vendredi 9 novembre 2018

"Rien de plus imposant que la vue du Nil sur lequel nous glissons insensiblement" (Joséphine Turck de Belloc)

aucune indication sur l'auteur et la date de ce cliché
"Après avoir parcouru l'Égypte des Arabes, il nous reste à visiter l'Égypte antique, celle des Pharaons ; à traverser cette vallée du Nil qui fut le berceau de la civilisation et à saluer, au fond de leurs solitudes, les ruines de Denderah et de Thèbes aux cent portes.
Je me sentais attiré vers la Haute-Égypte par la poésie des souvenirs, par la grandeur des monuments.
On peut faire le voyage du Nil de plusieurs manières. Il y a les canges et les bateaux à vapeur. Les canges sont les gondoles de l'Égypte ; elles sont de forme élégante, effilée, de construction légère et propice à la rapidité de la marche. Elles ont de trente à quarante pieds de long sur dix de large. Ordinairement elles ont deux mâts auxquels on attache des voiles triangulaires; à l'arrière, elles possèdent plusieurs chambres peintes et ornées avec goût. Les canges des grands seigneurs et celles des dames du harem se distinguent par l'élégance de leurs décorations ; plusieurs sont dorées au dehors. Ces barques légères marchent avec une rapidité incroyable.
Le premier bateau à vapeur, construit pour Méhémet-Ali, qui a parcouru le Nil, produisit une grande sensation sur les habitants de l'Égypte, étonnés de voir cet élégant navire, qui se mouvait de lui-même, en laissant au ciel des nuages de fumée. Ils prirent d'abord cette nef merveilleuse pour un gigantesque animal.
Rien n'est pittoresque comme cette navigation du Nil. Pour jouir à notre aise du climat, du ciel et du fleuve, nous choisissons la cange traditionnelle aux deux grandes voiles latines, avec son équipage arabe. Cette manière de voyager tente le plus notre imagination. On va moins vite, mais on voit mieux ; on marche aux caprices du vent et on a tous les hasards et tous les charmes de l'impression ; puis, on jouit de l'inappréciable avantage d'être chez soi.
Une fois notre cange choisie dans le port de Boulaq, tous les arrangements furent promptement terminés par notre intelligent drogman, ou reis, chargé des approvisionnements, de tout le matériel du voyage, ainsi que des gens du service. Notre équipage se compose de douze matelots. Nous avons un valet de chambre et un cuisinier italiens. Notre drogman, honnête et expérimenté, veille sur notre bien-être matériel avec la plus grande sollicitude.
Tous les aménagements terminés, nous prenons possession de notre habitation flottante, qui doit nous abriter pendant plusieurs semaines. Le vent est propice et nous levons l'ancre par une belle matinée de février. Notre drogman, sur l'avant, dirige les manœuvres avec une imposante gravité. (...) Assis à l'ombre de la voile, nous voyons fuir le rivage et nous laissons aller nos pensées au gré de l'imagination ou de l'intime causerie.
Les paysages du Nil, un peu monotones au premier aspect, ont néanmoins un charme indicible. La grandeur des horizons, la beauté des lignes émeuvent l'âme. C'est la même impression qu'on ressent dans la campagne de Rome. C'est le même contraste de la solitude présente avec le mouvement de la vie d'autrefois.
Ce ciel d'une inaltérable pureté, cette nature sévère, tout concourt à la majesté du tableau. Le vent est frais et nous filons grand train.
Après le dîner, nous montons sur la dunette pour jouir de la première soirée de notre navigation. Rien de plus imposant que la vue du Nil sur lequel nous glissons insensiblement. À notre droite, de grands bois de palmiers projetaient leurs ombres sur l'eau calme et profonde ; le croissant, qui montait dans un ciel resplendissant d'étoiles, blanchissait légèrement leurs cimes et transformait le fleuve en une nappe argentée.
Les nuits sont fraîches sur le Nil, la rosée est abondante et il est prudent de ne pas s'y exposer, car elle cause des ophtalmies très fréquentes dans ce pays. Nous rentrons de bonne heure au salon, nous lisons, jouons à l'écarté, au wist ; à dix heures, chacun se retire et les divans sont transformés en couchettes.
De grand matin nous montons sur le pont et nous voyons le soleil se lever derrière la chaîne libyque. Quel éclat, quelle
fête de lumière pour nos yeux charmés ! (...)
C'est surtout le soir, au coucher du soleil, que les paysages du Nil nous apparaissent dans toute leur splendeur. Aussitôt que le soleil a disparu derrière l'horizon, le ciel s'embrase subitement et prend des teintes d'or vif qui illuminent tout le paysage et se reflètent sur les grandes nappes d'eau du Nil ; peu à peu, cette teinte passe du pourpre ardent par tous les tons orangés, pour se perdre dans des nuances d'or pâle. Bientôt, d'innombrables étoiles s'allument au ciel et une nuit brillante, nuit des tropiques, semble continuer le crépuscule. (...)
La température devient plus chaude à mesure que nous approchons de la Haute-Égypte. Les aspects du Nil, toujours plus magnifiques, sont plus variés : tantôt il court, profond et rapide, resserré entre de hautes rives ombragées de grands bois de palmiers ; tantôt il s'élargit en nappes étincelantes qui entourent mollement des îlots de verdure."
 

