mercredi 10 octobre 2018

L'art de monter à chameau, de s'y tenir et d'en descendre, selon Jules Barthélemy Saint-Hilaire





photo sans date ni mention d'auteur

"J'avoue que, quand on regarde pour la première fois cette hauteur (du dromadaire) où l'on doit aller se placer, le sentiment qu'on éprouve est une sorte d'effroi, ou tout au moins d'appréhension. J'ai vu des dromadaires dont le dos, avec leur selle, n'avait guère moins de 10 pieds. Se jucher à cette distance de la terre, dans une posture insolite, sur un siège assez mal assuré, ce n'est pas fort tentant ; et il y a plus d'un de nos compagnons qui s'est gardé durant tout le voyage de la tentation, qui n'est pas en effet des plus séduisantes. Mais, une fois là-haut, on s'y trouve fort à l'aise et l'on y est fait en un instant. 
Il n'y a pas jusqu'à ce balancement obligé de tout le corps, qui doit suivre l'oscillation du chameau, qu'on ne contracte sans peine et avec une espèce de plaisir. Ce balancement ne cause pas du tout le mal de mer, comme on s'amuse à le répéter, et comme on est trop porté à le croire. (...) Ainsi, cette crainte n'est qu'un préjugé ; et il suffit de voir quelle est la position nécessaire du corps, lorsqu'on est à dromadaire, pour comprendre qu'il n'y a point lieu alors à ces affreuses nausées qu'on éprouve à bord. Mais la difficulté véritable, c'est de monter.
Quoiqu'on la surmonte avec quelque habitude, elle reste toujours assez grande, même avec les bêtes les meilleures et les plus dociles. Permettez-moi de vous décrire la manière dont on s'y prend.
Il faut d'abord faire accroupir l'animal. Pour cela, on tire son licou pour lui faire baisser la tête ; et, afin qu'il ne s'y trompe pas, on accompagne ce mouvement d'un certain bruit de gosier qu'il connaît très spécialement. Quand le dromadaire est couché, il est encore fort haut ; et il serait impossible de l'enfourcher, ou du moins il faudrait sauter en selle avec une prestesse que tout le monde ne possède pas. Il faut donc avoir un étrier qui s'attache au pommeau antérieur de la selle ; on y met le pied gauche, et l'on enjambe du pied droit.
C'est ici que commence le danger, si danger il y a. Dès que le chameau vous sent le pied à l'étrier, il cherche à se relever sur-le-champ ; et plus l'animal est distingué, plus ce mouvement est brusque et rapide. On ne laisserait pas que de se trouver en une situation périlleuse, si la bête se dressait tout à coup quand on a le pied gauche pris dans l'étrier et que les mains n'ont pas encore eu le temps de saisir les pommeaux. Pour prévenir tout embarras, on fait ordinairement tenir par quelqu'un le licou, tandis qu'on monte. Ce quelqu'un, fort utile, tient le licou baissé pour que l'animal ne redresse point la tête, et lui appuie même le pied sur la jambe pour qu'elle ne se déplie pas trop tôt. Quand on est seul, il faut ou sauter lestement en selle avant que le chameau ne se relève, ou lui appuyer soi-même la main gauche sur le col qu'on serre assez fortement.
Une fois en selle, on a une autre épreuve à subir. Le dromadaire va se mettre debout. Comme il relève d'abord ses jambes de derrière l'une après l'autre, et il est le seul parmi tous les animaux à se relever ainsi, il vous rejette par ce mouvement tout en avant de la selle où vous êtes renversé puis, relevant ensuite son train de devant, il vous rejette aussi violemment en arrière. Après ces deux oscillations de fort tangage, vous êtes assis tranquillement en selle ; et vous n'avez plus qu'à jouir de la douceur, de la solidité et de la force invincible de votre monture.
Il faut ajouter que, dans cette ascension, soit qu'on la risque seul, soit qu'un compagnon la protège, on n'est pas dénué de secours complètement. Les pommeaux de la selle, devant et derrière, sont très grands ; on les saisit avec la main, et l'on s'y cramponne assez fortement pour qu'ils vous aident puissamment, soit à monter, soit à vous retenir, toutes les fois que vous en éprouvez le besoin.
Une fois en selle, on peut y varier sa position autant qu'on le veut. Habituellement, on est assis à peu près comme les femmes à cheval. On a la jambe droite pliée à l'entour du pommeau de devant, qu'on a devant soi. Elle y appuie très solidement et le pied pose sur le cou de l'animal. La jambe gauche porte toujours sur l'étrier et le corps entier est un peu tourné à gauche. On peut, si l'on veut, prendre la situation inverse, mettre la jambe gauche autour du pommeau, le pied droit, dans l'étrier qu'on a changé de côté, et le haut du corps, tourné à droite en arrière. On peut encore se mettre les jambes pendantes des deux côtés, comme si l'on était à cheval ; ou, enfin, on peut les réunir en les croisant toutes deux devant soi autour du pommeau ; elles portent alors l'une et l'autre sur le col du chameau. 

