mardi 16 octobre 2018

"Les Pyramides ont produit sur moi, selon la distance d'où je les contemplais, trois impressions différentes" (Xavier Marmier)

photo d'Hippolyte Arnoux (en activité vers 1860-1890)
"Après une marche d'environ quatre heures, après de longs circuits nécessités par les derniers points de stagnation du fleuve, nous arrivâmes au pied de la colline de sable où s'élèvent les Pyramides. Une vingtaine de Bédouins, les pieds nus, la poitrine nue, accoururent autour de nous pour nous offrir leurs services. Depuis que l'Égypte est devenue si accessible aux étrangers, et que des bateaux à vapeur y convergent de tous les points de l'Europe, il s'est formé autour des Pyramides une industrie toute nouvelle qui s'alimente par la curiosité des voyageurs. Les Arabes qui habitent un village voisin font métier de vendre à tout venant des statuettes en pierre, des scarabées et autres simulacres d'antiquité, la plupart façonnés de leurs propres mains et enfouis quelque temps dans le sol pour leur donner un air plus respectable. Ils en ont des sacoches toutes pleines, et ils jurent leurs grands dieux que tous ces objets sont de la plus parfaite authenticité, qu'ils les ont déterrés eux-mêmes avec une peine extrême dans les cavités des sépulcres, dans les grottes de Sakkarah. (...)
Tout ce trafic de statuettes et toutes ces promenades sur la cime et sous les voûtes sépulcrales sont une grande profanation, je l'avoue, pour l'orgueilleux édifice de Chéops. Que dirait ce tyran de l'Égypte, bon Dieu ! s'il pouvait voir livrée à un tel sacrilège l'œuvre à laquelle il avait sacrifié tant d'années, hélas ! et la vie de tant de milliers d'hommes ? Mais il y a longtemps que la précieuse poussière de Chéops a été dispersée par les vents comme toute poussière humaine, et les petits bénéfices que les Égyptiens retirent aujourd'hui des monuments élevés à tant de frais par lui et par ses imitateurs, sont comme la tardive moisson des sueurs et du sang dont ce pauvre peuple esclave les a jadis arrosés.
Les Pyramides ont produit sur moi, selon la distance d'où je les contemplais, trois impressions différentes. Dans un certain éloignement, au Caire, par exemple, leurs cimes majestueuses, noyées dans les rayons d'or et d'azur du ciel, ont un merveilleux aspect. On ne peut croire que ce soient des édifices humains qui s'élèvent ainsi à l'horizon, on les prendrait plutôt pour des montagnes. À mesure qu'on s'en rapproche, il semble qu'elles se rapetissent, soit par un effet d'optique, soit à cause des collines qui les entourent. Mais lorsqu'on arrive à leur base, elles surprennent plus que jamais le regard et la pensée, et l'on ne peut, sans une sorte de stupéfaction, mesurer de l'œil ces énormes blocs de pierre rangés symétriquement sur un si vaste espace, étagés l'un sur l'autre plus haut que la sommité aérienne de la flèche de Strasbourg, et une fois plus haut que la balustrade du Louvre.
C'est devant celle de Chéops que nous nous sommes d'abord naturellement arrêtés, et je ne puis rendre l'étonnement qu'elle nous causait. Quelle entreprise de géants ! Quelle construction merveilleuse ! Mais aussi quel travail ! Deux années seulement (*) pour bâtir la chaussée destinée au transport des pierres, vingt années ensuite pour édifier la pyramide, cent mille hommes à l'ouvrage, le tout pour préserver un misérable cadavre du contact des vivants et de la morsure des vers ! M. de Chateaubriand a écrit une des belles pages de son Itinéraire pour démontrer que celui qui avait eu la pensée d'ériger un pareil monument était un esprit magnanime. Que le ciel préserve les nations d'une telle magnanimité !
Je n'essaierai point de donner une nouvelle description des Pyramides. Je ne suis ni savant, ni archéologue, et les savants et les archéologues ont assez disserté sur ce sujet. Hérodote a expliqué le moyen probable dont on s'était servi pour élever l'une sur l'autre ces masses de pierre de deux à trois pieds d'épaisseur et de six à sept pieds de longueur, et pour leur donner ensuite à l'extérieur une surface lisse de façon à les rendre inaccessibles. (...)
Quelle autre œuvre d'une utilité immense pour le pays Chéops n'eût-il pas pu faire avec les hommes, l'argent, les matériaux employés à celle-ci ! Mais il ne songeait qu'à se créer, après sa mort, une demeure sans pareille, à illustrer son nom par un édifice unique au monde..."