extrait de Le pays des Pharaons, 1890, par J.-T. de Belloc (1854-19.?), écrivaine  et biographe. D’origine irlandaise (elle était née Swanton), elle choisit le nom de "Joséphine Turck" pour signer dans les journaux et les revues (elle fonda la Bibliothèque des familles en 1821-1822 et La Ruche en 1836).

L'art égyptien "est majestueux et grand par l'absence du détail" (Charles Blanc)

Mykérinos et la reine Khâmerernebty II (Fine Arts - Boston)
"L'art de l'Égypte, le plus ancien de tous, est le plus facile à connaître, parce qu'il demeura stationnaire, uniforme, immuable, tant qu'il fut égyptien, c'est-à-dire jusqu'à ce que la domination des Ptolémées en eût changé un peu la physionomie en y introduisant ou plutôt en y laissant s'infiltrer quelque chose du génie grec. 
Considérée dans son ensemble, sans tenir compte des exceptions et des nuances, la sculpture égyptienne présente un caractère éminemment symbolique et rappelle toujours sa première destination, qui fut d'exprimer des idées religieuses et d'en être l'écriture imagée. Son berceau est dans le temple.
Elle y figure d'abord à l'état de délinéation, et ne fait que graver ses contours. Puis elle s'enfonce en creux au dedans du mur, ou elle saillit au dehors en bas-relief. Ensuite elle se dégage de la muraille, non sans y adhérer encore par quelques attaches, et quand enfin la statue est complètement isolée, - ce qui est très rare, car elle est presque toujours adossée à un pilastre, - elle trahit infailliblement son origine, qui est l'architecture, et sa raison d'être, qui est le symbole. Jetez les yeux sur une figure égyptienne : les formes y sont accusées d'une manière concise, abrégée, non pas sans finesse, mais sans détails. Les lignes en sont droites et grandes. L'attitude est raide, imposante et fixe. Les jambes sont le plus souvent parallèles et jointes. Les pieds se touchent, ou bien, s'ils sont l'un devant l'autre, ils suivent la même direction, ils restent aussi exactement parallèles. Les bras sont pendants le long du corps ou croisés sur la poitrine, à moins qu'ils ne se détachent pour montrer un attribut, un sceptre, une clef, une coupe, un lotus ; mais dans cette pantomime solennelle et cabalistique, la figure fait des signes plutôt que des gestes ; elle est en situation plutôt qu'en action, car son mouvement prévu et en quelque sorte immobile ne changera plus ; il ne sera suivi d'aucun autre.
Cependant, par une compensation qui étonne, il se trouve que cet art égyptien, qui semble retenu dans une éternelle enfance, est un art grand, majestueux, hautement formulé. Il est majestueux et grand par l'absence du détail, dont la suppression a été voulue, préméditée par le prêtre.
Gravée en bas-relief ou sculptée en ronde bosse, la figure égyptienne est modelée, non pas grossièrement, mais sommairement ; elle n'est point dégrossie comme une ébauche ; elle est au contraire finement dessinée, d'une simplicité choisie dans ses lignes et dans ses plans, d'une délicatesse élégante dans ses formes ou, pour mieux dire, dans ses formules algébriques.
Deux choses y sont évidentes et évidemment volontaires : le sacrifice des petites parties aux grandes, et la non-imitation de la vie réelle. Nue, la figure est vue comme à travers un voile ; vêtue, elle est serrée dans une draperie collante, semblable à un second épiderme, de sorte que le nu se découvre quand il est voilé, et se voile quand il est découvert. Les muscles, les veines, les plis et lés contractions de la peau n'y sont point rendus, ni même la charpente osseuse. La variété qui distingue les êtres vivants, et qui est l'essence de la nature, est remplacée par une symétrie religieuse et sacerdotale, pleine d'artifice et de majesté. D'ordinaire, les mouvements exécutés par plusieurs figures sont soumis au parallélisme des membres doubles et paraissent obéir à un certain rythme mystérieux, qui a été réglé dans le sanctuaire invisible, impénétrable. Le plus sûr moyen d'expression dans l'art égyptien est, en effet, la répétition.
Quels que soient le naturel et la souplesse d'un mouvement, il devient cérémonial quand il est répété intentionnellement et plusieurs fois d'une manière identique, ainsi que nous le voyons si souvent dans les sculptures de l'antique Égypte. Elle appartient à l'ordre des choses sublimes, cette répétition persistante qui fait de toute marche une procession, de tout mouvement un emblème religieux, de toute pantomime une cadence sacrée. 

