mercredi 7 novembre 2018

Dans la statuaire des Égyptiens, "l'imitation de la nature est poussée aussi loin que possible" (Frédéric Bourgeois de Mercey)

Colosses de Memnon - photo datée de 1897
"L'Égypte a toujours été la contrée mystérieuse par excellence. Confiné dans cette étroite et longue vallée du Nil que, depuis Méroé jusqu'à la mer intérieure, sur un espace de 400 lieues, borde une double solitude, son peuple singulier évitait avec soin tout contact et toutes relations avec les autres nations qu'il méprisait. Conquérant, il se bornait à détruire, ne songeant à donner aux vaincus ni sa religion ni ses lois ; conquis, sa civilisation absorbait le conquérant. (...)
L'architecture égyptienne, colossale comme celle du Gange et de l'Euphrate, aussi complexe et aussi variée, offre une expression plus savante et plus normale de la nature et de la théogonie. Les temples de Thèbes et de Karnak sont le plus parfait modèle de l'architecture sacerdotale. L'art chrétien leur doit le profil de ses cathédrales où les deux tours ont remplacé les pylônes de l'Égypte.
La statuaire des Égyptiens, bien que pétrifiée par des lois hiératiques, est puissante comme leur architecture. La jambe colossale de Sesourtasen Ier, le sphinx gigantesque de Ghizé, les colosses d'Ibsamboul, les statues de Memnon et tant d'autres monuments que nous ne pourrions énumérer ici, nous prouvent que les artistes égyptiens ne reculaient devant aucune des hardiesses de l'Inde ; mais ce qui distingue particulièrement l'art nilotique de l'art indien, c'est l'aspect de réalité de ces colosses ; l'imitation de la nature est poussée aussi loin que possible. Chaque figure est un portrait. Rien qui rappelle les monstrueuses bizarreries de la statuaire indienne.
La supériorité de l'art égyptien sur l'art fantasque des Indous et sa rationalité sont plutôt un résultat du climat et de la topographie que le fruit de l'expérience ou qu'un progrès de succession ; il est probable que l'art s'est développé simultanément aux bords du Nil, de l'Euphrate, du Gange et du fleuve Jaune.

La rationalité de l'art égyptien est une sorte de corollaire de sa théogonie la plus savante, la plus fondée sur l'observation et la connaissance des phénomènes de la nature, sur l'astronomie, les mathématiques et la morale, qui ait jamais existé. L'architecture est l'expression la plus élevée et la plus frappante du symbolisme ; nous ne devons donc pas être surpris de la majesté et de la variété infinie de formes que nous présente l'architecture égyptienne, depuis la gigantesque pyramide et le robuste temple protodorique jusqu'au plus délicat sacellum. Les Égyptiens ont inventé et employé tous les genres de colonnes, mais celle qu'ils ont reproduite de préférence, c'est la colonne à chapiteaux lotiformes, ou à feuillages de palmier, emblème de la puissance végétative du sol.
Une singularité qui est propre à l'art égyptien comme à l'art assyrien, c'est le degré de perfection que présentent tout d'abord les plus anciens et premiers monuments. Il semble que les architectes et les artistes de ces époques reculées aient acquis du premier coup, et par une sorte d'intuition particulière, la parfaite connaissance de leur art, et qu'ils soient arrivés, sans tâtonnement, à des résultats sinon complets, du moins très inattendus. Quoi de plus étrange, par exemple, que la science et l'habileté déployées dans la taille et la pose des blocs qui ont servi à construire les pyramides, ces prodigieux monuments de
la première période égyptienne ! Quelle connaissance des proportions ! Quelle fidèle et naïve imitation de la nature nous offrent les sculptures qui appartiennent à cette même époque et qui sont antérieures de bien des siècles à ce que les autres peuples ont produit ! (...)
On a peine à s'expliquer comment les architectes de Ghizé et les sculpteurs égyptiens et assyriens sont arrivés, dès le principe, à cette sorte de perfection relative, et on se demande à quelle époque on doit faire remonter, chez ces peuples, le commencement de l'art."

extrait de Étude sur les beaux-arts depuis leur origine jusqu'à nos jours. Tome 1, 1855-1857, par Frédéric Bourgeois de Mercey (1805-1860)
, chef de la division des beaux-arts au ministère de l’Intérieur où il fut nommé vers 1840. Peintre lui-même, il eut ainsi en charge le développement des arts en France, et était régulièrement sollicité à ce titre.