(*) Bien que l'auteur se réfère ici à Hérodote, il a évidemment confondu "deux" et "dix". 

extrait de Du Rhin au Nil : souvenirs de voyage, Volume 3, par Xavier Marmier (1808-1892), h
omme de lettres, voyageur et traducteur des littératures européennes

Les Égyptiens "cultivaient l'art, ils avaient souci du beau et ils poussaient très loin le soin de l'exécution, mais l’art n’était pas leur seul but" (Eugène Lesbazeilles)

statue de Ramsès II
"Les temples, les palais, les tombeaux gigantesques, n'ont pas suffi aux Égyptiens ; leur génie, épris du grand, n'était pas satisfait ; ils ont osé employer, dans la représentation de l'homme lui-même, des dimensions surhumaines ; ils ont créé la statuaire colossale. L'Égypte était couverte de statues hautes de trente, de cinquante, de soixante pieds. La Rome impériale puisa longtemps dans cette foule de géants de granit pour décorer ses places publiques ; l'Europe y a puisé et y puise pour enrichir ses musées, et le sol égyptien est toujours jonché de débris de colosses.
Il est impossible de se trouver en présence de quelqu'une de ces grandes statues et d’y rester quelque temps sans être pénétré d'une profonde émotion et sans reconnaître bientôt que cette émotion n’est pas due uniquement à la masse énorme qui vous domine et vous écrase : il y a là autre chose qu'une reproduction démesurée de la forme humaine. 
On ne peut nier que les auteurs de ces prodigieuses images, guidés sans doute par leur instinct plutôt que par la réflexion, n'aient du premier coup compris les conditions de l'art spécial qu'ils inventaient. Pour exprimer la grandeur, ils n'ont pas compté uniquement sur l'ampleur des dimensions, sur le volume de la matière ; ils ont trouvé le style qui pouvait le mieux servir leurs intentions et que le goût devait plus tard adopter : ils ont recherché, avec un parti pris qui peut paraître poussé à l'extrême, la simplicité des lignes, l'étendue des surfaces. Ils n’ont pas copié textuellement la nature, ils l'ont interprétée, ils l'ont modifiée en vue de l'effet qu'ils voulaient produire. Les détails qu'ils jugeaient inutiles ou nuisibles, ils les ont supprimés sans ménagement. Ils ont sacrifié les parties à l'ensemble, la variété à l'unité ; ils ont craint de diminuer l'impression en la divisant. L'attitude la plus simple, la plus calme, la plus éloignée du mouvement et de l'action, est celle qu'ils ont donnée à leurs colosses. Ceux-ci sont le plus souvent assis, le buste droit, les jambes rapprochées, les bras collés au corps, les mains posées et allongées sur les genoux. Les os, les muscles, les veines n'apparaissent nulle part, ils ne troublent par aucune saillie, par aucune ombre, la surface unie et claire des membres, dont la forme générale a seule été respectée. Les traits du visage largement accentués, d'une régularité et d’une pureté irréprochables, n'expriment autre chose qu'une placidité impassible ; les yeux ne regardent pas ; le front sans plis, impénétrable, ne laisse rien percer de la pensée intérieure ; un sourire mystérieux se dessine vaguement sur les lèvres closes. Dans les statues debout, l'une des jambes se porte quelquefois en avant, mais c'est une pose et non un mouvement ; les bras sont pendants le long du corps, ou s'ils s’en détachent, c'est pour montrer un attribut symbolique, une croix à anse, une fleur de lotus ; parfois, particulièrement dans les statues de femmes, le bras gauche est chastement replié sur la poitrine, comme pour garder le secret du cœur. Ce style sobre, large et sévère, contribue si bien à l'expression de la grandeur, que même aux statues de dimensions médiocres il prête l'apparence colossale.
Il était inévitable que la recherche constante du même genre d'effet eût pour résultat la monotonie. Tous les colosses égyptiens se ressemblent ; si l’on n'était renseigné d'ailleurs , par des inscriptions, par des légendes, sur les personnages qu'ils représentent, on pourrait croire qu'ils reproduisent tous la même image ; un modèle unique, un type convenu, immuable en dépit de la variété des lieux et de la succession des siècles, paraît s'être imposé à leurs auteurs. Cette uniformité n'était pas, aux yeux des Égyptiens, un inconvénient. Ils cultivaient l'art, ils avaient souci du beau et ils poussaient très loin le soin de l'exécution, mais l’art n’était pas leur seul but. Une pensée supérieure, une conviction religieuse les dominait. La nature de leurs monuments, le témoignage de l'histoire et plusieurs de leurs écrits, qu'on a pu déchiffrer, en font foi. "