Le style égyptien est donc monumental par le laconisme du modelé, par l'austérité des lignes et par leur ressemblance avec les verticales et les horizontales de l'architecture. Il est imposant, parce qu'il est une pure émanation de l'esprit ; il est colossal, même dans les petites figures, parce qu'il est surnaturel et surhumain. Il demeure toujours semblable à lui-même, parce qu'il représente la foi, qui ne doit point varier, et, il faut le dire, cette uniformité constante était singulièrement favorisée par l'identité des races au moyen des infranchissables barrières qui séparaient les castes et s'opposait ainsi à tout croisement. Enfin le style égyptien est engendré par un principe autre que l'imitation, et c'est volontairement qu'il s'écarte de la vérité imitative, car la faculté de rendre fidèlement la nature n'est pas plus étrangère aux Égyptiens qu'aux Grecs, et la preuve en est dans la vérité saisissante que présentent quelquefois les animaux, comparée à la manière convenue et artificielle dont la figure humaine est exprimée.
Une preuve encore de la volonté qu'eurent les prêtres de substituer le symbole à l'imitation, c'est que l'étude de l'homme physique et la connaissance de l'anatomie furent sévèrement prohibées chez ce peuple étrange, qui respecta la mort plus que la vie, comme si la mort eût été pour lui l'initiation à une vie impérissable. Non seulement la religion interdisait les dissections anatomiques, mais elle ordonnait qu'après l'incision unique faite dans les flancs du cadavre pour en tirer les intestins et procéder à l'embaumement, l'homme chargé par état de cette opération, à la fois nécessaire et sacrilège, prît aussitôt la fuite pour échapper à la colère des parents qui le poursuivaient à coups de pierres.
Quand il modèle la tête humaine, le sculpteur égyptien l'imite avec plus de fidélité, et il montre bien ce qu'aurait pu être son imitation dans un art qui fût resté libre. Avec quelle force est exprimée la conformation de la race africaine ! Comme il est bien taillé, ce visage des enfants de Cham, au profil déprimé, au nez aplati, aux lèvres épaisses, au menton rentrant et court, aux yeux allongés, obliques et placés au niveau du front ! Et ces yeux, s'ils sont toujours (ouverts), toujours entiers, et toujours de face dans les têtes de profil, ce n'est point assurément parce qu'un œil est plus difficile à dessiner de profil qu'une bouche ; c'est sans doute parce qu'on a voulu, en dépit de la vérité, que l'organe révélateur de la pensée eût dans le visage humain une importance décidée et dominante.
Est-il besoin d'insister sur une tendance aussi fortement marquée au symbolisme, alors que tant de figures nous offrent la combinaison monstrueuse de corps humains avec des têtes d'animaux ? "En montrant aux yeux, dit Raoul Rochette (Cours d'Archéologie), un corps d'homme surmonté d'une tête de lion, de chacal ou de crocodile, l'Égypte n'eut certainement pas l'intention de faire croire à la réalité d'un être pareil ; c'était une pensée qu'elle voulait rendre sensible plutôt qu'une image vraie qu'elle prétendait offrir. Le mélange des deux natures était là pour avertir que ce corps humain servant de support à une tête d'animal était une pensée écrite, la personnification d'une idée morale et non pas l'image d'un être réel." 

