mercredi 26 septembre 2018

"Ce n'est qu'après avoir visité les tombeaux des rois que l'on peut se faire une juste idée du haut degré de culture des anciens Égyptiens" (Luise von Minutoli)

illustration de Giovanni Belzoni - Alessandro Ricci, 
extraite de l'exposition "Egypt Uncovered : Belzoni and the Tomb of Pharaoh Seti I" 
au Sir John Soane's Museum (Londres), 
représentant Séthi Ier devant Isis et Anubis
"L'avant-dernier jour de notre résidence à Thèbes fut employé à visiter les tombeaux des rois. Ces tombeaux fixent à un tel point l'attention du voyageur, qu'ils méritent bien, de préférence , que je leur assigne ici une place dans mes souvenirs. Mettant pied à terre sur la rive gauche du Nil, nous montâmes sur nos ânes qui nous attendaient déjà, et, traversant le village de Gournah, nous nous dirigeâmes vers la chaîne des montagnes libyques, qui, dénuées de toute végétation, ne présentent à l'œil que d'innombrables enfoncements destinés aux hypogées de l'ancienne ville de Thèbes. 
Bientôt après nous entrâmes dans la vallée sacrée, où reposent les derniers restes de ces rois superbes, dont nous admirons encore les ouvrages. Des rochers arides et escarpés resserrent la route qui conduisait autrefois dans cet asile de paix et de repos éternel. Les anciens rois d'Égypte ne pouvaient sans doute pas choisir un lieu plus isolé, plus lugubre et qui provoquât davantage au silence et à la méditation. Des pierres détachées et dispersées en rendent maintenant l'accès très pénible. Le silence de ces lieux n'est interrompu par rien, pas même par le bourdonnement d'un seul insecte ; aucun en effet ne saurait exister dans ce désert. Plus on avance, plus ces rochers deviennent menaçants ; ils finissent par présenter d'immenses surfaces taillées à pic. C'est en quelque sorte entre deux murailles formées par la nature, que l'on chemine pendant une heure de marche ; l'âme en est comprimée, et partagée entre un sentiment de crainte et d'attente. Mais bientôt de nouvelles merveilles, après toutes celles que nous avons précédemment admirées et décrites, appellent les regards et complètent, pour ainsi dire, tout ce qui manque encore à nos connaissances sur ce peuple si surprenant, si extraordinaire. Ce n'est, il faut l'avouer, qu'après avoir visité les tombeaux des rois, que l'on peut se faire une juste idée du haut degré de culture, du luxe et des connaissances multipliées des anciens Égyptiens.
Je visitai quatre de ces tombeaux ; le plus magnifique est sans contredit celui dont l'entrée a été découverte par M. Belzoni. Une longue voûte ou galerie taillée dans le roc y conduit à différents appartements, et de là à la pièce principale dans laquelle s'est trouvé le magnifique sarcophage d'albâtre qui a été depuis envoyé par M. Salt en Angleterre. Des deux côtés de la galerie d'entrée, se trouvent pratiqués de petits cabinets contenant des peintures à fresque d'une beauté et d'une fraîcheur si surprenantes qu'on dirait que le pinceau de l'artiste vient de les achever. Ce sont, pour la plupart, des scènes tirées de la vie domestique, des occupations rurales, les différents métiers, représentés avec tous les outils nécessaires à leur exercice ; des allégories, des arabesques du meilleur goût. Les plafonds y sont peints comme dans nos cabinets modernes les plus élégants, et si l'authenticité de ces tombeaux n'était pas démontrée, on serait tenté de s'y croire le jouet de quelque supercherie, tant il paraît étonnant que le temps ait respecté des ouvrages finis depuis tant de siècles."


extrait de Mes souvenirs d'Égypte, Volume 1, 1826, par Wolfradine Auguste Luise von Minutoli (1794-1868), épouse de l’archéologue prussien, le général Heinrich Menu von Minutoli (1772-1846), qu’elle a accompagné lors de ses missions de fouilles en Égypte.