extrait de Les colosses anciens et modernes, par Eugène Lesbazeilles (1826-1904), homme de lettres, directeur adjoint de la bibliothèque municipale de Versailles

lundi 15 octobre 2018

Comment l'on voyageait en dahabieh au XIXe siècle, par Ludovic Lepic

photo de Zangaki

"La dahabieh est un bateau de grandeur variable, qui se loue au Caire pour remonter le Nil. À l'avant se tient l'équipage qui couche à la belle étoile, l'autre partie du pont est garnie d'une sorte de maison qui s'élève comme un château d’arrière dans nos anciennes frégates du temps de Louis XIV et dans laquelle se trouvent des chambres, salons, salle à manger, bains, etc… Tout cela n'est pas énorme, sauf le salon, mais on y est suffisamment à l'aise. 
L'équipage se compose de sept jusqu'à vingt-cinq matelots, Berberins ou Nubiens pour la plupart. Un reïss les commande ; un pilote est engagé pour tout le voyage. Parmi les matelots s'en trouve un, plus payé que les autres et qui travaille moins. C'est une sorte de ménestrel, poète et chanteur, qui improvise et récite ou chante le soir après le coucher du soleil ou pendant que l'on rame. Si le concert a lieu le soir sur le pont, les matelots sont assis en rond près de lui, l'accompagnant d'un léger tapotement des mains et d’un tambour : ils marquent leur satisfaction en poussant des ah ! sonores et prolongés, dont l'intensité indique à l'improvisateur son plus ou moins de succès. Cette musique est nasillarde et toujours mineure ; le sujet c'est éternellement l'amour et histoires à l'avenant. Pendant de longs mois passés à bord, j'ai tous les jours entendu des plaintes à une certaine Bahadeh, que notre ménestrel semblait affectionner mais qui à la longue m'agaçait fort.
Le pilote en général est taciturne : il ne quitte pas sa barre, vit sur la terrasse qui surmonte les chambres et que recouvre une grande voile en forme de tente, quand le vent le permet. On lui sert à boire et à manger, sans qu'il bouge, et sa journée se passe à contempler son Nil, ou à commander la manœuvre de la voile. Cette vie contemplative et silencieuse lui fait à bord une existence à part. Le mien causait toute la journée avec le fleuve. "Eh bien, lui disait-il, te voilà de ce côté à présent : quelle est ton idée ? tu veux nous engraver, mais tu ne réussiras pas ; tu sais bien que tu dois couler de l'autre côté : attends quelque temps encore et tu seras bien forcé de grandir et de nous laisser passer où nous voudrons, etc..." Quand venait la nuit, il s’adressait à la lune ou aux étoiles, mais dans ce cas il parlait bien bas et on l'entendait à peine. Quant au reïss, c'est un monsieur qui ne fraye guère avec ses matelots. La cuisine est faite à l'avant, près du mât, dans une petite cabine, et c'est sur le dessus que le reïss se tient accroupi, regardant vers l’étrave et commandant la manœuvre. Au mât sont accrochés un ou plusieurs oignons pour corriger le mauvais œil, ou parfois même une peau d'épervier. Dans ce dernier cas, on retrouve la tradition remontant aux époques pharaoniques, pendant lesquelles l'épervier était considéré comme un porte-bonheur.
Il y a tous les métiers à bord : tailleurs, blanchisseurs, repasseurs, menuisiers, cordonniers, etc. car une fois en route, impossible de rien se procurer. Notre blanchisseur était un Nubien noir comme l'ébène, avec une tête superbe. Quand il repassait, en plein soleil, vêtu d'une robe bien blanche, entouré de ses linges d'une propreté éblouissante, il faisait le plus étrange tableau du monde.
Quant à la vie du bord, elle est assez monotone, et il faut s'occuper, sans quoi, à la longue, l'ennui ne tarderait pas à faire son apparition. Le soir seulement, on respire la fraîcheur du fleuve sur le rouf, qui est toujours garni de bons tapis et de divans confortables ; quand la chaleur le permet, on y passe sa journée en regardant les aspects si pittoresques des rives, et on mange ; mais c'est la nuit surtout, par ces nuits admirables de l'Égypte, que l'on s'y tient et souvent la conversation s'y prolonge fort avant dans la soirée."