Il est beaucoup plus facile de diriger la bête que d'y monter. On a d'ordinaire un petit bâton recourbé qui sert à ramasser le licou, sans se baisser, quand par hasard on l'a laissé tomber de sa main. Lorsqu'on veut mener l'animal à gauche, on le touche sur le col à droite avec le bâton. Si on veut le mener à droite, on le touche à gauche. Pour l'animer, on le frappe du talon qui repose dans l'étrier, et qui est à peu près sur son épaule. Le chameau, touché en cet endroit, se met sur-le-champ à trotter ; ou, du moins, il hâte le pas. Pour l'arrêter, c'est du licou qu'il faut se servir. On le tend assez fortement en arrière, et la bête s'arrête assez vite sans d'ailleurs s'arrêter court.
Mais ce n'est pas tout que de monter à chameau et de s'y tenir. Il faut de plus savoir en descendre, et il y a ici encore un procédé qu'il faut connaître. On a des oscillations et du tangage comme pour monter. Seulement, les mouvements sont contraires. 

On avertit d'abord le chameau en le touchant à l'épaule, et en recommençant ce bruit spécial de gosier, semblable à l'effort qu'on fait pour rejeter quelque chose qui gêne la gorge. Le dromadaire s'arrête ; et, après quelques grognements qui n'ont rien de mutin, et qui sont comme un acquit de conscience, il se décide à plier une jambe et à incliner un genou de devant. Vous insistez pour déterminer le mouvement. Il plie alors une jambe, puis deux ; et comme il se trouve alors beaucoup plus bas sur le devant, vous êtes jeté en ce sens sur la selle ; et vous pourriez croire, sans le pommeau, que vous allez tomber. Puis, il plie ses jambes de derrière, et vous êtes rejeté aussi lourdement en arrière que vous venez de l'être en avant. Il appuie son ventre à terre; et, après une ou deux petites oscillations qui l'assoient, vous pouvez descendre avec ou sans le secours de l'étrier.
Il est une autre méthode plus expéditive, où l'on ne fait point agenouiller le dromadaire. Mais je ne la conseille qu'aux gens qui sont sûrs de leur adresse et de leur force. On passe la jambe droite par-dessus le col de l'animal, pour la ramener près de la gauche, qui a quitté l'étrier. On est alors assis de côté, les deux jambes pendantes sur le flanc gauche du chameau. Dans cette posture, on prend de la main droite le pommeau de devant, et l'on se laisse glisser, en protégeant la descente avec le bras qui se détend peu à peu. Le corps se trouve bientôt suspendu; il ne touche pas tout à fait la terre ; on lâche la main accrochée au pommeau, et l'on saute de deux ou trois pieds sur le sol. Cette seconde méthode est plus rapide et plus simple, quand on est adroit ; mais elle n'est pas, je le répète, à l'usage de tout le monde." 