La "pittoresque désolation" et la "mélancolique majesté" de Deïr el-Bahari, selon Joseph Joûbert

Deïr el-Bahari, en 1878    



"J'ai conservé Deïr-el-Bahari, comme on dit vulgairement, pour la bonne bouche. C'est, en effet, un morceau de choix et qui, dans son genre, lui aussi, non moins que le Pavillon de Médinet-Abou, sort du type conventionnel de l'architecture égyptienne.(...)
Le temple imposant de Deïr-el-Bahari (cloître du Nord), quoique fort ravagé, fit une heureuse diversion aux sensations pénibles que je venais d'éprouver dans l'antre fétide des abjects voleurs de cadavres. Le monument commémoratif de la reine Hatasou se présente avec une noble grandeur, soit qu'on l'aborde comme je le fais en arrivant du Nil, soit qu'on l'aperçoive à ses pieds, lorsqu'on suit la crête des hauteurs voisines. 
Ces ruines sont vraiment encore altières, avec leur cadre sévère de monts grisâtres luisants au soleil : l'édifice en beau calcaire blanc, adossé aux falaises à pic, taillé dans la roche vive, s'étale en amphithéâtre et domine la plaine de Thèbes de ses trois temples superposés, de ses quatre terrasses étagées comme les marches d'un escalier gigantesque, et qui font penser aux fameux jardins suspendus de Babylone.
Mariette, auquel revient l'honneur d'avoir dégagé le monument des sables qui l'avaient presque englouti, fait observer que "Deïr-el-Bahari a été construit sur un plan bizarre, qui ne rappelle, même de loin, aucun des autres temples de l'É
gypte". C'est, en effet, cette succession de plates-formes et de portiques qui en fait ou plutôt en faisait l'originalité.
Autrefois on y arrivait par un dromos de sphinx, long de cinq à six cents mètres, et deux obélisques en décoraient l'entrée ; il ne reste aujourd'hui de ces aiguilles que deux blocs méconnaissables. À partir de là il fallait gravir la montagne au moyen d'une série de larges rampes pour atteindre les cours superposées. À chaque étage régnait, sur trois faces, une galerie couverte, portée par des colonnes polygonales, qui donnaient accès à des chambres creusées dans le roc. Malheureusement l'édifice a été affreusement dévasté. Sur la première terrasse cependant se dresse encore un beau pylône de granit rouge assez bien conservé ; sur la dernière s'élevaient jadis une magnifique arche de granit et une deuxième voûte de porphyre, l'une et l'autre bâties exactement dans l'axe du temple, mais dont il ne subsiste plus de vestiges. M. Bruce a reconstitué sur le papier le plan du mausolée tel qu'il devait exister au temps de sa grandeur intégrale. Cette restauration rétrospective peut être d'un certain intérêt pour les archéologues en chambre et je n'en discute pas le mérite ; mais, à mon avis, des travaux de ce genre, si estimables qu'ils soient, ne vaudront jamais les ruines mêmes qui, quoique mutilées et sabrées par les hommes, quoique rongées ou abattues par la nature, rayonnent d'une pittoresque désolation et resplendissent d'une mélancolique majesté."



extrait de En Dahabièh, du Caire aux cataractes : Le Caire, le Nil, Thèbes, la Nubie, l'Égypte ptolémaïque, 1894, par Joseph Joûbert (1853-1925?), voyageur, explorateur, conseiller de la Société des études coloniales et maritimes.