"La première statue égyptienne fut moins une œuvre d'art qu'un décalque de la réalité, qu'une sorte de moulage pris sur nature" (Daninos Pacha)

Chaouabti de la dame Repet, XVIIIe dynastie / Photographie d’André Pelle
via Histoire des statuettes funéraires égyptiennes, de Jacques François Aubert

"Nous avons montré quels étaient les secours, les uns permanents, les autres sans cesse renouvelés, dont l'hôte de la tombe avait besoin, croyait-on, pour résister à la destruction. À cette ombre, dont le peu de substance était toujours menacé de se dissoudre et de s'évaporer, il fallait, outre des aliments et des boissons qui entretinssent ce qu'elle gardait de vie, outre des prières dont la vertu magique pouvait suppléer à l'insuffisance de l'offrande, il fallait un soutien matériel où elle pût se prendre et se fixer, un corps qui remplaçât, autant que possible, celui dont elle avait été dépouillée par la mort. 
Il y avait bien la momie, mais malgré toutes les précautions, qui donc pouvait dire au juste combien de temps la momie durerait ? Ne finirait-elle point par céder à la corruption et par tomber en poussière ? On ne put point ne pas se poser la question, et les craintes dont l'esprit était assailli durent bientôt conduire à l'invention de la statué funéraire. 
La pierre elle-même, avec le climat de l'Égypte, le bois, présentaient de bien autres chances de durée que la dépouille mortelle la plus soigneusement embaumée. Les statues avaient encore cet avantage sur la momie que celle-ci était unique, tandis que l'on pouvait multiplier ces effigies. Chacune d'elles était, si l'on peut ainsi parler, un corps de rechange. Rien n'empêchait d'en mettre jusqu'à dix, quinze ou vingt dans une tombe. Qu'une seule de ces images fût sauvée, et ce serait assez pour que, même après la disparition de la momie, le double ne fût pas condamné à s'évanouir dans les ténèbres de sa demeure souterraine, faute d'un point d'attache et d'un appui corporel.
Travaillant sous l'empire de cette idée, le statuaire ne pouvait manquer de viser à reproduire fidèlement les traits de son modèle. On comprend pourquoi les statues égyptiennes qui ne représentent pas des dieux sont toujours et uniquement des portraits de tel ou tel individu, aussi exacts que l'artiste a pu les exécuter. Chacune de ces statues était un corps de pierre, non pas un corps idéal où l'on ne chercherait que la beauté des formes ou l'expression, mais un corps réel à qui l'on devait se garder d'ajouter ou de retrancher quoi que ce fût. Si le corps de chair avait été laid, il fallait que le corps de pierre fût laid de la même manière, sans quoi le double ne trouverait pas le support qui lui convenait.
La première statue égyptienne fut donc moins une œuvre d'art qu'un décalque de la réalité, qu'une sorte de moulage 
pris sur nature. Pour arriver à cette équivalence du modèle et de l'épreuve que l'on en tirait, l'artiste ne pouvait s'en rapporter à sa mémoire ; il fallait que l'original posât devant le sculpteur qui se chargeait d'immortaliser sa personne. La plupart de ces images, les plus soignées tout au moins, ont dû être exécutées du vivant de celui qu'elles représentent, autrement le statuaire n'aurait jamais produit ces effigies en présence desquelles vous sentez et vous affirmez aussitôt que ce sont des portraits, sur chacun desquels tout contemporain, sans hésiter, aurait mis tout d'abord un nom, tant les traits et l'expression du visage sont empreints d'un caractère particulier et vraiment unique, vraiment individuel.
Les premières statues que l'Égypte ait produites ont donc été des statues funéraires ; dans la pensée de ceux qui les commandaient et de ceux qui les fabriquaient, elles n'étaient que des portraits, et ce que l'on y cherchait surtout, c'était une ressemblance qui fût assez fidèle pour que l'ombre pût en quelque sorte s'y tromper elle-même et ne pas se croire dépouillée et dépossédée de son corps. Quand se développeront, avec le temps, la puissance et la richesse de l'Égypte, l'art aura chez ce peuple de plus hautes aspirations : il s'élèvera par degrés à la conception d'un certain idéal ; mais, alors même qu'il aura les visées les plus ambitieuses et qu'il aspirera le plus ouvertement au grand style, il laissera toujours deviner ses origines : dans les plus nobles 
et les plus heureusement composés des types qu'il aura créés, toujours on sentira la trace et l'effet persistant des habitudes premières.
Les statues ne présentent point la variété de gestes et d'attitudes qu'on admire dans les tableaux. Un pleureur, une femme qui écrase le grain du ménage, le boulanger qui brasse la pâte sont aussi rares en ronde bosse qu'ils sont fréquents en bas-reliefs. La plupart des personnages sont tantôt debout et marchant la jambe en avant, tantôt debout mais immobiles et les deux pieds réunis, tantôt assis sur un siège ou sur un dé de pierre, quelquefois agenouillés, et plus souvent accroupis, le buste droit et les jambes à plat sur le sol, comme les fellahs d'aujourd'hui. Cette monotonie voulue s'expliquerait peu si l'on ne connaissait l'usage auquel ces images étaient destinées.
Les statues sont appuyées, pour la plupart, à une sorte de dossier rectangulaire qui monte droit derrière elles et, tantôt se termine carrément au niveau du cervelet, tantôt s'achève en un pyramidion dont la pointe se perd parmi les cheveux, tantôt s'arrondit au sommet et paraît au-dessus de la tête du personnage. Les bras sont rarement séparés du corps ; dans bien des cas, ils adhèrent aux côtes et à. la hanche. Celle des jambes qui porte en avant, est reliée souvent au dossier, sur toute sa longueur, par une tranche de pierre."