Oui, on peut le dire, la sculpture égyptienne demeura une forme de l'écriture, un art essentiellement symbolique, et ce fut une raison de plus pour qu'elle restât immobile. Le symbole fut pour ce grand art ce qu'étaient pour les morts embaumés les aromates qui les conservaient ; il le momifia, mais, en le momifiant, il le rendit incorruptible." 



extrait de Grammaire des arts du dessin, architecture, sculpture, peinture : jardins, gravure en pierres fines, gravure en médailles, 1908, par Charles Blanc (1813-1882), historien, critique d'art et graveur français, membre de l'Académie des beaux-arts et de l'Académie française, professeur d'esthétique et d'histoire de l'art au Collège de France.

jeudi 8 novembre 2018

Beni Hassan : "C'est l'histoire de la vie de chaque jour racontée par le luxe décoratif" (Henri Joseph Léon Baudrillart)

Carl Richard Lepsius : Mur nord de la tombe BH 3 de Khnumhotep II
 "Thèbes, après avoir reçu des embellissements successifs, arrive à tout son éclat avec les princes d'une des plus grandes dynasties qu'ait eues l'Égypte, la douzième.
Ces rois ne sont pas seulement des guerriers occupés à défendre le pays contre les nouvelles invasions, mais de grands ingénieurs, des constructeurs de monuments utiles ou grandioses. À eux revient le mérite de coloniser la vallée du Nil dans sa partie moyenne, de la première cataracte à la quatrième, et ils ont régularisé le système des canaux. Le lac Mœris, destiné à faire de leurs eaux une plus juste répartition, reste l'œuvre capitale de ces princes. Pendant plus de deux siècles ils embellissent Héliopolis et plusieurs autres villes importantes, surtout Thèbes, appelée encore à de grands accroissements ultérieurs. 

Cette époque des Ousortesen figure au nombre des plus heureuses de la civilisation antique. L'Égypte s'y relève complétement, elle y jouit d' une prospérité sans égale, d'une paix habituelle. L'utile l'emporte dans cette belle période sur les somptuosités dispendieuses qui auront, à quelques siècles de là, leur moment d'éclat incomparable.
Dans cet heureux temps des Ousortesen (heureux pour la classe aisée du moins), les industries utiles et les arts plastiques, expression d'un luxe sans faste, tiennent une place des plus importantes. On en rencontre les preuves fréquentes dans le luxe décoratif lui-même. Les murailles des tombeaux de Beni-Hassan et les planches du grand
ouvrage de Lepsius en offrent la preuve parlante. 