La mosquée Ibn Touloun est "sans contredit le plus beau monument arabe qui reste en Égypte" (Jean-François Champollion)

mosquée Ibn Touloun
illustration extraite de Georges Ebers, L'Égypte, 1883
"On a dit beaucoup de mal du Caire : pour moi, je m'y trouve fort bien ; et ces rues de 8 à 10 pieds de largeur, si décriées, me paraissent parfaitement bien calculées pour éviter la trop grande chaleur. Sans être pavées, elles sont d'une propreté fort remarquable. 
Le Caire est une ville tout à fait monumentale ; la plus grande partie des maisons est en pierre, et à chaque instant on remarque des portes sculptées dans le goût arabe ; une multitude de mosquées, plus élégantes les unes que les autres, couvertes d'arabesques du meilleur goût, et ornées de minarets admirables de richesse et de grâce, donnent à cette capitale un aspect imposant et très varié. Je l'ai parcourue dans tous les sens, et je découvre chaque jour de nouveaux édifices que je n'avais pas encore soupçonnés. Grâce à la dynastie des Thouloumides, aux califes Fathimites, aux sultans Ayoubites et aux mamelouks Baharites, le Caire est encore une ville des Mille et une Nuits, quoique la barbarie ait détruit ou laissé détruire en très grande partie les délicieux produits des arts et de la civilisation arabes. 
J'ai fait mes premières dévotions dans la mosquée de Thouloum, édifice du IXe siècle, modèle d'élégance et de grandeur, que je ne puis assez admirer, quoique à moitié ruiné. Pendant que j'en considérais la porte, un vieux cheïk me fit proposer d'entrer dans la mosquée : j'acceptai avec empressement, et, franchissant lestement la première porte, on m'arrêta tout court à la seconde il fallait entrer dans le lieu saint sans chaussure ; j'avais des bottes, mais j'étais sans bas ; la difficulté était pressante. Je quitte mes bottes, j'emprunte un mouchoir à mon janissaire pour envelopper mon pied droit, un autre mouchoir à mon domestique nubien Mohammed, pour mon pied gauche, et me voilà sur le parquet en marbre de l'enceinte sacrée ; c'est sans contredit le plus beau monument arabe qui reste en Égypte. La délicatesse des sculptures est incroyable, et cette suite de portiques en arcades est d'un effet charmant. Je ne parlerai ici ni des autres mosquées, ni des tombeaux des califes et des sultans mamelouks, qui forment autour du Caire une seconde ville plus magnifique encore que la première cela me mènerait trop loin, et c'en est assez de la vieille Égypte, sans m'occuper de la nouvelle."


extrait de Lettres écrites d'Égypte et de Nubie en 1828 et 1829, par Jean-François Champollion (1790-1832).

"Pour visiter l'Égypte avec fruit et avoir une idée d'ensemble du pays, il faudrait pouvoir consacrer à cette visite, sinon des années, au moins une saison entière" (Émile Alliaud)

photo de Félix Bonfils (1831-1885).
"S'il est, entre toutes, une contrée célèbre, intéressante, mystérieuse, c'est l'Égypte, contrée trop longtemps négligée des touristes.
Berceau de la civilisation, dès la plus haute antiquité, aujourd'hui, centre commercial et agricole important, la vieille terre des Pharaons, fouillée et rénovée par le monde des savants, réserve de nos jours plus d'une surprise à ses visiteurs.
Dans ses villes riantes et animées, le voyageur est heureux de retrouver le luxe et le confort qui lui sont chers, ayant son attention éveillée, à chaque pas, par mille sujets divers. L'agriculteur, en foulant aux pieds le sol de sa merveilleuse vallée, en observe l'admirable fécondité. L'artiste, en parcourant ses villages et bourgs pittoresques, enfouis au sein de la verdure des oasis qui bordent les rives du Nil, éprouve de véritables joies esthétiques. L'archéologue enfin, en présence des ruines grandioses de ses temples et tombeaux mis (au) jour, ne peut s'arracher à leur contemplation méditative.
L'Égypte, terre classique des souvenirs, est aussi le pays des contrastes. Suivant les zones, c'est tout à la fois la contrée la plus fertile et la plus stérile, la plus verdoyante et la plus aride, la plus plate et la plus accidentée, la plus populeuse et la plus déserte, la plus vivante et la plus morte, la plus desséchée et la plus inondée. Son père nourricier, le Nil, est le grand magicien, opérant tous ces miracles dans son sein, grâce à des débordements périodiques, qui fertilisent le sol partout où il a déposé son limon. Et, de toutes ces oppositions, engendrées par un climat sec et brûlant, agissant sur un sol sablonneux et d'alluvions, ressort comme une anomalie singulière, qui déroute l'étranger et excite son étonnement.
Quoi qu'il en soit, cette contrée, avec son étrange caractère d'originalité, nous apparaît douée d'un charme particulier, qui peut ne pas séduire tout le monde, mais est loin d'être banal. (...)