extrait de
Les monuments funéraires de l'Égypte ancienne, 1899, par l'égyptologue Albert Daninos Pacha (1843-1925), membre d'une importante famille grecque installée en Égypte au XIXe s. Il fut attaché au musée du Louvre et inspecteur des fouilles en Égypte.

La statuaire égyptienne, vue par l'architecte Étienne Barberot

illustration extraite de l'ouvrage d'Étienne Barberot
"En même temps que l'architecture, l'art du sculpteur, son accompagnement indispensable, se développa en Égypte dès les débuts de l'ancien empire ; et il y a sept mille ans, à une époque où tous les autres peuples étaient dans un état de complète barbarie, les artistes de la vallée du Nil produisirent des œuvres qui s'imposent encore à notre admiration.
Les plus anciens spécimens de la statuaire se trouvent au Louvre, à Paris, et il nous suffira de citer le Scribe accroupi, Sépa et Nésa, œuvres de premier ordre tant au point de vue de l'exécution que pour les qualités d'observation qu'elles révèlent.
La statuaire égyptienne, dans son application à l'architecture, a pris le même caractère d'invariabilité, de constance dans les formes et dans les poses. (La) statue colossale de Sésostris (Ramsès II), taillée dans une montagne de grès rouge à Ipsamboul (Nubie) (...) a 20 mètres de hauteur. Si nous examinons cette œuvre, nous voyons que les lignes en sont larges, d'une grande simplicité ; les formes, limitées aux grands traits principaux, sont concises, nettes, et dénotent de la part de l'artiste une possession entière de son art, une sûreté de vue et d'exécution, qui, n'était l'étroit cercle religieux qui l'étreint, le placeraient au même rang que les grands sculpteurs de la Grèce.
La sculpture égyptienne se ressent en général de cette gêne créée par la nécessité de reproduire constamment les mêmes sujets, cependant si nous examinons les profils des bas-reliefs nous retrouvons dans la finesse, l'élégance des lignes, que l'artiste s'est trouvé un instant dégagé du symbolisme étroit.
(...) les prêtres interdisant l'étude de l'anatomie, les corps sont figurés par les lignes de contours, l'œil est toujours figuré de face, aucun muscle n'est accusé et la pose du sujet est elle-même conventionnelle. Mais en revanche, quelle recherche dans les lignes du profil de la face, quelle délicatesse de dessin : évidemment ce sont là des portraits qui doivent être ressemblants et où l'artiste s'est reposé de la contrainte qui lui est imposée par les prêtres. 