Ces peintures nous montrent les différents métiers alors en usage, et rien ne donne mieux l'idée de l'activité avec laquelle étaient poussés les travaux. Le labourage y paraît pratiqué à force de bœufs ou à bras d'hommes. On y ensemence les terres, on les foule à l'aide des béliers, on les herse, on fait la récolte, on met en gerbes le lin et le blé. Nous avons sous les yeux des opérations de battage et de mesurage. On transporte les denrées au grenier à dos d'ânes. Ici c'est le raisin qu'on vendange ou qu'on égrène. Là c'est la fabrication du vin dans deux pressoirs différents. Voici la mise en amphores, la disposition des caves. Peu de métiers font défaut. Le sculpteur sur pierre et le sculpteur sur bois sont à leurs pièces ; les verriers soufflent des bouteilles ; les potiers modèlent leurs vases et les enfournent. Avec quelle application travaillent ces cordonniers, ces charpentiers, ces menuisiers, ces corroyeurs, ces femmes au métier qui tissent la toile sous la surveillance des eunuques ! C'est l'histoire de la vie de chaque jour racontée par le luxe décoratif.
Ce développement de travail et d'industrie n'est pas moins attesté par certaines inscriptions de Beni-Hassan. Dans un de ces tombeaux, le mort lui-même raconte
sa vie."


Extraits de Histoire du luxe privé et public, depuis l'antiquité jusqu'à nos jours, Tome 1, 1880-1881, par Henri Joseph Léon Baudrillart (1821-1892), économiste français, journaliste de l'école libérale, professeur d'économie politique au Collège de France et à l'École nationale des ponts et chaussées.

mercredi 7 novembre 2018

Dans la statuaire des Égyptiens, "l'imitation de la nature est poussée aussi loin que possible" (Frédéric Bourgeois de Mercey)

Colosses de Memnon - photo datée de 1897
"L'Égypte a toujours été la contrée mystérieuse par excellence. Confiné dans cette étroite et longue vallée du Nil que, depuis Méroé jusqu'à la mer intérieure, sur un espace de 400 lieues, borde une double solitude, son peuple singulier évitait avec soin tout contact et toutes relations avec les autres nations qu'il méprisait. Conquérant, il se bornait à détruire, ne songeant à donner aux vaincus ni sa religion ni ses lois ; conquis, sa civilisation absorbait le conquérant. (...)
L'architecture égyptienne, colossale comme celle du Gange et de l'Euphrate, aussi complexe et aussi variée, offre une expression plus savante et plus normale de la nature et de la théogonie. Les temples de Thèbes et de Karnak sont le plus parfait modèle de l'architecture sacerdotale. L'art chrétien leur doit le profil de ses cathédrales où les deux tours ont remplacé les pylônes de l'Égypte.
La statuaire des Égyptiens, bien que pétrifiée par des lois hiératiques, est puissante comme leur architecture. La jambe colossale de Sesourtasen Ier, le sphinx gigantesque de Ghizé, les colosses d'Ibsamboul, les statues de Memnon et tant d'autres monuments que nous ne pourrions énumérer ici, nous prouvent que les artistes égyptiens ne reculaient devant aucune des hardiesses de l'Inde ; mais ce qui distingue particulièrement l'art nilotique de l'art indien, c'est l'aspect de réalité de ces colosses ; l'imitation de la nature est poussée aussi loin que possible. Chaque figure est un portrait. Rien qui rappelle les monstrueuses bizarreries de la statuaire indienne.
La supériorité de l'art égyptien sur l'art fantasque des Indous et sa rationalité sont plutôt un résultat du climat et de la topographie que le fruit de l'expérience ou qu'un progrès de succession ; il est probable que l'art s'est développé simultanément aux bords du Nil, de l'Euphrate, du Gange et du fleuve Jaune.