Les voyageurs cosmopolites débarquant en Égypte, y viennent soit pour affaires, ce sont les commerçants ; soit en mission, ce sont les savants ; soit enfin pour leur plaisir, et ce sont les touristes. De là, diverses catégories de personnes, qui, poursuivant des buts différents, ne fraient pas
ensemble. (...)
Pour visiter l'Égypte avec fruit et avoir une idée d'ensemble du pays, il faudrait pouvoir consacrer à cette visite, sinon des années, au moins une saison entière. Mais pour qui est pressé, quelques jours à la rigueur suffisent ; si l'on veut se contenter d'un aperçu superficiel des choses, et à condition de voyager, à toute vapeur, exclusivement en chemin de fer. (...)
Deux ou trois compagnons de voyage, parents ou amis et de commerce agréable, n'est-ce pas ce que l'on pourrait souhaiter de mieux ? Ajouterai-je que j'ai eu cette rare bonne fortune, et que grâce à des amis dévoués, qui m'ont aplani toutes difficultés, je n'ai rapporté de cette lointaine excursion en terre des Pharaons que de charmants souvenirs ?"


extrait de Souvenirs d'Égypte, par Émile Alliaud (1839-1906), homme de lettres et conférencier qui signait en littérature Émile Daullia

mardi 25 septembre 2018

"Dans les temples comme dans les hypogées, les statues de particuliers étaient destinées à servir de soutien à l’âme" (Gaston Maspero)

illustration extraite de l'ouvrage de Gaston Maspero
"Les Égyptiens se faisaient de l'âme humaine une idée assez grossière. Les Égyptiens se faisaient de l'âme humaine une idée assez grossière. Ils la considéraient comme une reproduction exacte du corps de chaque individu, pétrie d'une matière moins dense que la chair et les 0s, mais susceptible d'être vue, sentie et touchée. Ce double, ou, pour l'appeler du nom qu'ils lui donnaient, ce ka, avait, à un degré moindre que son type terrestre, toutes les infirmités de notre vie : il buvait, mangeait, se vêtait, s'oignait de parfums, allait et venait dans sa tombe, exigeait un mobilier, une maison, des serviteurs, un revenu. On devait lui assurer, par delà notre monde, la possession de toutes les richesses dont il avait joui ici-bas, sous peine de le condamner à une éternité de misères indicibles. 
La première obligation que sa famille contractait à son égard était de lui fournir un corps durable, et elle s’en acquittait en momifiant de son mieux la dépouille mortelle, puis en enfouissant la momie au fond d’un puits où l’on ne l’atteignait qu’au prix de longs travaux. Toutefois, le corps, quelque soin qu'on eût mis à le préparer, ne rappelait que de loin la forme du vivant. Il était, d'ailleurs, unique et facile à détruire : on pouvait le briser, le démembrer méthodiquement, en disperser ou en brûler les morceaux. Lui disparu, que serait devenu le double ? On prêta pour support à celui-ci des statues représentant la forme exacte de son individu. Ces effigies en bois, en calcaire, en pierre dure, en bronze, étaient plus solides que la momie, et rien n’empêchait qu'on les fabriquât en la quantité qu’on voulait. Un seul corps était une seule chance de durée pour le double ; vingt équivalaient à vingt chances. De là, ce nombre vraiment étonnant de statues qu’on rencontre quelquefois dans une seule tombe. La piété des parents multipliait les images, et, par suite, les supports, les corps impérissables du double, lui assurant, par cela seul, une presque immortalité.
Dans les temples comme dans les hypogées, les statues de particuliers étaient destinées à servir de soutien à l’âme. La consécration qu’elles recevaient les animait pour ainsi dire et en faisait les substituts du défunt : on leur servait les offrandes destinées à l’autre monde.
Chaque tombeau de riche possédait une véritable chapelle à laquelle était attaché un sacerdoce spécial, formé de kon-ka ou prêtres du double.
Les prêtres du double accomplissaient aux fêtes sacramentelles les rites nécessaires, ils veillaient à l'entretien de l'édifice, ils administraient ses revenus. Les statues des villes mêmes exigeaient des soins spéciaux. (...)

