jeudi 18 octobre 2018

Une règle que l'on doit suivre dans toute l'Égypte : "Ne jamais faire creuser au pied de quelque antiquité, ni rompre aucun morceau de pierre de quelque monument que ce soit" (Frédéric Louis Norden)

 
"Description de l'Égypte" : l'une des Aiguilles de Cléopâtre à Alexandrie, dessin de 1798
"J'ajouterai une règle que l'on doit déjà suivre à Alexandrie, et qui doit être exactement observée dans toute l'Égypte, c'est de ne jamais faire creuser au pied de quelque antiquité, ni rompre aucun morceau de pierre de quelque monument que ce soit. Il faut se contenter de voir ce qui est exposé à la vue, et les endroits où l'on peut grimper ou auxquels on peut parvenir en rampant. 
Quelque plaisir qu'il pût y avoir à considérer un monument antique dans son entier, il faut y renoncer ; les suites en seraient trop dangereuses. Un consul de France essaya de faire creuser auprès de l'obélisque de Cléopâtre à Alexandrie afin d'en avoir les justes dimensions. Il avait eu soin d'en demander la permission, qu'il n'avait obtenue qu'avec bien de la difficulté. Malgré cela il ne lui fut pas possible de venir à bout de son dessein ; à mesure qu'il faisait creuser le jour, on fermait la nuit le trou qu'il avait fait faire. 
Cette opposition opiniâtre vient de ce que tout le peuple, tant grands que petits, est persuadé que tous les monuments antiques renferment quelques trésors cachés. Ils ne sauraient s'imaginer qu'une pure curiosité engage les Européens à passer en Égypte uniquement pour y creuser la terre : au contraire ils sont si persuadés de notre avarice qu'ils ne nous permettent point de fouiller nulle part. Si on s'avise de le faire en cachette, et qu'ils viennent à s'en apercevoir, ils nous regardent comme des voleurs ; ils soutiennent qu'on s'est emparé du trésor qu'ils supposent être dans cet endroit ; et, afin d'avoir meilleure prise sur ceux qui ont fouillé la terre, ils font monter ce prétendu trésor à un prix excessif.
Il semble que les grands du pays, infatués de cette opinion, ne devraient jamais cesser de fouiller dans la terre et de détruire tous les restes d'antiquités. C'est en effet à quoi plusieurs d'entre eux se sont appliqués, et divers précieux restes de monuments antiques sont péris par-là. Mais comme ils n'ont rien trouvé, ils se sont à la fin lassés de la dépense. Ils ne se sont pas pour cela défaits de leur folle imagination ; au contraire ils y ont joint une autre idée encore plus insensée, en supposant que tous ces trésors sont enchantés, qu'à mesure qu'on en approche ils s'enfoncent de plus en plus dans la terre, et qu'il n'y a que les Francs qui soient capables de lever ces charmes ; car ils passent généralement en Égypte pour être de grands magiciens. 
Une autre raison encore a détourné de ces sortes de recherches. Deux de ceux qui s'étaient rendus fameux par cette entreprise de creuser la terre pour y chercher des trésors tombèrent entre les mains de leurs supérieurs, qui ne les épargnèrent pas, et ne voulurent jamais croire que ces hommes-là n'avaient rien découvert. Ils les accusèrent d'avoir trouvé des trésors, et de le nier pour ne les pas partager avec eux. On leur faisait tous les jours de nouvelles avanies sous des prétextes frivoles ; et enfin on leur fit payer les profits d'une recherche dont ils n'avaient jamais tiré aucun avantage. Ce qui se trouve d'antiquités à Alexandrie, tant en médailles qu'en pierres gravées et en autres choses semblables, se découvre, comme je l'ai déjà remarqué ci-dessus, sans creuser et seulement quand les terres sont lavées par la pluie. Si dans quelques occasions on remue la terre, on le fait sous d'autres prétextes, comme pour tirer des pierres quand on veut bâtir, etc. ; mais cela se fait sans toucher en aucune façon à ces pièces antiques qui sont debout (...)."