extrait de La dernière Égypte, par Ludovic Lepic (1839-1889), peintre et graveur français
 

L'île de Rhoda et la "fameuse eau du Nil", par Paul Lenoir

île de Rhoda, par Robert George Talbot Kelly
"L'île de Roudah, que nous visitâmes en détail à notre retour du Fayoum, est l’un des sites les plus charmants du Caire, et ce serait retarder trop longtemps notre voyage dans la moyenne Égypte que d’en faire ici une description prématurée.
L’extrémité de cette île, qui sépare le Nil en deux immenses bras, semble ralentir le courant impétueux du fleuve en en divisant les efforts. C’est pour cela sans doute que ce point fut choisi de préférence pour effectuer cet important passage.
C'est là le rendez-vous des bateaux de transport qui pour le commerce et la circulation relient les deux rives. Canges, dahabiéhs, petits bateaux de toute forme et de toute longueur, présentent en cet endroit l'assemblage d'une flottille des plus bariolées. Soit que le vent favorable permette de déployer les gracieuses voilures de cette forêt de vergues élancées, soit que le calme absolu de l'atmosphère fasse recourir aux rames colossales et aux rameurs de profession, ce point du Nil et du Caire forme le tableau de la plus vivante animation maritime. Rarement un choc ou une rencontre vient déranger ou attrister le tableau. Comme de véritables poissons , petits et grands bateaux se croisent indifféremment avec une égale rapidité, et rappellent l'habileté de nos voitures parisiennes au plus fort d’un encombrement. (...)
J‘étais déjà venu plusieurs fois en cet endroit, j’en avais fait deux études avec soin ; mais je n'avais jamais été aussi vivement frappé de la coloration jaune du fleuve. Le sable que le Nil roule constamment en est la cause, et le courant étant plus fort ce jour-là, nous naviguions sur une véritable crème vanille. La couleur gros Nil est, en Égypte, aussi spéciale et aussi connue que notre jaune Isabelle.
Nous passâmes sous la pointe extrême de l'île en côtoyant les murs énormes qui soutiennent le nilomètre. (...)
Nous venions de dépasser les derniers bancs de sable qui s'adossent à l'île, pour nous trouver au beau milieu du fleuve. Un spectacle unique s'offrait à nous, et le poétique balancement de notre barque complétait l’impression féerique de ce véritable rêve.
Il était environ neuf heures du matin ; le soleil miroitait sur chacune des vagues qui faisaient du Nil une véritable mer agitée, et la coloration jaune de l'eau rappelait les fleuves d’or des contes chinois. À notre droite, nous laissions l'île de Roudah se détachant tout entière sur le fleuve, car notre position nous permettait de la voir en enfilade et dans toute sa longueur. De ses rives et par-dessus les murs de ses jardins, des palmiers d'une incroyable hauteur semblaient s’élancer au-dessus du Nil comme d'interminables fusées. Derrière nous se groupaient les mille et un petits navires, barques et batelets, que nous avions trouvés sur la rive gauche ; cette forêt de vergues, ces voiles blanches pour la plupart, les étoffes aux couleurs variées qui sont généralement étendues au-dessus du pont pour abriter l’équipage des ardeurs du soleil, tout cela se mêlait agréablement au miroitement de l'eau.
Le panorama du Caire d’un côté, l’imposante ligne du désert et des Pyramides de l'autre, l'Égypte tout entière se montrait à nous dans ce qu’elle a de plus extraordinairement beau.
Par un sentiment de religieuse dévotion, je ne pus résister à l'envie de boire de cette fameuse eau du Nil, et profitant de l‘agitation des flots, je n'eus qu'à me pencher légèrement en dehors de la barque pour avaler une de ces gorgées d'eau historique que l'on n’oublie jamais."