Les figures 27, 28 représentent des profils de reines, retrouvés sur les ruines de Thèbes ; là aussi il est inutile d'insister sur la beauté des lignes que l'on retrouve avec une expression plus énergique dans la figure 29, dans le profil (fig. 30), et enfin dans le portrait de Ménephtah, successeur de Sésostris (fig. 31)."


extrait de Histoire des styles d'architecture dans tous les pays, depuis les temps anciens jusqu'à nos jours, Tome 1, 1891,  par Étienne Barberot (1846-19..).  De cet auteur, nous savons qu'il était architecte. Mais aucune autre information le concernant n'est à notre disposition.

"Les artistes égyptiens employaient des couleurs si vives qu'après soixante siècles, l'éclat n'en est pas terni et nous étonne par sa fraîcheur" (Gustave Ducoudray)

Tombe d'Ounsou - cliché Le Louvre
"Les monuments de l'Égypte parlent assez haut de la grandeur de l'art. L'architecture n'a jamais atteint ailleurs de telles proportions. Les villes étaient des amoncellements de temples et de palais, eux-mêmes vastes comme des villes. Le temple, monument de la piété royale, se dérobait derrière une ceinture de murailles qui l'environnaient à distance avec le terrain consacré. Il fallait traverser d'immenses cours, des péristyles avant d'arriver au sanctuaire où résidait le dieu, et les prêtres égyptiens avaient sans doute fait donner ce développement aux parties accessoires, et en quelque sorte extérieures du temple, que pour favoriser la marche des processions dont les murs nous retracent l'ordonnance et la pompe. Les architectes égyptiens ne semblent guère avoir travaillé que pour les dieux et les rois, cette autre forme des dieux. Ils ne nous ont pas laissé de modèles complets d'architecture civile ; sauf quelques demeures des grands, les habitations étaient négligées chez ce peuple qui les regardait comme des hôtelleries.
Nous avons peu de modèles également de l'architecture militaire, et il faut aller dans la Nubie chercher, à 60 kilomètres mètres au sud des cataractes de Ouadi-Halfah, une sorte de château, le plus complet échantillon de l'art de la fortification chez les Égyptiens.

La sculpture fut aussi en honneur chez les Égyptiens. Et, chose extraordinaire, les sculptures qui remontent au premier empire sont celles qui dénotent l'observation la plus savante et la plus fidèle de la nature. "Les proportions exactes, les principaux muscles étudiés avec soin, la figure sculptée avec finesse et l'individualité du portrait, saisie souvent avec bonheur, telles sont les louanges que nous pouvons décerner aujourd'hui à ces artistes du premier âge, soit qu'ils se bornent à la pierre calcaire, soit qu'ils mettent en usage les belles essences de bois. qui croissaient dans la vallée du Nil, soit enfin qu'ils s'attaquent aux roches les plus dures et qu'ils se rendent maitres du granit le plus rebelle avec une puissance et une souplesse de ciseau qu'on ne saurait trop admirer." (de Rougé)
Mais cet art demeura immobile. Peut-être fut-il considéré comme accessoire et retenu par la religion dans une sorte de symbolisme. Pourvu que la forme humaine fût rendue, peu importait le détail, et toutes les figures ont une raideur qui accuse une idée préconçue de tout sacrifier à la noblesse de l'attitude, à la majesté de l'ensemble, au parallélisme des mouvements.
En un mot, la sculpture resta toujours monumentale, et si elle ne se dégagea pas de cette rigidité, ce n'est pas impuissance, car bien des fois les images d'animaux sont exactement rendues.
Les scènes reproduites à l'infini sur les parois des tombeaux témoignent également de l'art avec lequel les Égyptiens employaient la peinture. Mais là encore ils n'avaient qu'un but : rehausser par cette décoration l'éclat des tombeaux et des temples. Il ne faut leur demander ni liberté , ni variété, ni souplesse. La peinture ressemble aux bas-reliefs qu'elle continue ou reproduit. Toutefois les artistes égyptiens employaient des couleurs si vives qu'après soixante siècles, l'éclat n'en est pas terni et nous étonne par sa fraîcheur.
Le musée du Louvre offre en outre beaucoup d'objets d'art en verre de diverses couleurs, des fioles gros bleu flambé de jaune et de blanc. Les Égyptiens étaient habiles à composer les ornements en perles d'émail et à décorer les vases de verre et de faïence. On cite comme une merveille d'art un petit encrier en faïence émaillée, vert de cuivre, composé de lions assis et formant grille à jour. Parmi les bijoux on remarque également un petit taureau d'or et d'émail, couché, les ailes étendues, et d'autres symboles qui témoignent à quelle délicatesse en étaient arrivées l'émaillure et l'orfèvrerie."

