jeudi 4 octobre 2018

Le Caire : conseils aux visiteurs, par René Delaporte

Abdullah Frères, rue du Caire
"Les Mille et une Nuits nous ont fait du Caire une ville si attrayante que l'arrivée dans la capitale khédiviale est presque une désillusion. On ne retrouve pas les tableaux figurés à l'avance. Tout d'abord, l'imagination n'est pas
saisie.

La descente du train sur les quais macadamisés de la gare, ne reflète point le cachet oriental, mais rappelle la station européenne. Le style, les nombreux tharboucks et les langages divers qui s'y croisent, annoncent un monde nouveau. Déjà, l'on a une idée du (cosmopolitisme) de cette belle ville. Celui-ci et le mélange des races lui impriment ce pittoresque et cette couleur locale que mes yeux n'avaient encore vu nulle part.(...)
En général le voyageur curieux - ils le sont tous - prendra un guide drogman et se laissera conduire dans le dédale des rues presque sans s'y reconnaître. Il aura une idée très imparfaite de la topographie de la cité. À peine pourra-t-il se diriger seul, orienter et placer les monuments dans un ordre géographique convenable. Sa classification consistera simplement dans l'ordre chronologique de visites. Ce touriste aura vu le Caire comme on regarde une pièce de théâtre à dix tableaux mais ne connaîtra pas la ville ; il se ressouviendra des grandes lignes seulement ; il aura visité les monuments sans en avoir détaillé les beautés artistiques ; il trouvera que tout est magnifique parce que tout le monde dit que c'est magnifique. Incapable de se diriger lui-même il sera incapable de donner aucun renseignement exact sur ce qu'il aura vu. Dans ces conditions autant admirer les beautés de la fameuse Masr-el-Kahira au travers des loupes d'un stéréoscope.
Si ce voyageur reste longtemps au Caire, plusieurs méthodes sont à choisir pour chercher à connaître la topographie de la ville. La première et la plus simple est de se diriger sur le point le plus élevé du Mokattam et d'admirer le panorama déroulé devant ses yeux en se gravant dans l'esprit les principaux monuments aperçus.
Une seconde méthode, celle-ci pour ceux qui aiment les aventures, consiste à se jeter avec son plan dans les rues et chercher à s'y reconnaître. Cette dernière est plus longue mais combien plus intéressante. Ce fut la mienne. Dès le lendemain de mon arrivée, je 
me lançai dans le Caire. Tout d'abord j'allai à l'aventure, me dirigeant vers les quartiers européens pour revenir ensuite par la ville indigène. Je m'égarai dans un labyrinthe inextricable de rues petites et tortueuses. Mainte fois un mur, une porte me barraient le passage, me forçant à revenir sur mes pas. Les indigènes, leurs grands yeux ébaubis me regardaient, manifestaient souvent leur étonnement et me suivaient pendant longtemps. (...) Après maints et maints détours ne pouvant sortir sûrement du dédale des ruelles, je consultais mon guide (un Baedeker malheureusement). Nos guides français sont d'une vétusté ne les recommandant point au touriste. Grâce à lui, je finis par rentrer à l'hôtel Bristol, où un bon déjeuner à la française m'attendait."



extrait de Dans la Haute-Égypte, 1898, par René Delaporte, ex-chargé de missions du ministère du Commerce, auteur d'un recueil de poésies sous le pseudonyme Henry Mercq

mercredi 3 octobre 2018

"Je conseille de préférence pour admirer (le sphinx) le moment où la lune se lève" (comtesse de La Morinière de La Rochecantin)