extrait de Le Fayoum, le Sinaï et Pétra : Expédition dans la moyenne Égypte et l'Arabie Pétrée sous la direction de J. L. Gérome, par Paul Marie Lenoir
(1843-1881), artiste français

dimanche 14 octobre 2018

Le Nil : "un caractère saisissant d’immobile majesté ou de grâce fugitive" (Gabriel Thomas)

photo : Marc Chartier
"Cette vallée qui tantôt se resserre au point de ne laisser place qu'au fleuve, large ailleurs de plusieurs lieues, c’est toute l'Égypte. Les terres que les crues périodiques recouvrent ou du moins arrosent à l'aide des canaux, sont d’une fertilité proverbiale : où s'arrête le dépôt limoneux, s'arrête la culture et subitement le désert surgit. Par des retours offensifs il avance ses dunes, il franchit les anfractuosités rocheuses, précipite ses torrents de sable et cherche à déployer son linceul sur la plaine verdoyante.
Ainsi une lutte sans trêve se poursuit entre ce bon et ce mauvais génie ; selon que le Nil ou le désert l'emporte, les paysages d'Égypte offrent l'aspect de la vie ou de la mort. Les fortunes contraires de ce combat, le caprice des crues, les grands circuits du fleuve qui déplacent les horizons et surtout les jeux imprévus d'une incomparable lumière ajoutent à la grâce et à la variété du spectacle.
Aussi, malgré l’apparente uniformité de cette vallée, longue, du Caire à Philé, de plus de neuf cents kilomètres, la navigation du Nil a-t-elle je ne sais quel charme qui vous gagne et peu à peu vous envahit tout entier. Cette impression peut être lente à venir ; elle se dégage dans la Haute-Égvpte, où s'épanouit une végétation déjà presque tropicale, où l’on voit rapprochés les types les plus divers, grâce à la douceur du climat, au voisinage immédiat de la Nubie, des oasis, de la côte arabique.
En même temps, les deux chaînes parallèles multiplient en se resserrant et accentuent leurs reliefs.