extrait de Histoire et civilisation de l'ancien Orient et de la Grèce : classe de seconde (divisions A et B), 1906, par Gustave Ducoudray (1838-1906),
historien et pédagogue français

mardi 6 novembre 2018

"Jamais ni la sculpture, ni la peinture ne sont devenues indépendantes chez les Égyptiens. Elles ne semblent faites que pour compléter l'architecture." (Max Dunker)

Piliers osiriaques à Karnak - photo Daniel Csörföly
"Les prêtres d'Égypte avaient aussi la haute main dans les travaux et les œuvres d'art. Ils fournissaient par privilège les plans des édifices, des temples, et ceux des tombeaux, car il s'agissait essentiellement de choses saintes, de mesures et de nombres sacrés. De même que l'architecture, la sculpture et la peinture étaient avant tout au service de la religion. Conformément au caractère du peuple, l'architecture égyptienne vise à la solidité et à la durée. Simples dans leurs grandes lignes, les édifices sont hauts, larges et massifs comme les chaînes de rochers qui bornent l'Égypte. Les plus anciens monuments que porte la terre, les pyramides, nous ont déjà montré jointe à une parfaite simplicité de forme, une habileté remarquable à tailler et à assembler de grandes masses de pierre. Engagée dans cette voie, l'architecture égyptienne y marche, adopte des formes plus riches, recherche l'ornementation, mais reproduit toujours plus ou moins la sévérité et la netteté du plan primitif. Jamais ni la sculpture, ni la peinture ne sont devenues indépendantes chez les Égyptiens. Elles ne semblent faites que pour compléter l'architecture, pour l'aider à fixer et à faire survivre au cours au temps l'image du roi, ses sacrifices et ses exploits, tel ou tel événement de son règne. 
La sculpture égyptienne saisit hardiment les formes par un procédé naïf et sobre, mais intelligent. Elle ne tombe point dans la symbolique de fantaisie. Elle assujettit à des proportions sûres la reproduction de la forme humaine, elle parvient à exprimer le mouvement par des traits caractéristiques ; elle attrape avec plus de bonheur encore la forme et le caractère des animaux. 
Comme l'architecture, elle choisit de préférence pour matériaux les masses les plus dures et les plus indestructibles. Ici comme ailleurs, le type une fois établi, le canon de proportion reçu, le procédé, la méthode et la forme restent et demeurent invariables. Curieuse d'une parfaite exactitude d'exécution, la sculpture semble se complaire à reproduire, sans jamais se lasser, dans la matière la plus rebelle, les mêmes figures plus géométriques pour ainsi dire que naturelles. Mais en dépit de ce caractère typique, il y a des progrès sensibles dans la sculpture et la peinture, comme dans l'architecture.
Si la statuaire du temps des pyramides, des Aménemha et des Sésortosis offre déjà pour l'époque une grande correction de forme, de la vie et de l'énergie dans l'expression de l'action, de la vigueur dans les parties musculeuses, les sculptures du nouvel empire se distinguent par la variété des formes, par la richesse des lignes, par la finesse du contour, par un dessin bien plus délicat des figures, par une grâce qui se soutient jusque dans l'exécution des plus fortes colonnes et des plus gros chapiteaux. Les Touthmosis et les Aménophis, les Séthos et les premiers Ramsès proposèrent ou commandèrent à la sculpture ésyptienne une multitude presque accablante de travaux, et c'est alors quelle atteignit son plus haut point. Mais comme elle ne pouvait pas s'écarter du type consacré, la plupart des œuvres et des sujets furent traités par une méthode de plus en plus conventionnelle, et on finit par se contenter de la précision des contours. La sculpture égyptienne porte ce caractère depuis les temps de Ramsès III jusqu'à ceux de Psammétique. À cette dernière époque elle renaît et brille par une imitation plus fidèle de la nature, par une expression plus aimable des formes du corps."

extrait de Les Égyptiens : histoire de l'antiquité, par Max Dunker (sic pour Duncker) ; traduction Mossmann.
 