photo attribuée au baron Paul des Granges, circa 1860
"Nous profitons d'une belle et douce journée pour aller aux pyramides de Gîzé saluer le sphinx à midi. C'est l'heure où, paraît-il, le regard de ses yeux, aux orbites immenses, prend une expression toute particulière.
Nous laissons à Mena-House notre victoria attelée à deux petits barbes, pour prendre une voiture à sable traînée par une mule et conduite par un homme en turban.
Après avoir repoussé les offres de plusieurs guides bavards, nous arrivons en vue des cubes de pierre fabuleux qui recou
vrent les restes de Khéops et de Khéphrèn.
Un peu plus loin se trouve la pyramide de Mykérinos qui doit, à côté de ses importantes voisines, souffrir de sa petitesse.
Pas un instant je n'ai le désir de faire l'ascension des pyramides ou de les visiter à l'intérieur ; je laisse ce plaisir qui demande beaucoup de temps et d'efforts à quelques-uns de mes compagnons plus intrépides. Leur récit au retour me convaincra de ma sagesse. Quelle fatigue de s'engager dans d'étroits et sombres corridors dallés de marbre blanc très glissant où, par surcroît, on est réduit sans cesse à marcher plié en deux sous des plafonds très bas ! Pour récompense de tant de peine, les couloirs accèdent à une place vide ! Là se trouvait jadis la momie royale. Il faut revenir sur ses pas par le même chemin, la dépense de forces est excessive,
mais la jeunesse est faite pour affronter les difficultés. La peine prise ajoute de la valeur aux choses. Je loue donc ceux qui, lestes et agiles, plus courageux aussi que moi, ont entrepris cette exploration d'un des plus grands tombeaux de l'antiquité.
Après avoir regardé, sans trop en comprendre les beautés, la pyramide de Khéops, une des merveilles du monde, je me hâte vers le roi du désert, le Grand Penseur, celui qui semble avoir toujours été tant il a vu de siècles, dont l'existence a précédé celle de Khéops.
Le lion couché, à tête humaine, au front obstiné qui semble vouloir garder le désert, représentait le dieu Harmakis (le soleil brillant). Les oreilles plates et vastes de ce
monstre sont-elles fatiguées d'avoir entendu tant de cris de triomphe et de douleur ? D'avoir perçu trop de bruit de fêtes ou de combats ? Est-il blasé d'entendre à présent les exclamations enthousiastes des voyageurs de passage ou les vains mots des désœuvrés ? S'attriste-t-il des soupirs des délicats, de ces pauvres être fragiles qui se désespèrent de ne pas retrouver la santé, la joie de vivre sous l'égide de son ombre protectrice ?
Ses larges yeux sont-ils las d'être ouverts jour et nuit sur le monde ? Se souvient-il des conquérants glorieux et des vaincus humiliés qu'ils traînaient à leur suite ?
Est-il, ce dieu superbe, furieux d'être 
exhibé comme un phénomène par des Bédouins avides aux yeux étincelants, épiant, pareils des oiseaux de proie, ceux à qui ils extirperont quelques shillings pour des renseignements qu'on ne leur aura pas demandés ? 

À l'heure de la sieste ou dans le calme des nuits sans lune, quelle énigme le sphinx songe-t-il à poser au monde entier ?
Préfère-t-il les caresses enflammées du soleil ou est-il ému par la tendresse douce qui se dégage d'un ciel constellé d'étoiles, qu'une puissance inconnue se plaît à faire briller au-dessus de sa tête ? Si j'ignore l'heure de prédilection du monstre à tête humaine, je conseille de préférence pour l'admirer le moment où la lune se lève. Par une claire nuit égyptienne, le globe d'or précieux répand sur toute la campagne 
une lueur tendre et assez vive pour permettre de distinguer loin et bien toute chose.
En vérité, de ma seconde visite au sphinx, j'attendais trop ; rien ne devait effacer l'impression éprouvée en venant vers lui par une nuit de clair de lune, la première et la seule que nous ayons passée au Caire en débarquant d'Alexandrie. Sa face de pierre énigmatique m'avait semblé alors animée et ses yeux avoir un regard insondable.
Après une si grande et si religieuse joie, comment avais-je pu supposer qu'une autre lui serait comparable, même à l'heure fameuse de la méridienne !
Je dois ajouter que si le sphinx est surtout une divinité nocturne, la beauté du désert qui l'environne s'avive sous le grand soleil de midi. Les pyramides, à ce moment précis, revêtent une grandeur, une noblesse très particulière et sont d'un éclat plus réel et plus saisissant."