extrait de Lettres sur l'Égypte, par Jules Barthélemy Saint-Hilaire, philosophe, journaliste et homme d'État français (1805-1895)

"De quelle vie le fleuve est animé !" (Gaston Migeon, à propos du Nil)

photo Marc Chartier
 "Remonter le Nil est devenu le plus facile des voyages, après avoir été l'un des plus difficiles et des plus coûteux. Il y a quarante ans, il fallait fréter une barque, embaucher un équipage, s'exposer aux lenteurs d'un voyage, où le vent, les courants, les bancs de sable étaient autant d'éléments hostiles avec lesquels il fallait compter. Seuls les grands seigneurs, et quelques artistes fastueux et fous pouvaient se permettre cette fantaisie, et toute une littérature nous a vanté les agréments d'un voyage que les hommes ne connaîtront plus, où l'inattendu était un stimulant de tous les instants, où le rêve solitaire sous le plus beau climat du monde, s'extasiait des paysages les plus merveilleux, et des monuments les plus saisissants où l'idéal humain ait tenté de s'exprimer.(...)
L'impression est saisissante quand on s'éloigne du port, et que peu à peu se perdent dans le lointain et s'effacent les mosquées du Caire. L'espace s'ouvre devant vous, cet immense espace fait de ciel et d'eau, entre deux rives verdoyantes où s'essaiment les villages de fellahs. Tel le Nil apparaît dès les premières heures qui suivent le départ, tel il apparaîtra aux heures suivantes, jusqu'au terme du voyage. Les deux chaînes arabique et libyque limitent à l'orient et à l'occident un horizon où les yeux s'habitueront et se plairont à suivre aux différentes heures les jeux changeants de la lumière. Les rives fuiront à chaque tour de roue, révélant d'harmonieuses courbes, de grands tournants où le fleuve vous réserve la surprise de sa direction ; elles seront verdoyantes, couvertes de bois de palmiers, animées de villages grouillants d'indigènes, ou bien fauves de sables, dominées par des falaises de rochers rouges d'où les dunes glissent en longues pentes fluides. L'eau tantôt coulera impétueusement, tantôt s'étendra en nappes languissantes et lentes. Et cependant, jamais cette monotonie des choses ne lassera. Du premier au dernier jour, l'œil suivra sans fatigue cette succession de paysages, identiques en apparence, et cependant d'une infinie diversité. Ils vous deviennent familiers, font partie de votre vie, participent constamment au rêve où peu à peu vous inclinent la sérénité de la nature, la solitude et le grand silence. On les retrouve chaque matin avec joie, on les quitte chaque soir à regret. 
Et puis de quelle vie le fleuve est animé ! Il n'est guère d'heure où l'on ne croise quelques barques aux grandes voiles latines triangulaires, qui glissent à la surface de l'eau comme de grands oiseaux blancs, remontant le courant sous le vent qui gonfle leurs toiles, ou se laissant dériver avec une heureuse quiétude. Elles descendent le fleuve, lourdes de chargements ; leurs bords au ras de l'eau bourbeuse, donnent la crainte d'une submersion prochaine. Élégantes et fines de loin, elles apparaissent de près terriblement vieilles et vermoulues ; et cependant elles portent des charges formidables. Les unes ont pris à Girgeh des cargaisons de gargoulettes en poterie, régulièrement disposées par lits, en hauts édifices fragiles ; les autres sont chargées de blé, et c'est comme une lourde masse d'or qui flotte ; d'autres transportent d'immenses cubes laborieusement égalisés de paille hachée. On les voit filer, les grandes barques, entre les deux rives; les bateliers qui les montent se livrent au gré du fleuve, insouciants de l'arrivée, laissant les jours couler, attendant que le vent les pousse.
Ils vivent entre le ciel et l'eau, dormant, priant, chantant, rêvant. Mais parfois le banc de sable est sournois et la barque s'enlise, il faut alors se mettre à l'eau, tirer à la cordelle, comme des chevaux de halage. Parfois aussi on croise des barques pleines de gens et de bêtes : on entend des chants monotones et lents qui peu à peu s'éloignent et se perdent dans la brise; c'est le passeur qui transporte d'une rive à l'autre les gens des villages opposés qui rentrent du marché. Les ânes sont toujours tassés à l'avant, attendant patiemment les débarquements bruyants pleins de cris et de coups de matraques.
D'autres fois, les bateliers se sont attendus, afin de faire de conserve cette longue descente du fleuve; c'est alors une navigation joyeuse, pleine de chants, d'interpellations de barque à barque, en escadrilles cinglant vers des destinations lointaines. Dans cet air si lumineux et si pur, joie des yeux et joie des poumons, où les grandes voiles blanches en ailes de goélands sont l'incessante vie du fleuve, on pense revivre alors une minute de cette antiquité si reculée dont les plus anciennes peintures nous offrent des images toutes semblables." 