extrait de Voyage d'Égypte et de Nubie, par Frédéric Louis Norden (1708-1742), voyageur danois, "capitaine des vaisseaux du roi"

"Il n'y a guère de pays où la terre ait un plus grand besoin de culture qu'en Égypte" (Frédéric Louis Norden)


"J'observerai que, comme il ne pleut que rarement en Égypte, l'auteur de la nature a disposé si sagement les choses, que ce manque de pluie est heureusement remplacé par l'inondation régulière qui s'y fait, et qui y revient tous les ans. Rien n'est plus connu que cette inondation, mais aussi rien sur quoi on se méprenne davantage que sur la manière dont elle se fait, et sur la façon dont on cultive après cela la terre. Les auteurs qui ont entrepris de donner des descriptions de l'Égypte ont cru ces deux articles si généralement connus qu'ils ne sont presque entrés dans aucunes particularités : contents d'avoir dit que la fertilité du pays dérive uniquement de cette inondation annuelle du Nil, ils s'en sont tenus là ; et ce silence a donné occasion de croire que l'Égypte est un paradis terrestre où on n'a besoin ni de labourer la terre ni de la semer, tout étant produit comme de soi-même après l'écoulement des eaux du Nil. On s'y trompe bien ; et j'oserais avancer, sur ce que j'en ai vu de mes propres yeux, qu'il n'y a guère de pays où la terre ait un plus grand besoin de culture qu'en Égypte. C'est la raison qui m'a engagé à donner dans mes dessins, non seulement les diverses machines hydrauliques dont on se sert pour arroser la terre, mais encore le dessin d'une charrue dont on est obligé de faire usage pour labourer les terres aux environs de Gamase (Ghamâzah), dans la haute Égypte.
À la vérité dans le Delta, qui est plus fréquenté et plus cultivé, la mécanique y devient un peu plus facile que quand on remonte plus haut. On s'y sert, pour élever l'eau, de divers moulins qui la répandent dans une infinité de canaux, qu'on appelle communément en français canaux d'arrosage. Outre cela le Delta a encore un avantage du côté de la nature, c'est que le terrain s'y trouve plus bas et peut d'autant mieux être inondé. Au-dessus du Caire on se sert quelquefois de vases de cuir peur verser l'eau dans les canaux. On y fait aussi un grand usage de roues à chapelets que des bœufs font mouvoir ; et quoique ces machines ne soient pas absolument de la meilleure construction, elles sont néanmoins capables de fournir l'eau dont on a besoin pour arroser la terre. (...) J'ai principalement observé ces deux manières d'arroser les terres, depuis le Caire jusqu'à Derri. Tout cela ne serait pas encore suffisant. La sécheresse est si grande que le terrain n'a pas seulement besoin d'une inondation générale, il demande encore que, quand les eaux du Nil commencent à baisser, on ne les laisse pas s'écouler trop promptement, il faut donner le temps aux terres de s'en imbiber et de s'en abreuver. Cette nécessité a depuis longtemps fait chercher les moyens de pouvoir retenir l'eau et de la conserver pour l'arrosement des terres. Les anciens y avaient réussi à merveille, et de leur temps on voyait tout le terrain dans une beauté florissante jusqu'au pied des montagnes : mais le cours du temps et les diverses désolations dont le royaume a été affligé ont tout fait tomber dans une telle décadence que, si une extrême nécessité n'obligeait les Arabes à travailler, dans moins d'un siècle l'Égypte se trouverait réduite à un aussi triste état que la petite Barbarie, au voisinage des cataractes, où on ne laboure et ne cultive guère que l'espace de vingt à trente pas de terrain au bord du fleuve. Ces moyens consistent en des digues et en des calischs (khalidje) ou canaux, que l'on coupe ou creuse dans les endroits où le bord du Nil est bas. On les conduit jusqu'aux montagnes, au travers des provinces entières ; de sorte que, quand le Nil croît, ses eaux entrent dans ces calischs (khalidje), qui les introduisent au dedans du pays à proportion de la hauteur du fleuve. Quand il est crû à son point et qu'il a répandu ses eaux sur la surface de la terre, c'est alors qu'on pense à les retenir durant quelque temps afin que les terres aient le loisir de s'abreuver suffisamment. Pour cet effet on pratique des digues appelées gisser (djisr), qui empêchent que l'eau ne s'écoule, et l'arrêtent autant de temps qu'on le juge à propos. Enfin, quand la terre est assez arrosée, on coupe le gisser (djisr) pour faciliter l'écoulement des eaux.
Tout le bonheur et le bien d'une province dépendent de la bonne direction des calischs (khalidje): mais comme un chacun cherche à en tirer du profit, jusques-là que le bey de Gize (Djyzah) en retire actuellement plus de 5oo bourses par an, les calischs (khalidje) tombent çà et là dans une grande décadence, ce qui est cause que la fertilité de la terre diminue à proportion."