Maximilian Wolfgang Duncker (1811-1886) était un historien et homme politique allemand

lundi 5 novembre 2018

"Au sens moderne du mot, aucune science de la composition. Aucun sens de la perspective. Le dessin égyptien est une écriture qu'il faut apprendre." (Élie Faure)

tombe de Rekhmirê - via Osiris.net
 "Quoi qu'il en soit, c’est la foule et rien qu'elle qui a répandu sur le bois des sarcophages, sur le tissu compact des hypogées, les fleurs pures, les fleurs vivantes, les fleurs colorées de son âme. Elle a chuchoté sa vie dans les ténèbres pour que sa vie resplendît à la lumière de nos torches quand nous ouvririons les sépulcres cachés. 
La belle tombe était creusée pour le roi ou le riche, sans doute, et c'était sa fastueuse existence qu'il fallait retracer sur les murs, en convois funèbres, en aventures de chasse ou de guerre, en travaux des champs. Il fallait le montrer entouré de ses esclaves, de ses travailleurs agricoles, de ses animaux familiers, dire comment on faisait pousser son pain, comment on dépeçait ses bêtes de boucherie, comment on pêchait ses poissons, comment on prenait ses oiseaux, comment on lui offrait ses fruits, comment on procédait à la toilette de ses femmes. Et la foule des artisans travaillait dans l'obscurité, elle croyait dire le charme, la puissance, le bonheur, l'opulence de la vie du maître, elle disait surtout la misère mais aussi l'activité féconde, l'utilité, l'intelligence, la richesse intérieure, la grâce furtive de la sienne.
Quelle merveilleuse peinture ! Elle est plus libre que la statuaire, presque uniquement destinée à restituer l'image du dieu ou du défunt. Malgré son grand style abstrait, elle est familière, elle est intime, quelquefois caricaturale, toujours malicieuse ou tendre, comme ce peuple naturellement humain et bon, peu à peu écrasé sous la force théocratique et descendant en lui de plus en plus pour regarder son humble vie. 
Au sens moderne du mot, aucune science de la composition. Aucun sens de la perspective. Le dessin égyptien est une écriture qu'il faut apprendre. Mais, quand on la connaît bien, comme toutes ces silhouettes dont les têtes et les jambes sont toujours de profil, les épaules et les poitrines toujours de face, comme toutes ces raides silhouettes remuent, comme elles vivent ingénument, comme leur silence se peuple d'animations et de murmures ! Un extrême schéma, sûr, décisif, précis, mais tressaillant. Quand la forme apparaît, surtout la forme nue ou devinée sous la chemise transparente, l'artiste suspend en lui toute sa vie, pour ne laisser rayonner de son cœur qu'une lumière spirituelle qui n'éclaire que les plus hauts sommets du souvenir et de la sensation. 
Vraiment ce contour continu, cette unique ligne ondulante, si pure, si noblement sensuelle, qui dénonce un sens si discret et si fort du caractère de la masse et du mouvement a l'air d’être tracé dans le granit avec la seule intelligence, sans le secours d’un outil. Là-dessus des coulées brillantes, légères, jamais appuyées de bleus profonds, d'émeraudes, d'ocres, de jaunes d’or, de vermillons. C'est comme une eau tout à fait claire où on laisserait tomber, sans l'agiter d'un frisson, des couleurs inaltérables qui ne la troubleraient pas et permettraient d’apercevoir toujours les plantes et les cailloux du fond. (...)