extrait de Le Caire, le Nil et Memphis, par Gaston Migeon (1861-1930), conservateur au département des objets d’art du Moyen Âge, de la Renaissance et des Temps modernes au musée du Louvre

mardi 9 octobre 2018

Le mastaba de Ti, à Saqqarah : "Une véritable encyclopédie de l'Égypte au temps des Pyramides" (Pierre Montet)


"Si Hérodote avait visité un mastaba, il n'aurait pas ‘manqué de redire que les Égyptiens avaient des usages bien différents de ceux des autres hommes, car nulle part il n'y a de tombe aussi peu funèbre. (...)
Un autre moyen très employé par eux pour donner l'illusion de la vie, a été de multiplier les scènes qui dans la réalité se passaient à des moments aussi rapprochés que possible. Au tombeau de Ti qui fut découvert par Mariette à Saqqarah et qui mérite toujours de passer pour le plus beau de tout l'Ancien Empire, un panneau couvrant la moitié d'une paroi a été consacré à la moisson et à la rentrée des récoltes. Trois équipes de moissonneurs sont répandues à travers champs. Les épis sont liés en gerbes et les gerbes mises en tas. Des ânes et leurs conducteurs viennent au grand trot pour enlever la récolte. Tirée par la patte et les oreilles, poussée par derrière, chaque bête est amenée contre le sac de gerbes qu'on saura faire basculer sur son dos. Puis le troupeau reprend la direction du village. Un ânon gambade par devant sa mère. Tout allait bien lorsque la charge du second âne se met à glisser. Une grappe d’âniers se pend après le pauvre animal. L'un emprisonne sa tête sous son bras, le second saisit la queue, pendant que les autres remettent les gerbes en équilibre. 
Enfin on atteint les aires. On délie les sacs et, en grande hâte, les meules s'élèvent ; mais bientôt on les défait. Les épis sont étalés sur l'aire et piétinés par des bœufs et par des ânes. Des hommes armés de fourches séparent la paille d'avec les grains et édifient, en y mettant tous leurs soins, des meules qu'ils orneront et consolideront en y enfonçant des tiges de papyrus. Avec des balayettes, des écopes et des cribles les femmes nettoient le grain et déjà l'on commence, pour les besoins de la ferme, à entamer les meules.
Les épisodes ont été si bien choisis que le spectateur peut imaginer sans peine ce qui se passait dans l'intervalle de deux scènes. À côté de l'histoire des céréales on trouvera l'histoire du pain, de la bière et du vin, la chasse, la pêche, les métiers, les divertissements. C'est donc une véritable encyclopédie de l'Égypte au temps des Pyramides."

extrait de Scènes de la vie privée dans les tombeaux égyptiens de l'Ancien Empire, par Pierre Montet (1885-1966), égyptologue

Dans l'Égypte ancienne, la pensée de la mort " (incitait) l'épicurien à de nouvelles jouissances, le sage à de nouvelles vertus" (Jules Baillet)