extrait de Voyage d'Égypte et de Nubie, par Frédéric Louis Norden (1708-1742), voyageur danois, "capitaine des vaisseaux du roi"

Au programme des festivités à l'occasion de l'inauguration du Canal de Suez : une "Promenade à Ismaïlia", par Gustave Nicole et Édouard Riou

aquarelle de Riou
 Promenade à Ismaïlia

"Le lendemain dès huit heures du matin, l’Impératrice monte à cheval, escortée d’une élégante cavalcade, elle s’élance dans la direction d’El-Guisr. Le prince Hussein-Pacha suit en voiture. Après avoir visité le seuil et le chalet du vice -roi, elle redescend vers Ismaïlia ; mais, cette fois, bravant une fatigue inconnue, elle est à dos de dromadaire. La bête, son long cou tendu vers le sol, fend l’air avec rapidité, laissant à peine aux Bédouins épars le temps d’admirer au passage l’étrange et charmante amazone. 
Vers deux heures, l’empereur d’Autriche, le prince et la princesse des Pays-Bas mettent pied à terre à leur tour et rejoignent l’Impératrice au nouveau palais du khédive. Une foule immense d’étrangers et d’indigènes se presse aux abords du palais. 
Au moment où les augustes personnages prennent place dans les voitures de la cour pour faire une promenade dans la ville, les cheiks exécutent une fantasia. Montés sur leurs chevaux ou juchés sur leurs méharis, les hardis enfants du désert font galoper et bondir sous eux leurs bêtes, les précipitent en avant, les enlèvent et d’un frein nerveux les rejettent brusquement en arrière, sur les jarrets. Cependant les longues lances garnies d’une houppe de crin, les luisantes carabines se croisent et s’entre-choquent. Bientôt la poudre parle, et la bande, excitée par ce bruit et cette odeur, se rue, se déchaîne en ardents tourbillons, poussant des cris farouches et soulevant le sable alentour. 
Mais les équipages s’ébranlent, l’empereur François-Joseph et l’impératrice Eugénie sont en avant, dans une calèche à quatre chevaux attelée à la Daumont. Le prince de Prusse et la princesse des Pays-Bas suivent dans une voiture semblable. Le prince Murat vient ensuite dans un panier qu’il conduit lui-même, et après lui, diverses calèches où se trouvent les dames d’honneur de l’Impératrice et de la princesse des Pays-Bas. À quelques pas de la voiture des souverains, le khédive, dans un élégant panier, conduit lui-même un superbe attelage de deux chevaux gris tarbes. Des piqueurs précèdent le rapide cortège, qu escorte un détachement des cavas du khédive."


extrait de Voyage des souverains :
Inauguration du Canal de Suez, texte par Gustave Nicole (1835-18..?) ; aquarelles d'après nature et portraits par Édouard Riou, peintre de Son Altesse le Khédive, 1870
 


mercredi 17 octobre 2018

"Ô ville du Caire, je ne vous oublierai jamais" (Jean-Baptiste Huysmans)