extrait de Du Caire à Assouân : impressions d'Égypte, par la Comtesse Le Bault de La Morinière de La Rochecantin (18.. - 1919), née Marie Madeleine de Menou, originaire du Perche (Normandie), mariée le 30 Juin 1879 au comte Olivier Le Bault de la Morinière de la Rochecantin (1851-1915)

"Fouiller, toujours fouiller, avec l'ardeur passionnée du savant qui veut arracher à cette vieille terre des Pharaons quelques lambeaux de son passé, telle est la nature des travaux de l'égyptologue" (Henry de Vaujany)

Fouilles dirigées par Mariette à Memphis, en 1893 (source : Egypt Museum)

"Le Musée d'antiquités égyptiennes de Boulaq a été fondé par Mariette-Pacha pour conserver les précieuses collections provenant des fouilles exécutées dans toute l'Égypte, et pour servir à l'étude pratique de l'égyptologie. Mais bien qu'il soit, sous ce point de vue, le plus riche du monde, il est cependant
incomplet, et les rives du Nil recèlent encore sous
leurs sables plus d'un monument qui devra jeter la lumière sur plusieurs points de l'histoire restés obscurs jusqu'ici.
Mariette-Pacha est mort, brisé par ses travaux, à la fin de l'année 1880, et M. Maspéro, un des maîtres de l'égyptologie, a été appelé pour continuer sa lourde tâche. Cette tâche est rude, en effet, et souvent ingrate ; les difficultés à vaincre demandent un courage à toute épreuve, et souvent même anéantissent les forces de l'homme le plus robuste. Parcourir les déserts sous un soleil de plomb, sonder le terrain à chaque pas, attaquer le granit d'une montagne ou s'engager dans les galeries croulantes des temples et des hypogées, déblayer des monuments, fouiller, toujours fouiller ce sable incandescent qui aveugle, avec l'ardeur passionnée du savant qui veut arracher à cette vieille terre des Pharaons quelques lambeaux de son passé, telle est la nature des travaux de l'égyptologue. Déjà des fouilles entreprises par M. Maspéro dans la nécropole de Memphis et à Thèbes ont été couronnées d'un succès éclatant ; la découverte de Deir-el-Bahari surtout est venue enrichir l'histoire de documents précieux, et fixer les incertitudes sur quelques points douteux. (...)
Aujourd'hui tous ces trésors sont venus prendre place au milieu des monuments du Musée de Boulaq. (...)

Le musée de Boulaq rivalise avec tous les autres musées d'Europe pour les monuments royaux de grandes dimensions. Il possède en effet ces stèles de reines et ces beaux sarcophages de granit des princes de l'Ancien-Empire ; il peut surtout montrer, comme un admirable spécimen de l'art à ces époques si prodigieusement reculées, la statue de Khéphren (Khafra, fondateur de la seconde pyramide de Giseh), chef-d’œuvre qu'aucun autre temps n'a surpassé et qui compte près de six mille ans d'existence." 



extrait de Le Caire et ses environs : caractères, mœurs, coutumes des égyptiens modernes, par Henry de Vaujany (1848-1893), égyptologue français

"La plus grande merveille de l'Égypte, c'est le Nil" (comte de Ségur)