On comprend maintenant pourquoi les statues qui ne représentent pas des dieux sont toujours et uniquement des portraits aussi exact que l'artiste a pu les exécuter. Chacune d'elles était un corps de pierre ; non pas un corps idéal où l’on ne cherchait que la beauté des formes ou de l'expression, mais un corps réel à qui l'on devait se garder d'ajouter ou de retrancher quoi que ce fût. Si le corps de chair avait été laid, il fallait que le corps de pierre fût laid de la même manière, sans quoi le double n'y trouvait pas le support qui lui convenait. La statue d'où a été détachée la tête conservée au Louvre était, on ne saurait en douter, l'image fidèle de l'individu dont le nom avait été gravé sur elle : l'expression en est d’un réalisme un peu brutal, il faut en accuser le modèle qui ne s'était pas avisé d'être beau, non pas le sculpteur qui aurait commis une sorte d’impiété s'il avait altéré en quoi que ce fût la physionomie du modèle."
extrait de Essais sur l'art égyptien, 1912 ?, par Gaston Maspero (1846 - 1916)





L'intimité profonde du fellah avec sa terre, selon Théophile Gautier

photo Marc Chartier
"Une remarque qui se présente à l'esprit du voyageur le moins attentif dès ses premiers pas dans cette basse Égypte où, depuis un temps immémorial, le Nil accumule son limon par minces couches, c'est l'intimité profonde du fellah avec la terre. Le nom d'autochtone est véritablement celui qui lui convient : il sort de cette argile qu'il foule ; il en est pétri et s'en dégage à peine. Comme un enfant le sein de sa nourrice, il la manipule, il la presse, pour faire jaillir de cette brune mamelle le lait de la fécondité. Il s'enfonce jusqu'à mi-corps dans cette vase fertile, il la fouille, il la remue, l'arrose, la dessèche, selon qu'il est besoin, y trace des canaux, y lève des chaussées, y puise le pisé dont il bâtit sa demeure éphémère, et dont il cimentera son tombeau. 
Jamais fils respectueux n'eut plus de soin de sa vieille mère ; il ne s'en sépare pas comme ces enfants vagabonds qui délaissent le toit natal pour aller chercher les aventures ; toujours il reste là, attentif au moindre besoin de l'antique aïeule, la terre noire de Kémé. Si elle a soif, il lui donne à boire ; si trop d'humidité la gêne, il la dérive ; pour ne pas la blesser, il la travaille presque sans outils, avec ses mains ; sa charrue ne fait qu'effleurer la peau tellurique, recouverte chaque année d'un nouvel épiderme par l'inondation. À le voir aller et venir sur ce sol détrempé, on sent qu'il est dans son élément. Avec son vêtement bleu, qui ressemble à une robe de pontife, il préside à l'hymen de la Terre et de l'Eau. Il unit les deux principes qui, échauffés par le soleil, font éclore la vie. 
Nulle part cet accord de l'homme et du sol n'est plus visible ; nulle part la terre n'a plus d'importance. Elle étend sa couleur sur toute chose : les maisons revêtent cette teinte, les fellahs s'en rapprochent par leur teint bronzé, les arbres, saupoudrés d'une fine poussière, les eaux, chargées de limon, se conforment à cette harmonie fondamentale. 
Nous faisions ces réflexions en traversant au galop de la locomotive cette vaste plaine brune, et nous nous disions que, pour la peindre, l'artiste n'aurait besoin sur sa palette que de cette couleur qu'on appelle précisément momie, avec un peu de blanc et de bleu de cobalt pour le ciel. Les animaux eux-mêmes portent cette livrée : le chameau fauve, l'âne gris, le buffle bleu d'ardoise, les pigeons cendrés et les oiseaux roussâtres rentrent dans le ton général."