Jean-Baptiste Huysmans, "Relaxing in the harem"
"Aucune ville de l'Orient ne peut certes se flatter d'avoir de plus belles mosquées, et surtout de plus beaux monuments que Le Caire. Seulement, il est à regretter qu'à cause des rues étroites où ils se trouvent, on ne puisse mieux juger de leur ensemble. Je crois pouvoir me permettre de dire ici que je ne partage nullement l'avis de certains auteurs qui disent que les monuments, et surtout ceux du moyen-âge, produisent plus d'impression vus dans des espaces resserrés que sur de grandes places. Mais je dirai par contre avec eux que c'est au Caire qu'on apprend surtout à apprécier à sa juste valeur ce que les Arabes ont fait dans leur plus beau temps, et qu'on comprend enfin combien ils méritent de tenir une place importante dans la grande histoire des arts. Il faudrait des mois pour bien connaître tout ce que la capitale de l'Égypte renferme de précieux pour l'artiste, et bien plus pour l'architecte. Chaque détail réclamerait un jour.

Comme la plupart de ses visiteurs, je quitte trop tôt la cité par excellence de l'Orient, et je ne me sépare d'elle qu'avec une véritable émotion. Quel climat ! quels types ! quels monuments que ceux de l'Égypte ! Ô ville du Caire, je ne vous oublierai jamais, et si je devais vivre ailleurs que dans ma patrie, c'est chez vous que j'essaierais de m'en consoler ; mais n'y pensons plus il faut partir ! Demain le chemin de fer m'entraînera loin de vous, et me permettra tout au plus de saluer une dernière fois vos immortelles pyramides. Je ne verrai plus vos pittoresques femmes fellahs, avec leurs pantalons rouges, leurs tuniques et leurs voiles bleus, porter sur la tête avec grâce et majesté, leurs vases aux formes antiques. Je ne verrai plus dans vos rues les voluptueuses dames égyptiennes, étaler leurs robes de soie aux couleurs éclatantes, aux reflets d'or ou d'argent, et voilées de leurs mantes en soie noire, gracieusement assises sur des mules conduites par leurs says. Je ne pourrai plus donner ma faible aumône aux trop nombreux aveugles victimes de l'air de la nuit dans vos campagnes, où l'on couche sur les terrasses, et pourtant, je ne vous dis pas adieu. Je pars avec le doux espoir de revenir un jour. Au revoir !"


extrait de Voyage en Italie et en Orient : 1856-1857, par Jean-Baptiste Huysmans (1826-1906), peintre orientaliste belge

Le Caire est "la seule ville orientale où l'on puisse retrouver les couches bien distinctes de plusieurs âges historiques" (Gérard de Nerval)