photo Marc Chartier
"La plus grande merveille de l'Égypte n'est pas l'ouvrage des hommes ; la nature seule l'a créée : c'est le Nil. Il ne pleut presque jamais dans ce pays ; mais son fleuve lui apporte annuellement, par des débordements réglés, le tribut des pluies qui tombent dans les contrées voisines.  
L'Égypte était coupée de canaux qui distribuaient partout ses eaux bienfaisantes. Ainsi ce fleuve, répandant la fécondité, unissant les villes entre elles et la mer Méditerranée avec la mer Rouge, servait d'engrais à l'agriculture, de lien au commerce, de barrière au royaume, et était tout ensemble, comme le dit Rollin, le nourricier et le défenseur de l'Égypte.
Le Nil a ses sources en Abyssinie ; il coule paisiblement dans les vastes solitudes de l'Éthiopie ; mais, en entrant en Égypte, il se trouve resserré dans un lit étroit, rempli de rochers énormes qu'on appelle cataractes, et qui le rendent furieux. Il précipite rapidement son cours du haut de ces roches dans la plaine, avec un tel bruit qu'on l'entend de trois lieues. 
Ce qui cause ces débordements si nécessaires à la fertilité de l'Égypte, ce sont les pluies qui tombent régulièrement en Éthiopie, depuis le mois d'avril jusqu'à la fin d'août. L'inondation du Nil commence en Égypte à la fin de juin, et dure trois mois. Les plaines de ce beau royaume offrent ainsi deux aspects bien différents dans deux saisons de l'année. Tantôt c'est une vaste mer sur laquelle s'élèvent une grande quantité de villes et de villages ; tantôt c'est une belle et féconde prairie, peuplée de troupeaux, couverte de palmiers et d'orangers, dont la verdure émaillée de fleurs charme les yeux."
 
extrait de Histoire ancienne, par le comte Louis-Philippe de Ségur (
1753-1830), diplomate, auteur dramatique, historien, poète ; élu à l'Académie française en 1803

"Le puits qui porte le nom de ce saint patriarche (Joseph) mérite d'être vu" (Charles de Sainte-Maure)

Extrait de l'ouvrage de Paul Lucas "Voyage du sieur Paul Lucas fait en MDCCXIV, &c. par ordre de Louis XIV, dans la Turquie, l'Asie, Sourie, Palestine, Haute et Basse Egypte, &c...", vol. Ι, Amsterdam, Steenhouwer & Uytwerp, 1720.