Les éléments de ce paysage sont d'une extrême simplicité. Mais la régularité toute architecturale des grandes lignes, la nudité de ces montagnes où ne subsiste aucun principe de végétation, montagnes sillonnées, calcinées, dévorées par les rayons ardents ; l'aspect rigide de cette nature minérale que le soleil, selon les heures du jour et du crépuscule, pare des colorations les plus éclatantes ou les plus délicates ; les profils de ces roches inabordables, les perspectives des sommets ravinés qui se prolongent et se renouvellent, tous ces traits donnent tour à tour à la vallée du Nil un caractère saisissant d’immobile majesté ou de grâce fugitive."
 
extrait de "En Égypte", par Gabriel Thomas, substitut du procureur général de Nancy, dans Mémoires de l'Académie de Stanislas (Nancy), 1893

"Les monuments du Caire méritent d'être étudiés", par Léon Hugonnet


"L'importance considérable et inattendue qu'ont acquise les études égyptologiques, depuis la découverte de Champollion, a eu pour résultat d'absorber l'attention des artistes et des savants, au grand préjudice des innombrables et merveilleux produits de l'art arabe que renferme le Caire. Le gouvernement égyptien lui-même s'est laissé entraîner dans ce courant qui porte à ne voir, en Égypte, que les antiquités et il laisse tomber en ruines des monuments bien supérieurs au point de vue artistique. Soit que les Turcs aient peu d'estime pour tout ce qui vient des Arabes, soit qu'ils préfèrent élever de nouvelles constructions auxquelles ils peuvent attacher leur nom, il est toujours regrettable qu'ils n'aient pas cru devoir restaurer et préserver du vandalisme des touristes les monuments historiques du Caire. Nous savons que les artistes sont peu partisans des replâtrages et qu'ils professent une grande admiration pour les ruines. Ce sentiment s'explique lorsqu'il s'agit des monuments égyptiens, grecs ou romains ; mais l'architecture arabe ne possède pas autant de solidité et elle est beaucoup moins austère. Gracieuse, élégante, polychrome, elle s'accommode très peu de la vétusté, parce qu'elle brille moins par les grandes lignes que par les détails infinis de l'ornementation.
Il n'est pas étonnant que les Arabes aient été inimitables dans leur architecture, car c'est presque le seul art qu'ils aient pu cultiver, par suite de l'interdiction formulée par le Coran contre les idoles et qui a été étendue, par des commentateurs fanatiques, à toute reproduction de la forme humaine. Bien qu'il soit possible de signaler plusieurs infractions à cette rigoureuse réglementation, il faut reconnaître qu'elle a déterminé la voie nouvelle dans laquelle se sont lancés les artistes arabes qui, renonçant à imiter la nature, ont puisé en eux-mêmes toutes leurs inspirations. Chez eux la science s'alliait à l'imagination et c'est dans la combinaison infinie des lignes géométriques qu'ils ont trouvé des conceptions si originales et d'une si prodigieuse variété. Car il faut noter que les artistes arabes ont mis leur amour-propre à ne jamais rien imiter et à trouver toujours du nouveau, c'est pour cela surtout que les monuments du Caire méritent d'être étudiés, car ils ne ressemblent nullement à ce que nous connaissons de l'architecture mauresque telle qu'elle s'est révélée en Espagne. De même que le dialecte d'Égypte est plus rude que celui du Maghreb, les monuments du Caire sont plus austères que ceux de Grenade et de Cordoue. Il semble que les architectes arabes aient subi, aux bords du Nil, l'influence des majestueuses et énigmatiques constructions égyptiennes. (...)