photo de Félix Bonfils (1831-1885)
"Je ne regrettais pas de m'être fixé pour quelque temps au Caire et de m'être fait sous tous les rapports un citoyen de cette ville, ce qui est le seul moyen sans nul doute de la comprendre et de l'aimer ; les voyageurs ne se donnent pas le temps, d'ordinaire, d'en saisir la vie intime et d'en pénétrer les beautés pittoresques, les contrastes, les souvenirs. C'est pourtant la seule ville orientale où l'on puisse retrouver les couches bien distinctes de plusieurs âges historiques. Ni Bagdad, ni Damas, ni Constantinople n'ont gardé de tels sujets d'études et de réflexions. Dans les deux premières, l'étranger ne rencontre que des constructions fragiles de briques et de terre sèche ; les intérieurs offrent seuls une décoration splendide, mais qui ne fut jamais établie dans des conditions d'art sérieux et de durée ; Constantinople, avec ses maisons de bois peintes, se renouvelle tous les vingt ans et ne conserve que la physionomie assez uniforme de ses dômes bleuâtres et de ses minarets blancs. Le Caire doit à ses inépuisables carrières du Mokatam, ainsi qu'à la sérénité constante de son climat, l'existence de monuments innombrables ; l'époque des califes, celle des soudans et celle des sultans mamelouks se rapportent naturellement à des systèmes variés d'architecture dont l'Espagne et la Sicile ne possèdent qu'en partie les contre-épreuves ou les modèles. Les merveilles moresques de Grenade et de Cordoue se retracent à chaque pas au souvenir, dans les rues du Caire, par une porte de mosquée, une fenêtre, un minaret, une arabesque, dont la coupe ou le style précise la date éloignée. Les mosquées, à elles seules, raconteraient l'histoire entière de l'Égypte musulmane, car chaque prince en a fait bâtir au moins une, voulant transmettre à jamais le souvenir de son époque et de sa gloire ; c'est Amrou, c'est Hakem, c'est Touloun, Saladin, Bibars ou Barkouk, dont les noms se conservent ainsi dans la mémoire de ce peuple ; cependant les plus anciens de ces monuments n'offrent plus que des murs croulants et des enceintes dévastées. 
La mosquée d'Amrou, construite la première après la conquête de l'Égypte, occupe un emplacement aujourd'hui désert entre la ville nouvelle et la ville vieille. Rien ne défend plus contre la profanation ce lieu si révéré jadis. J'ai parcouru la forêt de colonnes qui soutient encore la voûte antique ; j'ai pu monter dans la chaire sculptée de l'imam, élevée l'an 94 de l'hégire, et dont on disait qu'il n'y en avait pas une plus belle ni une plus noble après celle du prophète ; j'ai parcouru les galeries et reconnu, au centre de la cour, la place où se trouvait dressée la tente du lieutenant d'Omar, alors qu'il eut l'idée de fonder le vieux Caire. Une colombe avait fait son nid au-dessus du pavillon ; Amrou, vainqueur de l'Égypte grecque, et qui venait de saccager Alexandrie, ne voulut pas qu'on dérangeât le pauvre oiseau ; cette place lui parut consacrée par la volonté du ciel, et il fit construire d'abord une mosquée autour de sa tente, puis autour de la mosquée une ville qui prit le nom de Fostat, c'est-à-dire la tente. Aujourd'hui, cet emplacement n'est plus même contenu dans la ville, et se trouve de nouveau, comme les chroniques le peignaient autrefois, au milieu des vignes, des jardinages et des palmeraies. 