La Vallée des Rois - photo H. Béchard
" (Dans l'Égypte antique), mieux que tout, la méditation de la mort instruit l'homme sur sa destinée et l'incite à rechercher les moyens de l'accomplir. C'est pourquoi l'on appelle la tombe ou le cercueil "maître" ou "maîtresse de la vie" et pourquoi le sage Ani invite à songer aux fins dernières pour mener une vie vertueuse et se préparer à la mort ; car "La mort ne surprend point le sage", ou, comme Ani s'exprimait, bien avant La Fontaine : "Il n'y a point de surprise pour celui qui agit bien.
D'un bout à l'autre de la vallée du Nil, on ne perd point de vue la double montagne où s'enfoncent les nécropoles : la pensée de la mort ne quitte guère davantage les Égyptiens pendant leur vie ; mais elle ne l'assombrit point. Chez eux, elle incite l'épicurien à de nouvelles jouissances, le sage à de nouvelles vertus. Longtemps d'avance, ils s'occupent de leur tombe ; mais ils la décorent de sujets attrayants. Ils voient dans la vie autre chose et mieux qu'une préparation à la mort ; mais ils s'efforcent de s'assurer dans la mort une image et une continuation de la vie. Nous pouvons affirmer qu'ils regardent la vie comme le bien suprême, mais à condition que la vie humaine se complète en se perpétuant par la participation à la vie des dieux immortels. Se plaçant aux antipodes de la pensée bouddhique, c'est "la mort seconde", c'est la disparition définitive, c'est l'anéantissement, qu'ils tiennent pour le mal suprême et le plus épouvantable châtiment. Ils se prémunirent à l'encontre par la momification et les rites magiques ; mais pour accroître l'efficacité de ces remèdes, ils recoururent aux garanties de la morale. 
En effet, si les vertus trouvaient, sur terre et pendant la vie, des sanctions très appréciées dans les faveurs du roi, par exemple, l'estime et l'affection des contemporains, la stabilité de la fortune, la prolongation même de la vie, on en espérait d'autres encore. Une bonne sépulture et la perpétuité du nom prolongeaient sur terre le même ordre de sanctions. La protection des dieux, qu'on voyait déjà s'exercer pendant la vie, produisait tous ses effets au-delà de la mort. 
Sans doute, le spectacle de la vie et de la mort provoquait les objections du sceptique, non seulement sur la solidité des grandeurs humaines et la perpétuité des plaisirs, mais encore sur la réalité des vertus, sur la providence divine et sur l'attente des rémunérations futures. Toutefois ces doutes absolus, exprimés dans les Chants du harpiste ou par le Chacal koufi, soulevèrent peu d'échos. Presque sans exception, les Égyptiens partagèrent leurs croyances et leurs espoirs entre les divers paradis et les diverses destinées bienheureuses que leur promettaient leurs ancêtres et leurs sages. Or sur ce sujet, leur imagination se déploya avec fécondité."


extrait de Introduction à l'étude des idées morales dans l'Égypte antique, par Jules Baillet, ancien élève de l'École Normale Supérieure, ancien membre de la Mission archéologique du Caire

"Le Nil est, à lui seul, l'alpha et l'oméga, toute la vie et la raison d'être de l'Égypte" (Émile Delmas)