extrait de L'Orient - tome 2, Théophile Gautier (1811-1872), poète, romancier et critique d'art français

"L'Égypte : un immense livre que l'on veut pouvoir lire" (de Carcy)


"L'Égypte nous a donné une disposition d'esprit qui doit être la même chez beaucoup des visiteurs de cette contrée. Les uns s'en tiennent aux seules impressions, déjà vives, de la curiosité ; d'autres suivent les aspirations plus sérieuses vers lesquelles on se sent doucement entraîné.
Le projet d'un voyage en Égypte nous avait séduits, comme étant un peu en dehors des voyages ordinaires. Notre but était de juger par nous-mêmes des charmes si vantés du climat et de voir des merveilles classiques remontant à des époques si reculées, qu'on peut en calculer à peine la haute antiquité. Nous désirions encore observer la civilisation orientale, dont nous supposions, avec raison, la marche plus accentuée et plus rapide en Égypte que dans les autres pays musulmans. Ces désirs, successivement satisfaits, ont fait place à d'autres que nous n'avions pas soupçonnés.
Les mystérieux monuments de l'Égypte présentent des problèmes dont la solution est attractive.
La curiosité matérielle satisfaite, la curiosité intellectuelle et morale s'éveille ; on a conscience - nous parlons pour nous -, de son inaptitude à comprendre les grands rébus historiques et religieux qui se rencontrent à chaque pas. Se laisse-t-on aller à en commencer l'étude, on est aussitôt saisi par un extrême intérêt ; on s'entraîne à soulever chaque jour davantage les voiles qui cachaient à l'esprit une appréciation plus juste de la civilisation primitive du pays des Pharaons. (...)

En Égypte, le côté artistique et poétique existe partout dans la nature. Le grand peintre est le soleil ; ses œuvres sont ces scènes inimitables, sans cesse variées, composées avec cette lumière splendide qui dore les clairs, perce les ombres les plus accusées et inonde d'harmonie l'ensemble de ses tableaux.
En vivant au milieu de ces beaux effets, ils élèvent la pensée, ils attirent l'esprit vers les recherches sérieuses et historiques que les ruines monumentales invitent à entreprendre. On sent, devant le spectacle des gigantesques efforts de l'humanité, que les yeux ne sont pas seuls émerveillés, que les aspirations philosophiques de notre âme sont elles-mêmes puissamment excitées.
L'Égypte devient un immense livre que l'on veut pouvoir lire, une charte que l'on cherche à déchiffrer. On quitte alors ce pays en gardant le désir d'approfondir une science qui, lorsqu'on est éloigné, paraît encore augmenter d'attrait.
Nous avons mieux compris à notre départ ce que M. Mariette nous avait dit à notre arrivée, sur l'espèce de passion d'égyptologie qui s'étant peu à peu emparée de lui n'avait fait qu'augmenter avec la durée de son séjour."



extrait de De Paris en Égypte : souvenirs de voyage, 1874, par Charles-Frédéric-Alexandre André de Carcy (1814-1889), aristocrate lorrain, ancien élève de Saint-Cyr et ancien chef d'escadron d'État-major