Ce que (l'artiste égyptien) conte, c'est sa vie même. Les ouvriers à la peau tannée, aux épaules musculeuses, aux bras nerveux, aux crânes durs, travaillent de bon cœur, et même quand le bâton parle, ils gardent leur douce figure, leur figure glabre à pommettes saillantes, et ce n'est pas sans une sorte de fraternelle ironie que l'artisan décorateur ou statuaire qui s'est représenté lui même si souvent, les montre affairés à leur besogne, rameurs suant, bouchers coupant et sciant, maçons assemblant des briques de limon cuit, gardeurs de troupeaux conduisant leurs bêtes passives, accouchant les femelles, pêcheurs, chasseurs, valets de ferme goguenards soupesant les canards éperdus par la base des ailes, les lapins soubresautant par les oreilles, gavant les oies obèses, portant dans leurs bras des grues dont ils serrent le bec à pleine main pour les empêcher de crier.
Tout est moutonnements, trots roulants et serrés, bêlements, meuglements, bruits d'ailes. Les bêtes domestiques, les bœufs, les ânes, les chiens, les chats ont leur allure massive ou paisible ou joyeuse ou souple, leurs ruminations infinies, leurs frissons de peau ou d'oreilles, leurs ondulations rampantes, leurs allongements de pattes silencieux et sûrs. Les panthères marchent sur du velours, tendant leur tête plate. Les canards et les oies boitillent, les becs spatulés fouillent en clapotant. Les poissons stupides bâillent dans les filets tendus, l'eau qui tremble est transparente et les femmes qui viennent la recueillir dans leurs jarres ou les animaux qui s'y plongent sont pénétrés de sa fraîcheur. Les oranges, les dattes pèsent dans les corbeilles soutenues par un bras aussi pur qu'une jeune tige, et balancées comme des fleurs. Les femmes, quand elles se parent ou mouillent leurs pinceaux fins pour farder leurs maîtresses, ont l'air de roseaux inclinés p
our chercher la rosée dans l'herbe. Le monde a le frisson silencieux des matins. 
Cette poésie naturelle, ardente au fond, et familière, les Égyptiens la portent dans tout ce qui sort de leurs doigts, dans leurs bijoux. leur petite sculpture intime, ces bibelots innombrables qui encombraient leur sépulture où ils suivaient le mort auquel ils avaient appartenu, dans les objets domestiques de la cuisine et de l'atelier. Toute leur faune, toute leur flore y revit avec ce même sentiment très sensuel et très chaste, immobile et vivant, cette même profondeur pure. Bronze ou bois, ivoire, or, argent, granit, ils conservaient à la matière travaillée sa pesanteur et sa délicatesse, sa fraîcheur végétale, son grain minéral. Leurs cuillers ressemblent à des feuilles abandonnées au fil de l’eau, leurs bijoux taillés en éperviers, en reptiles, en scarabées ont l'air de ces pierres colorées qu'on ramasse dans le lit des fleuves, ou au bord de la mer et dans le voisinage des volcans. L'Égypte souterraine est une mine étrange. Elle nourrit des fossiles vivants qui sont comme la cristallisation des multitudes organiques."