J'ai retrouvé, non moins abandonnée, mais à une autre extrémité du Caire et dans l'enceinte des murs, près de Bab-el-Nasr, la mosquée du calife Hakem, fondée trois siècles plus tard, mais qui se rattache au souvenir de l'un des héros les plus étranges du moyen âge musulman. Hakem, que nos vieux orientalistes appellent le Chacamberille, ne se contenta pas d'être le troisième des califes africains, l'héritier par la conquête des trésors d'Haroun-al-Raschid, le maître absolu de l'Égypte et de la Syrie, le vertige des grandeurs et des richesses en fit une sorte de Néron ou plutôt d'Héliogabale. Comme le premier, il mit le feu à sa capitale dans un jour de caprice ; comme le second, il se proclama dieu et traça les règles d'une religion qui fut adoptée par une partie de son peuple et qui est devenue celle des Druses. Hakem est le dernier révélateur, ou, si l'on veut, le dernier dieu qui se soit produit au monde et qui conserve encore des fidèles plus ou moins nombreux. 
Les chanteurs et les narrateurs des cafés du Caire racontent sur lui mille aventures, et l'on m'a montré sur une des cimes du Mokatam, l'observatoire où il allait consulter les astres, car ceux qui ne croient pas à sa divinité le peignent du moins comme un puissant magicien. Sa mosquée est plus ruinée encore que celle d'Amrou. Les murs extérieurs et deux des tours ou minarets situés aux angles offrent seuls des formes d'architecture qu'on peut reconnaître ; c'est de l'époque qui correspond aux plus anciens monuments d'Espagne. Aujourd'hui, l'enceinte de la mosquée, toute poudreuse et semée de débris, est occupée par des cordiers qui tordent leur chanvre dans ce vaste espace, et dont le rouet monotone a succédé au bourdonnement des prières. Mais l'édifice du fidèle Amrou est-il moins abandonné que celui de Hakem l'hérétique, abhorré des vrais musulmans ? 
La vieille Égypte, oublieuse autant que crédule, a enseveli sous sa poussière bien d'autres prophètes et bien d'autres dieux. Aussi l'étranger n'a-t-il à redouter dans ce pays ni le fanatisme de religion, ni l'intolérance de race des autres parties de l'Orient ; la conquête arabe n'a jamais pu transformer à ce point le caractère des habitants : n'est-ce pas toujours, d'ailleurs, la terre antique et maternelle où notre Europe, à travers le monde grec et romain, sent remonter ses origines ? Religion, morale, industrie, tout partait de ce centre à la fois mystérieux et accessible, où les génies des premiers temps ont puisé pour nous la sagesse. Ils pénétraient avec terreur dans ces sanctuaires étranges où s'élaborait l'avenir des hommes, et ressortaient plus tard, le front ceint de lueurs divines, pour révéler à leurs peuples des traditions antérieures au déluge et remontant aux premiers jours du monde. Ainsi Orphée, ainsi Moïse, ainsi ce législateur moins connu de nous, que les Indiens appellent Rama, emportaient un même fonds d'enseignement et de croyances, qui devait se modifier selon les lieux et les races, mais qui partout constituait des civilisations durables. 
Ce qui fait le caractère de l'antiquité égyptienne, c'est justement cette pensée d'universalité et même de prosélytisme que Rome n'a imitée depuis que dans l'intérêt de sa puissance et de sa gloire. Un peuple qui fondait des monuments indestructibles pour y graver tous les procédés des arts et de l'industrie, et qui parlait à la postérité dans une langue que la postérité commence à comprendre, mérite certainement la reconnaissance de tous les hommes."