"Le Château où le (Pacha) fait sa résidence, quoique très négligé, est encore assez beau, le peu de peinture et d'architecture qu'on y remarque montrent un bel échantillon de la magnificence des princes qui l'ont bâti : la vue de ce château, qui règne sur la ville, sur le Nil et sur la campagne est incomparable : bien des Égyptiens croient, sans le témoignage d'aucune tradition écrite, que le château dont je vous parle était le palais de Joseph ; on y montre les greniers, et la salle où l'on veut qu'il ait donné ses audiences, mais comme les commencements du Caire qui certainement n'ont été bâtis que des ruines de la ville de Babylone, même d'une partie de celle de Memphis, sont beaucoup moins anciens que ce patriarche. 
J'ai prié Messieurs les habitants du Grand Caire de trouver bon que je ne prenne point Joseph pour le fondateur de leur principal édifice : ce qu'il y a de vrai c'est que le puits qui porte le nom de ce saint patriarche mérite d'être vu ; il est creusé dans le roc, et peut avoir quarante toises de profondeur : son ouverture qui en a quatre en carré, continue de la même grandeur jusqu'au fond. On y descend par un escalier de neuf à dix pieds de large, les marches en sont si commodes que les bœufs les descendent et les montent fort aisément. La forme de ce puits est carrée, on s'y promène tout autour. Dans le tour qu'on fait des quatre façades, on trouve deux ouvertures sur chacune qui donnent du jour à l'escalier. On ne peut descendre que jusqu'à la moitié du puits, où l'on trouve des bœufs qui tirent de l'eau pour la jeter dans un réservoir, duquel d'autres bœufs qui sont en haut font monter la même eau dans un autre réservoir pour la distribuer.
J'ai été voir les pyramides bâties à quatre lieues du Caire, et à une demie du Nil, par les anciens rois d'Égypte. Ces édifices furent mis au nombre des merveilles du monde. Hérodote et plusieurs autres auteurs décrivent que deux cent vingt mille hommes travaillèrent à la première durant vingt années, par ordre du roi Chaemis ou Chresomis. Chaque face de son carré par le bas est de plus de deux cents toises, et sa hauteur de huit cents pieds.
La seconde qu'on croit avoir été bâtie par les soins du roi Chaeops, prince qui fut indigne du trône, n'est pas si considérable ; et la troisième qu'on attribue à la courtisane Rodope, sans pouvoir l'assurer, est un diminutif des deux autres.
On ne peut entrer que dans la première, parce que le roi qui l'avait fait bâtir, n'ayant pas été jugé digne des honneurs de la sépulture, n'y fut point enterré ; par cette même raison, l'entrée n'en a point été fermée. J'ai craint d'étouffer dans ce terrible labyrinthe où je me suis bien promis de ne rentrer jamais de ma vie. On y grimpe avec beaucoup de peine et assez d'apparence de s'y casser le cou si l'on fait un faux pas. On y trouve après bien des difficultés une chambre de douze pas de longueur, de six de large, et d'environ vingt pieds de haut ; neuf pierres larges de quatre pieds chacune, qui couvrent cette chambre, s'appuient sur deux murs dont les murailles en dedans sont d'un marbre granite noir parfaitement poli et merveilleusement employé. Dans le fond de cette chambre, on voit un tombeau dans lequel il n'y a rien ; il est long en dedans de sept pieds ; il en a trois de large, près de quatre de haut et cinq pouces d'épaisseur. Il est d'une pierre grisâtre approchante de l'orphire (porphyre) sans être rouge, et la pierre qui est fort dure résonne comme une cloche quand on frappe dessus.
Au surplus, Monsieur, il n'y a point de potentat en Europe qui ne pût immortaliser son nom par de semblables édifices, s'il était malheureusement infatué des mêmes principes où étaient les Égyptiens. Pour les mumies ou momies, comme il vous plaira de les nommer, telles qu'on les trouve dans le désert, je suis persuadé que le moindre pharmacien qui saurait son métier pourrait s'acquitter aussi bien que les anciens de vider un corps après sa mort, de l'emplâtrer, de le remplir de gomme et de parfums et de le serrer avec une si grande quantité de bandages que l'air n'y pouvant entrer, l'accès en serait interdit à la corruption
(...) Ce qui me paraît de plus clair, c'est que les Égyptiens se croient les premiers et les plus anciens de tous les peuples, avec assez de fondement, et si les Phéniciens n'avaient pas inventé l'écriture, les Égyptiens auraient la gloire d'être les auteurs ou les pères des Arts les plus utiles. Ces derniers avaient deux sortes de lettres : les sacrées et les vulgaires. Les sacrées étaient des sculptures et des figures fort extraordinaires que les auteurs ont nommées hiéroglyphes : ils les faisaient tailler sur des pierres, sur des obélisques, ou sur des pyramides, où des prétendues figures sacrées représentaient les principaux dogmes de leur théologie et de leur science politique et morale; mais ils ont toujours fait un si grand mystère de cette science hiéroglyphique que Pythagore, comme bien d'autres philosophes, l'ont étudiée sans y avoir compris grand-chose."



extrait de Nouveau voyage de Grèce, d'Égypte, de Palestine, d'Italie, de Suisse, d'Alsace et des Pais-Bas, fait en 1721, 1722 et 1723, par Charles de Sainte-Maure (16..-17..), commandeur de Beaulieu, qui se présente comme un officier, fils de militaire

mardi 2 octobre 2018

Philae : "Quelle retraite merveilleuse, féerique, digne de l'Orient !" (Juliette de Robersart)

Philae : photo datée de 1902 ; auteur non mentionné
14 février 1864. 
"Samedi matin, je suis montée à âne pour aller à Philée ; toute cette frontière est habitée par des Nubiens peu vêtus et qu'on dit doux et très fidèles. Quelle route grandiose ! quel chaos de blocs gigantesques ! quel autre monde que ce désert de granit rose qu'on traverse, n'entendant que le cri des chacals !
Quel est le Pharaon dont le marteau et le compas sont restés subitement glacés par la mort ? Un obélisque ébauché, de trente-deux mètres de longueur et resté sur place, dit à sa manière : vanité ! De cette hauteur, on voit les ruines de la Syène des Égyptiens, de la ville romaine et de l'actuelle cité qui ne vaut guère mieux. Le passé, le présent, l'avenir : Vanité ! 