photo datée de 1860 - auteur non mentionné
"La délimitation de l'Égypte, sous réserve des incidents historiques qui l'ont modifiée et la modifieront encore, est d'une grande simplicité. Ce n'est, à proprement parler, que la vallée du Nil depuis Khartoum jusqu'à la Méditerranée.
La vallée du Nil est enchâssée entre la chaîne Arabique qui la borde étroitement à l'Est, et la chaîne Libyque qui la limite à l'Ouest.
Si vous y ajoutez les amas de montagnes pelées et les sables arides par lesquels, à l'Orient, la chaîne Arabique se prolonge jusqu'à la mer Rouge, et, à l'Occident, les pentes calcinées qui relient doucement la chaîne Libyque au désert qui porte son nom, vous aurez déterminé la surface à laquelle on donne le nom d'Égypte.
Elle représente deux cent millions d'hectares environ ; mais la partie que le Nil inonde et fertilise ne compte pas plus de 2,500,000 hectares. Cette surface fécondée, c'est la vallée du Nil proprement dite ; le reste est sans valeur économique ; c'est le domaine des incandescences solaires ; vous n'y trouveriez pas une herbe, à l'exception de quelques points microscopiques, perdus dans cette immensité, mourant de soif en réalité, et qu'on décore du nom d'oasis.
Dans cet encadrement de solitudes brûlantes, sur lesquelles lumière et chaleur semblent se livrer bataille pour l'empire, la vallée du Nil se déroule, verdoyante, embaumée, souriante et silencieuse, comme le sphinx qui la fixe des hauteurs de Gizeh. Ne lui demandez point les hautes futaies, ombreuses et sévères, de notre humide Europe, ni les plantureuses végétations de la mer des Indes ou de l'Amérique tropicale. Il n'y a pas une forêt en Égypte ; il n'y a que des bois de palmiers, mélangés parfois de mimosas, de tamarix, de caroubiers ou de sycomores, formant presque toujours ceinture autour d'un village. Tout le reste du sol est en cultures, froment, fèves, maïs, canne à sucre, graminées de toutes sortes pour le bétail. Mais, sous ce ciel d'un bleu incomparable, dans une atmosphère que le poumon absorbe comme une friandise, dans ce cadre de montagnes, éblouissantes de clartés et de coloris variés suivant l'heure de la journée, cet ensemble de verdure prend une étonnante valeur, tantôt de contraste, tantôt d'harmonie, toujours de paix et de savoureuse langueur.
C'est aussi qu'il est un dieu dans ce séjour bienheureux ; un dieu qui, depuis que le monde est monde, donne tout et n'exige rien ; un dieu qui, bien avant qu'il y eût une histoire, molécule par molécule, édifiait la vallée d'Égypte ; le Nil enfin, qui fut adoré, dont nous retrouverons les autels enfouis pendant tant de milliers d'années ; le Nil, dont nous reparlerons bien des fois et qui est, à lui seul, l'alpha et l'oméga, toute la vie et la raison d'être de l'Égypte."



extrait de Égypte et Palestine, par Émile Delmas (1834 - 1898), armateur et homme politique français

lundi 8 octobre 2018

L'architecture des Égyptiens "fut austère comme leurs mœurs : le style en était simple, mais imposant et sublime" (Léon Labat)

photo datée de 1860, attribuée à Antonio Beato
"Un des plus beaux privilèges de l'architecture est de révéler à la postérité le caractère particulier de chaque peuple. Celle des Égyptiens fut austère comme leurs mœurs : le style en était simple, mais imposant et sublime. Leurs constructions n'étaient ni frivoles ni éphémères comme la plupart des nôtres. L'éternité fut pour eux un culte dont ils inscrivirent les dogmes sur les pages vivantes de leurs gigantesques monuments. Tout portait, chez eux, l'empreinte d'un caractère noble et réfléchi. Ce peuple, qui méditait sans cesse sur les œuvres éternelles de Dieu, tâchait de les imiter, comme pour se rapprocher de son antique origine.
Ces monuments, qu'ils auraient voulu rendre impérissables, devaient être, pour les générations présentes et pour la postérité, l'objet d'une contemplation religieuse. La Grèce, Rome, et, plus tard, notre moderne Athènes érigèrent des temples aux dieux, des palais aux rois, et des cirques pour les amusements du peuple. À ce triple but d'utilité, les Égyptiens surent en joindre un autre qui constitue le caractère propre de leur architecture : leurs monuments, à larges bases et à grandes surfaces, quelle que fût leur destination, furent disposés de manière à recevoir leurs inscriptions hiéroglyphiques.
Un principe religieux et conservateur se rattachant ainsi aux édifices qu'on élevait de génération en génération, la longue vallée du Nil fut bientôt parsemée d'un nombre infini de temples, de mausolées, d'obélisques, de palais et d'aqueducs qui conduisaient l'eau dans toutes les cités. Un noble sentiment de piété religieuse et de respect pour les morts, leur fit entreprendre les constructions les plus prodigieuses qu'ait jamais tentées la puissance humaine : leurs masses, qui s'élevaient jusqu'aux cieux, faisaient naître dans l'esprit de ces populations un sentiment de méditation et de recueillement que nous avons nous-même profondément ressenti à la vue des colossales pyramides de Memphis. Non contents d'honorer les dieux et la mémoire des grands hommes en leur érigeant des monuments, ils voulurent encore donner aux dépouilles mortelles de leurs parents un asile de repos et de conservation éternelle : d'immenses hypogées furent creusés dans les flancs des montagnes et dans le sein de la terre pour y loger d’innombrables momies qui étaient pour eux une sorte de protestation contre le néant. Toutes les actions de ce peuple vertueux rappelaient sans cesse le culte de la divinité et le respect pour les morts. Ce respect fut tel que les Égyptiens ensevelirent dans les tombeaux de leurs ancêtres les différents objets qu'ils avaient affectionnés, ainsi que les instruments qui avaient contribué à leur illustration. Ils poussèrent enfin leur reconnaissance pour les œuvres de Dieu au point d'embaumer et de loger dans les hypogées diverses espèces d'animaux. On serait tenté de croire qu'ils voulurent étendre le dogme de l'immortalité à tous les êtres que le ciel avait fait naître sur le sol fortuné de l'Égypte."