extrait de Voyage en Orient, Volume 1, par Gérard de Nerval (1
808-1855), écrivain et poète français

"(Le) sentiment de l'immortalité, voilà ce qui domine dans les monuments égyptiens" (Édouard Naville)

photo : MC
"Laissant de côté tout ce qui n'a pas une valeur littéraire proprement dite, j'ai hâte d'en venir à ce qui est à mes yeux la partie la plus intéressante de la littérature égyptienne : ce sont les écrits funéraires, c'est-à-dire cet ensemble presque innombrable de stèles, de papyrus, de statuettes, d'inscriptions de toute espèce qui se rattachent à la mort et à la vie dans l'autre monde. Il y a là tout un champ à peine exploré, et où, à travers tous les détours d'une imagination orientale, d'un mysticisme qui alla toujours en se développant, on retrouve encore une morale d'une grande élévation et des croyances religieuses dignes d'admiration. J'ai parlé déjà de ce besoin de connaître le passé, de le fixer dans ses annales, qui caractérisait l'esprit de l'Égyptien; il se rattachait au sentiment de l'immortalité de l'âme et de la vie qui l'attendait dans l'autre monde. Le besoin de durer, de persister et d'assurer son existence au delà de cette vie, voilà ce qui tourmentait sans cesse l'âme de l'Égyptien. Car ils pensaient beaucoup, ces hommes dont l'apparence semble indiquer un calme absolu et une tranquillité que rien n'eût pu troubler. Ils avaient l'esprit inquiet, agité par ces spectres fantastiques dont ils peuplaient leur enfer. Ils tremblaient devant l'obscurité de la nuit, ou, comme ils l'appelaient, devant les ennemis prêts à les détruire. À tout prix il fallait garder son corps de la destruction, il fallait l'embaumer, le cacher dans un sépulcre où la postérité viendrait lui rendre un culte ; il fallait au besoin le déposer dans des profondeurs où l'on ne pourrait atteindre, ou même l'enfermer dans une pyramide dont les blocs énormes cachaient simplement un sarcophage. 
Et voilà, Messieurs, l'origine de ces édifices gigantesques sur la destination desquels on a tant discuté. La pyramide n'est qu'un tombeau destiné à protéger une momie contre les profanateurs, ou contre la main plus terrible du temps. Hérodote rapporte que la mémoire de Chéops et Chefren, les constructeurs des deux grandes pyramides, était en horreur aux Égyptiens ; on les maudissait comme des despotes et des oppresseurs. Je le crois sans peine, et c'est peut-être le sentiment qu'ils avaient été odieux à leurs sujets qui les poussa à entourer leur cadavre d'une aussi impénétrable défense. 
Dans une construction comme la grande pyramide, il me semble reconnaître non seulement le besoin de conservation inhérent à tout Égyptien, mais la crainte du roi qu'un peuple irrité ne vînt faire expier à son cadavre les crimes de sa vie, et l'anéantir ainsi pour jamais.
Ce sentiment de l'immortalité, voilà ce qui domine dans les monuments égyptiens ; je dirai même que cela vous poursuit. Il en résultait toute une série d'idées morales qui avaient une influence directe sur la vie et la conduite de chacun. Car il suppose la liberté de l'homme, le droit de choisir entre le bien et le mal. Suivant la voie qu'on avait suivie, cette vie à venir devait être heureuse ou ne pas l'être ; le mal devait y être puni ; le criminel ne s'en irait pas avec les bienheureux cultiver les champs de l'Aour ; il faudrait subir un jugement, paraître devant Osiris siégeant dans une salle à colonnes, assisté de 42 jurés ; il faudrait rendre compte de sa vie passée et se justifier des péchés capitaux. Il faudrait voir peser son cœur dans une balance dont l'autre plateau contient la déesse de la justice ; il faudrait entendre l'accusateur, le jugement du dieu et voir le scribe divin enregistrer l'arrêt. Si la justification n'était pas suffisante, si la balance n'était pas vide de crimes, il faudrait peut-être retourner sur la terre sous la forme d'un animal impur que des singes armés de baguettes chassent devant eux. 
Toutes ces pensées faisaient peur, et cette crainte des terribles conséquences de la responsabilité humaine se retrouve dans tous les tombeaux. Et quand nous considérons l'idéal de l'Égyptien pour cette vie future, et ce qui était son Élysée, n'oublions pas les circonstances particulières où il était placé, et la nature toute spéciale qu'il avait sous les yeux. La nature égyptienne est bien plus simple que la nôtre ; les phénomènes en sont bien moins nombreux, mais peut-être plus frappants : point de froid, point de pluie, point de nos montagnes neigeuses et de nos vallées fertiles ; point de bois et point de prés verts ; le soleil, un grand fleuve et le désert sans fin, voilà toute l'Égypte."


extrait de "La littérature de l'ancienne Égypte : Séance donnée à l'Athénée le 14 mars 1871", par Édouard Naville (1844-1926), égyptologue suisse

"Comment s'étonner que le soleil marque d'un radieux sceau tant de monuments égyptiens ?" (Alexandre Moret)