La poussière des carrières de granit forme des routes excellentes sur lesquelles nos ânes prirent le mors aux dents. (...)
Les rochers s'entassent les uns sur les autres et se surplombent d'une manière sombre et effrayante ; le Nil est mugissant et armé d'écueils, les rives, si vertes d'ordinaire, sont là d'une sublimité sauvage ; aussi Philée, avec ses colonnades, ses temples, ses palmiers, la riante campagne qui l'entoure, semble-t-elle la plus ravissante des apparitions ; on la voit tout à coup telle que le poète nous peint les jardins d'Armide. Nous avons laissé nos ânes sous un sycomore. Un Nubien nous conduisit dans sa petite barque au pied d'un temple charmant où nous débarquâmes. Le Nil entoure Philée de toutes parts sans l'inonder jamais.
Les antiquaires n'ont point pour elle, malgré ses charmes, un véritable amour, une passion, parce qu'elle ne date que des Ptolémées ou d'un
certain Nectabos, trente ans avant Alexandre, peuh ! et enfin des Romains. Elle était couverte de monuments sacrés ; il ne reste plus que deux temples, une colonnade et des débris épars sur le sol.
Au sud, il y a un petit obélisque qui a perdu son pyramidion, et tout auprès les ruines d'Athor (Vénus) (370 avant J.-C.). Les chapiteaux sont formés par des têtes de femmes très grosses, et dont les oreilles allongées ressemblent à des plumes et non point aux oreilles d'ânes si fort prisés en Égypte. Je ne dis pas que ces petits ânes, doux au trot et vaillants comme Alexandre le Grand, leur ancien maître, ne le méritent, mais j'ai donné tout ce que j'avais d'enthousiasme en ce genre aux mules d'Espagne.
Un propylée m'a surprise ; il est formé de deux colonnades de longueur inégale et de plan différent. Il est vrai que cette divergence permet de voir les pylônes du temple d'Isis. La bonne Isis, sous les traits de Joseph Moussalli, nous a offert à déjeuner dans son pronaos et au milieu de dix colonnes pharaoniques couvertes de sculptures et de restes de peintures. 

Rien ne nous a manqué, pas même le délicieux moka qu'une cange amarrée au rivage, en attendant un vent favorable pour repasser la cataracte, nous a gracieusement envoyé.
Le sanctuaire d'Isis n'offre de curieux qu'une niche en granit rosé ; mais autour de lui s'ouvrent plusieurs pièces dont les murailles sont ornées de bas-reliefs d'un grand mérite, qui donnent une idée des costumes, des coupes et des vases du IIIe siècle avant Jésus-Christ.
Un escalier sans appui, (rampant) comme un limaçon le long de la muraille et mis (au) jour par la chute d'une pierre, nous a introduites dans un caveau où on croit que les prêtres d'Isis faisaient disparaître leurs ennemis. D'autres chambres retirées servaient aux embaumements ; on dirait qu'elles sentent encore le natron.
Sous une des portes, une inscription dont une malveillance bornée a gratté quelques mots, rappelle que le général français Desaix poursuivit les Mamelucks au-delà de la cataracte après la victoire des Pyramides. Une inscription bilingue, en l'honneur de Ptolémée et de Cléopâtre, a une grande célébrité. 