En ce moment, on construit au Caire deux mosquées, dont une de proportions colossales, ce qui prouve que le gouvernement de ce pays préfère attacher son nom à des constructions nouvelles, plutôt que de conserver les anciennes et c'est bien dommage, car rien ne serait comparable aux Tombeaux des Kalifes s'ils étaient convenablement restaurés. Cette nécropole se compose d'un grand nombre de mosquées de vastes proportions, d'une richesse et d'une variété d'ornementation prodigieuses. L'immense cité des morts est située dans une vallée aride et sablonneuse qui contraste singulièrement avec la splendeur des édifices qu'elle renferme. Il faudrait un personnel considérable et de sérieuses dépenses pour maintenir ces derniers dans un état parfait de conservation. Ils sont actuellement abandonnés aux soins de familles besogneuses qui y ont élu domicile et qui ne les protègent pas suffisamment contre les déprédations des visiteurs, dont les baschich les font vivre. 
Il faut renoncer à décrire cette infinie variété de coupoles et de minarets construits en pierre du Mokatan qui ressemble à du bronze doré et qu'on prendrait pour du limon pétri de soleil, car elle est d'une nuance assez peu différente de celle du sol. Il faut surtout admirer la vallée des tombeaux pendant la nuit, par un de ces clairs de lune qu'on ne voit qu'en Orient. Alors les sommets argentés de tous ces édifices se détachent sur le ciel bleu foncé et prennent un aspect des plus féeriques.
Il ne leur a manqué que d'être chantés par les poètes pour acquérir la célébrité de l'Alhambra. En attendant qu'ils trouvent leur Hugo ou leur Byron, nous croyons devoir les signaler aux artistes et aux écrivains qui, depuis un demi-siècle, se sont lancés, dans une dernière croisade, à la conquête de l'Orient, cette source éternelle de lumière et d'idéal."


extrait de "L' art : revue hebdomadaire illustrée, deuxième année", tome IV, 1876, par Léon Hugonnet (1842 - 1910), homme de lettres et publiciste

samedi 13 octobre 2018

"C'est bien ici le pays de la couleur et de la lumière !" (Eugène Poitou, à propos de l'Égypte)


"Les monuments qui, avec les fontaines, contribuent le plus à embellir le Caire, sont les mosquées. Le nombre en est considérable : on en compte, je crois, plus de trois cents. Souvent j'en ai vu deux, trois et quatre dans une même rue, et à quelques pas de distance. Leurs minarets ont des formes très variées, toujours hardies et légères : les frises sont ornées de dentelures et de sculptures. Mais ce qui frappe d'abord le regard et donne à ces édifices un aspect original, c'est que leurs hautes murailles sont peintes de larges bandes horizontales, d'un rouge pâle, disposées à des distances égales : décoration qui s'harmonise merveilleusement et avec cette architecture arabe, gracieuse et fleurie, et avec le ton général de le pierre, qui a pris partout les teintes chaudes et dorées de ce beau ciel.
C'est bien ici le pays de la couleur et de la lumière ! La couleur, elle s'étale partout, riche et splendide ; la lumière, elle ruisselle et éblouit. C'est une fête perpétuelle pour les yeux. Tout leur est spectacle et enchantement. À côté d'un chef-d’œuvre d'architecture, un rien les étonne et les charme ; une porte de mosquée en ruine, une échoppe de marchand, un coin de rue tortueux avec ses fenêtres sculptées et ses balcons treillages : voilà, tout un tableau, et un tableau charmant si un rayon de soleil vient en animer les détails. Que de fois, en parcourant les rues du Caire, nous nous sommes arrêtés tout à coup pour admirer quelqu'un de ces effets magiques de couleur, de ces jeux merveilleux de l'ombre et de la lumière. Je me souviens entre autres d'un carrefour situé, je crois, à l'extrémité du bazar des étoffes. Une vieille mosquée s'élevait d'un côté, avec ses murs rayés de blanc et de rose ; de l'autre, de grandes maisons aux fenêtres étroites et grillées. Des frises de la mosquée aux terrasses des maisons étaient tendues des toiles, des nattes, des tapis, destinés à tempérer l'ardeur du jour. Mais, à travers ces tentures à demi pendantes, glissaient jusqu'à terre quelques rayons de soleil qui, projetant sur les masses d'ombre comme des îles de lumière, faisaient briller par places la foule bariolée et mouvante, et étinceler aux étalages des marchands les soies chatoyantes et les étoffes brochées d'or et d'argent. Cadre et personnages, caractère et costumes, contraste vigoureux des clartés et des ombres, nous avions là sous les yeux une de ces scènes qu'affectionne et qu'a reproduites vivantes sur la toile le pinceau de Decamps."

extrait de Un hiver en Égypte, par Eugène Poitou (1815-1880), conseiller à la Cour impériale d'Angers