photo theluxurytravelexpert.files.wordpress.com (via Pinterest)
"Au soleil, les Égyptiens devaient leur climat propice qui favorise l’homme et la plante ; la lumière saine et pure, qui tue les miasmes, prolonge la vie, tient les cœurs en joie ; la chaleur, qui simplifie les conditions d’existence, active la germination et, lorsqu'elle n’est pas accablante, suscite partout l’activité.
Comment, dès lors, s'étonner que le soleil marque d'un radieux sceau tant de monuments égyptiens ? Le Nil crée la terre noire ; le soleil l’éclaire, la réchauffe, la féconde, la protège enfin en "dissipant la tempête, en chassant la pluie, en dispersant les nuages". Aussi, le soleil physique, l'astre du jour apparut-il toujours aux Égyptiens comme le roi du monde, dispensateur d’une lumière à la fois redoutable et bienfaisante, mais dont tout être, même le plus humble, a équitablement sa part ; forme visible et splendide d’une puissance supérieure à la terre, qui régit notre vie matérielle et morale, gouverne l'univers avec régularité, ordre et justice. La gratitude qui s'élève dans l’âme de tout Égyptien à la vue de son bienfaiteur s’est exprimée avec un bonheur singulier dans la littérature égyptienne, en particulier dans les hymnes au disque solaire, dieu Aton, composés par Aménophis IV-Ikhounaton.
Voici l’un de ces poèmes, qui, rédigé et gravé à la fin de la XVIIIe dynastie, vers 1370, nous a conservé l'accent, les images, la poésie de chants populaires qui remontent certainement beaucoup plus haut dans le passé :


"Tu te lèves bellement, Ô Aton vivant, seigneur de l'éternité ! Tu es rayonnant, tu es beau, tu es fort ! Grand et large est ton amour : tes rayons brillent pour les yeux de toutes tes créatures ; ta figure s’illumine pour faire vivre les cœurs.
Tu as rempli les Deux-Terres de tes amours, Ô beau seigneur qui s'est bâti lui-même, qui crée toute terre et engendre ce qui existe sur celle-ci, les hommes, tous les animaux, tous les arbres qui croissent sur le sol.
Ils vivent quand tu te lèves pour eux, car tu es une mère et un père pour tes créatures. Leurs yeux, quand tu te lèves, regardent vers toi. Les rayons illuminent la terre entière ; tout cœur s’exalte de te voir, quand tu apparais comme leur Seigneur. (Mais), quand tu te reposes dans l'horizon occidental du ciel, ils se couchent, tels que des morts ; leurs têtes sont couvertes, leurs narines bouchées, jusqu’à ce que se (renouvelle) ton resplendissement, au matin, dans l’horizon oriental du ciel.
Alors, leurs bras adorent ton Ka, tu vivifies les cœurs par tes beautés, et l'on vit ! Quand tu donnes tes rayons, toute la terre est en fête ! on chante, on fait de la musique, on crie d’allégresse dans la cour du château de l'Obélisque, ton temple dans Ikhoutaton, la grande place où tu te complais, où te sont offerts vivres et aliments...
C’est toi Aton (le disque solaire), tu vis éternellement... Tu as créé le Ciel lointain pour te lever en lui et voir (d’en haut) tout ce que tu as créé. Tu es (là-haut) tout seul, et (cependant) des millions (d'êtres) vivent par toi, et reçoivent (de toi) des souffles de vie pour leurs narines. À voir tes rayons, toutes les fleurs vivent, elles qui poussent sur le sol et prospèrent par ton apparition ; elles s’enivrent de ta face. Tous les animaux sautent sur leurs pieds ; les oiseaux, qui étaient dans leurs nids, volent joyeusement ; leurs ailes, qui étaient repliées, s'ouvrent pour adorer Aton vivant...
"


Un autre hymme, du même roi, ajoute ceci : 

"Tu crées le Nil dans le monde inférieur, et tu l’amènes (sur terre), où tu veux, pour nourrir les hommes (d'Égypte) ; toi, le Seigneur de la terre."

Ainsi, le Nil lui-même, le créateur de la terre noire, est l’œuvre du Soleil, auteur suprême de l'Univers, qui donne la vie à tout être, à toute chose. Le Nil exige des Égyptiens qu'ils coordonnent leurs efforts : le Soleil leur révèle qu’un pouvoir unique régit le monde."


extrait de Le Nil et la civilisation égyptienne, par Alexandre Moret (1868-1938), égyptologue français, titulaire de la chaire d'égyptologie au Collège de France à partir de 1923, président de la Société française d'égyptologie, directeur d'études à l'École pratique des hautes études et directeur honoraire du musée Guimet.