœufs Apis et recouvertes de masques d’or, telle au fond de sa fabuleuse et dernière retraite, la momie de Tout-Ank-Amon. Un éclairage admirablement calculé entretenait sous les voûtes une atmosphère de maléfices. Tout paraissait plongé, hors du temps, hors du monde, en de si mystérieuses profondeurs qu’on ignorait où l’on se trouvait. Or, malgré ces cuves d’ombre, malgré l’apparence de ces lieux de ténèbres où la clarté des lampes de verre dépoli projetait sur les murs de fantastiques reflets, la Présence, cette présence de ce que fut, voilà des siècles, l’ancienne Égypte, nous étreignait jusqu’au malaise. Rien ne saurait en communiquer l'oppression. C’est sur place que le miracle opère. On a beau constater que les colonnes sont mutilées, les plafonds jetés bas, les statues, comme celle de Ramsès à Memphis, renversées, les sarcophages pillés par les voleurs ou les égyptologues, les Dieux n'ont pas quitté leurs temples ni les morts leurs tombeaux."

extrait de Heures d'Égypte, par Francis Carco (1886-1958), né François Carcopino-Tusoli, écrivain français, de l'Académie Goncourt, romancier, poète, journaliste, auteur de chansons.