extrait de Histoire de l'art : l'art antique, 1909, par Élie Faure (1873-1937), historien de l'art et essayiste français. Son Histoire de l'art reste une des références dans cette discipline.

dimanche 4 novembre 2018

"Dans l'art, les Égyptiens puisaient leurs inspirations directement aux sources de la nature" (Owen Jones)

illustration extraite de l'ouvrage d'Owen Jones
"Dans l’art égyptien nous ne voyons aucune trace d’enfance ou d'influence étrangère ; d'où il faut conclure que les Égyptiens puisaient leurs inspirations directement aux sources de la nature.
Cette vue est confirmée surtout par l'examen de l'ornement égyptien ; les types en sont peu nombreux, et ils sont tous des types naturels ; et la représentation ne s'écarte du type que très légèrement.
Mais plus nous descendons l'échelle de l'art, plus nous trouvons qu'on s'éloigne des types originaux ; à tel point que dans bien des ornements, tels que les ornements arabes et mauresques, il est difficile de découvrir le type original d'où l'ornement a été développé par les efforts successifs de l'esprit.

Le lotus et le papyrus qui croissent aux bords de leur rivière, symboles de la nourriture du corps et de l'esprit ; les plumes d'oiseaux rares qu’on portait devant le roi, comme emblèmes de la souveraineté ; le rameau du palmier, avec la corde torse faite de ses tiges : tels sont les types peu nombreux qui forment la base de cette immense variété d'ornements avec lesquels les Égyptiens décoraient les temples de leurs dieux, les palais de leurs rois, les vêtements qui couvraient leur personne, leurs articles de luxe ainsi que les objets modestes destinés à l'usage journalier, depuis la cuiller en bois, avec laquelle ils mangeaient jusqu'au bateau qui devait porter à travers le Nil à la vallée des morts, leur dernière demeure, leurs corps embaumés et ornés de la même manière.
En imitant ces types, les Égyptiens suivaient de si près la forme naturelle qu'ils ne pouvaient guère manquer d'observer les mêmes lois que les œuvres de le nature déploient sans relâche ; c'est pourquoi nous trouvons que l’ornement égyptien, tout en étant traité d'une manière conventionnelle, n'en est pas moins toujours vrai. Nous n'y voyons jamais un principe naturel appliqué mal à propos ou violé.
D'un autre côté, les Égyptiens ne se laissaient jamais porter à détruire la convenance et l'accord de la représentation par une imitation du type par trop servile.
Un lotus taillé en pierre, formant le couronnement gracieux du haut d'une colonne, ou peint sur les murs comme une offrande présentée aux dieux, n'était jamais un lotus tel qu'on pourrait le cueillir, mais une représentation architecturale de cette plante, représentation on ne peut mieux adaptée, dans un cas comme dans l'autre, au but qu'on avait en vue, car elle ressemblait suffisamment au type pour réveiller dans ceux qui la contemplaient l’idée poétique qu’elle devait inspirer, mais sans blesser le sentiment de la convenance. (...)

L'architecture des Égyptiens est parfaitement polychromatique, il n’y a rien qu'ils n'aient peint : c'est pourquoi nous avons beaucoup à apprendre d'eux sous ce rapport. Ils se servaient de teintes plates, et n'employaient aucune ombre ; et cependant ils ne trouvaient aucune difficulté à réveiller dans l'âme l'identité de l’objet qu'ils voulaient représenter. Ils employaient les couleurs comme ils employaient les formes, d'une manière conventionnelle.
Comparons la représentation du lotus avec la fleur naturelle ; avec quel charme les traits caractéristiques de la fleur naturelle sont reproduits dans la représentation ! Remarquons comme les feuilles extérieures sont distinguées par un vert sombre, et les feuilles abritées de l'intérieur par un vert plus clair ; tandis que les tons pourprés et jaunes de l’intérieur de la fleur sont représentés par des feuilles rouges flottant dans un champ de jaune, ce qui nous rappelle parfaitement le jaune éclatant de la fleur originale.
Nous y voyons l'art allié à la nature, et ce qui ajoute à notre plaisir, c’est la perception de l'effort de l'esprit qu'il a fallu pour l’accomplir.

Les couleurs dont les Égyptiens se servaient principalement, étaient : le rouge, le bleu, et le jaune, avec du noir et du blanc, pour définir les couleurs nettement et distinctement ; le vert s'employait généralement, mais point universellement, comme une couleur locale, pour les feuilles vertes du lotus par exemple.
Ces feuilles cependant se coloriaient, sans distinction, soit en vert soit en bleu ; le bleu dans les temps les plus anciens, et le vert pendant la période ptoléméenne : à cette époque, on ajoutait même le pourpre et le brun, ce qui ne servait du reste qu'à affaiblir l'effet. Le rouge qu'on trouve sur les tombeaux et sur les caisses à momie de la période grecque ou romaine, est plus faible de ton que celui des temps anciens ; et c’est, à ce qu'il paraît, une règle universelle que, dans toutes les périodes archaïques de l'art, les couleurs primaires, bleu, rouge, jaune, sont les couleurs qui prédominent et qui sont employées avec le plus d'harmonie et de succès. Tandis que dans les périodes où l'art se pratique traditionnellement, au lieu de s'exercer instinctivement, il y a une tendance à employer les couleurs secondaires ainsi que toutes les variétés de teintes et de nuances, mais rarement avec le même succès."

extrait de Grammaire de l'ornement : Illustrée d'exemples pris de divers styles d'ornement, 1865, par Owen Jones (1809-1874), architecte britannique, auteur de découvertes sur l’utilisation au cours des âges de la couleur dans la décoration.