Je suis restée de longues heures, tantôt assise sur le fût d'une colonne, tantôt sur la tête du sphinx renversé, pendant que la chaleur accablait, regardant les palmiers, les fleurs, les hautes herbes qui envahissent les ruines, les pierres croulantes amoncelées ici avec coquetterie par la main du temps, les perspectives charmantes, le Nil aux flots d'or ; quelle retraite merveilleuse, féerique, digne de l'Orient !"


extrait de Orient, Égypte : journal de voyage dédié à sa famille, par Mme la Comtesse Juliette de Robersart (1824-1900), femme de lettres belge d'expression française, auteure de récits de voyage

"Ce ne fut pas sans un sentiment de tristesse que je foulai aux pieds les restes de Memphis" (Édouard de Montulé)

Dessin de Memphis, 1849, extrait de Monuments from Egypt and Ethiopia to the drawings of the kings of Prussia, Friedrich Wilhelm IV to these countries sent by his Majesty and ausgefuhrten in the years 1842-1845
 "Le soleil n'était pas encore levé, que déjà nous étions sur la route de Memphis. Toutes les pyramides s'étendaient devant nous sur les roches sablonneuses qui bordent la partie fertile de l'Égypte, du côté de la Libye ; nous n'avions pas fait deux lieues que nous nous trouvions au milieu des ruines de cette ville, presque au pied du désert ; un canal l'en séparait autrefois. 
Que reste-t-il de cette cité si fameuse entre toutes les cités ? Que reste-t-il de cette Memphis dont le nom seul commande encore l'admiration ? Quelques monticules de ruines couverts de dattiers, et, d'espace en espace, des membres épars de statues colossales en granit qui ne semblent avoir survécu aux révolutions que pour indiquer que les Égyptiens avaient travaillé là.
Si je n'eusse pas visité Thèbes et la Haute Égypte, si je n'eusse vu partout que tout ce qui n'était pas monument public est rentré sous le niveau des terres, je me fusse difficilement figuré que cet assemblage de collines renfermât les restes d'une grande ville. En effet, écartées les unes des autres, elles sont séparées par des plaines que les débordements du Nil ont parfaitement égalisées. 

En y réfléchissant, on croira peut-être que les monuments de Memphis ne furent jamais aussi vastes et aussi gigantesques que ceux de Thèbes, à laquelle elle succéda. Des portes comme celles de Carnack ou d'Etfu, peuvent être déformées, détruites, abattues, il en restera toujours une pyramide, une montagne de pierres de taille ; mais rien n'indique à Memphis aucun de ces vestiges. 
Comme cette ville se trouvait plus que les autres à la portée des Perses, ils la détruisirent aussi plus complètement. Les Grecs, les Romains, les Arabes, et en dernier lieu les Turcs, en exportèrent, pièce à pièce, presque tous les monuments. Les palais du Caire, les mosquées nombreuses qui décorent cette ville, présentent un grand nombre de colonnes en granit ou en marbre, qui n'ont certes pas été travaillées dans les temps modernes. Les monuments de cette dernière matière se trouvent rarement dans les ruines d'Égypte ; je ne me rappelle avoir vu que deux colosses en avant d'une porte à Thèbes ; ils sont de marbre blanc, et M. Savary a presque toujours donné ce nom à des pierres calcaires à peu près semblables à celles de Paris ; ce qu'il y a de surprenant, c'est que toutes ces colonnes sont monolithes (d'une seule pièce), et qu'on n'en voit aucune de cette sorte dans les ruines égyptiennes.
Ce ne fut pas sans un sentiment de tristesse que je foulai aux pieds les restes de Memphis ; en vain mes yeux cherchaient l'emplacement du temple de Vulcain que Ménès, son fondateur, avait bâti, et que tant de rois s'étaient plu à embellir ; j'interrogeais chaque colline, aucune ne me parut recéler ce vaste monument.
J'avais mis pied à terre, je me promenais sous les dattiers, lorsqu'un renard m'apparut tout à coup ; je ne pus l'atteindre, il entra dans son terrier. Peut-être quelque temple, quelque palais, autrefois l'admiration des hommes, lui sert-il de refuge !"


extrait de Voyage en Amérique, en Italie, en Sicile et en Égypte, pendant les années 1816, 1817, 1818 et 1819, tome 2, par Édouard de Montulé (1792-1828), voyageur français