extrait de L'Égypte ancienne et moderne, 1840, par Léon Labat (1803-1847), grand voyageur, ex-chirurgien du vice-roi d’Égypte

"Un aspect de grandeur souveraine" (Élie Reclus, à propos du Sphinx)

photo de Zangaki
"J'ai vu le sphinx ; c'est vraiment une énorme bête de soixante mètres de long, de soixante pieds de haut. C'est une figure d'homme sur un corps léonin, aussi les Arabes l'appellent le Lion de la nuit. Les Mamelouks l'ayant pris pour cible de leurs fusils, dans leurs jeux d'adresse, il a perdu le nez et une partie de la joue ; mais, quoiqu'affreusement mutilé, il a gardé un aspect de grandeur souveraine. M'asseyant en face de lui je l'ai regardé ; je l'ai interrogé à mon tour : "Que sais-tu ? voyons? Depuis que le roi Chéfrem t'a placé en avant de sa pyramide, tu as vu passer bien des nuages, passer longtemps les flots du Nil, contemplé nombre de soleils levants. Autour de toi les dunes se forment, se déforment et se reforment ; grains de sable après grains de sable t'ont passé par dessus ; ils t'ont rongé le corps, rongé les pattes. Tu as vu mourir Memphis et naître le Caire, tu as vu quantité de dynasties, de peuples, de races, d'invasions, de religions, de philosophies. Depuis le temps que tu regardes, que tu réfléchis, tu dois en savoir beaucoup. Personnification du secret de la nature, symbole de la science et de la puissance, que dis-tu ?"
Et le grand œil du sphinx contemplait toujours. Par dessus le sable du désert, par dessus les semailles et les moissons, par dessus les flots. du Nil, par dessus les toits et les cimetières de la grande ville, par dessus la montagne arabique, il plongeait dans les profondeurs du ciel bleu. Et soudain la pensée me vint : "Pas de secret mieux gardé que celui qu'on ignore. Le mystère n'est mystère que parce qu'il ne se comprend pas lui-même. Le sphinx ne serait plus un être fait d'ombre s'il avait en lui un rayon de lumière. II n'en sait pas plus que nous. Tous, tant que nous sommes, nous cherchons, nous cherchons toujours ; les uns savent des mots, mais n'en comprennent pas le sens ; les autres ont l'idée, mais ils n'en trouvent pas l'expression."


extrait de Voyage au Caire et dans la Haute-Égypte, 1865-1875, par Élie Reclus (1827-1904), journaliste, écrivain, ethnologue et militant anarchiste français