La rationalité de l'art égyptien est une sorte de corollaire de sa théogonie la plus savante, la plus fondée sur l'observation et la connaissance des phénomènes de la nature, sur l'astronomie, les mathématiques et la morale, qui ait jamais existé. L'architecture est l'expression la plus élevée et la plus frappante du symbolisme ; nous ne devons donc pas être surpris de la majesté et de la variété infinie de formes que nous présente l'architecture égyptienne, depuis la gigantesque pyramide et le robuste temple protodorique jusqu'au plus délicat sacellum. Les Égyptiens ont inventé et employé tous les genres de colonnes, mais celle qu'ils ont reproduite de préférence, c'est la colonne à chapiteaux lotiformes, ou à feuillages de palmier, emblème de la puissance végétative du sol.
Une singularité qui est propre à l'art égyptien comme à l'art assyrien, c'est le degré de perfection que présentent tout d'abord les plus anciens et premiers monuments. Il semble que les architectes et les artistes de ces époques reculées aient acquis du premier coup, et par une sorte d'intuition particulière, la parfaite connaissance de leur art, et qu'ils soient arrivés, sans tâtonnement, à des résultats sinon complets, du moins très inattendus. Quoi de plus étrange, par exemple, que la science et l'habileté déployées dans la taille et la pose des blocs qui ont servi à construire les pyramides, ces prodigieux monuments de
la première période égyptienne ! Quelle connaissance des proportions ! Quelle fidèle et naïve imitation de la nature nous offrent les sculptures qui appartiennent à cette même époque et qui sont antérieures de bien des siècles à ce que les autres peuples ont produit ! (...)
On a peine à s'expliquer comment les architectes de Ghizé et les sculpteurs égyptiens et assyriens sont arrivés, dès le principe, à cette sorte de perfection relative, et on se demande à quelle époque on doit faire remonter, chez ces peuples, le commencement de l'art."

extrait de Étude sur les beaux-arts depuis leur origine jusqu'à nos jours. Tome 1, 1855-1857, par Frédéric Bourgeois de Mercey (1805-1860)
, chef de la division des beaux-arts au ministère de l’Intérieur où il fut nommé vers 1840. Peintre lui-même, il eut ainsi en charge le développement des arts en France, et était régulièrement sollicité à ce titre.

"La première statue égyptienne fut moins une œuvre d'art qu'un décalque de la réalité, qu'une sorte de moulage pris sur nature" (Daninos Pacha)

Chaouabti de la dame Repet, XVIIIe dynastie / Photographie d’André Pelle
via Histoire des statuettes funéraires égyptiennes, de Jacques François Aubert

"Nous avons montré quels étaient les secours, les uns permanents, les autres sans cesse renouvelés, dont l'hôte de la tombe avait besoin, croyait-on, pour résister à la destruction. À cette ombre, dont le peu de substance était toujours menacé de se dissoudre et de s'évaporer, il fallait, outre des aliments et des boissons qui entretinssent ce qu'elle gardait de vie, outre des prières dont la vertu magique pouvait suppléer à l'insuffisance de l'offrande, il fallait un soutien matériel où elle pût se prendre et se fixer, un corps qui remplaçât, autant que possible, celui dont elle avait été dépouillée par la mort. 
Il y avait bien la momie, mais malgré toutes les précautions, qui donc pouvait dire au juste combien de temps la momie durerait ? Ne finirait-elle point par céder à la corruption et par tomber en poussière ? On ne put point ne pas se poser la question, et les craintes dont l'esprit était assailli durent bientôt conduire à l'invention de la statué funéraire. 
La pierre elle-même, avec le climat de l'Égypte, le bois, présentaient de bien autres chances de durée que la dépouille mortelle la plus soigneusement embaumée. Les statues avaient encore cet avantage sur la momie que celle-ci était unique, tandis que l'on pouvait multiplier ces effigies. Chacune d'elles était, si l'on peut ainsi parler, un corps de rechange. Rien n'empêchait d'en mettre jusqu'à dix, quinze ou vingt dans une tombe. Qu'une seule de ces images fût sauvée, et ce serait assez pour que, même après la disparition de la momie, le double ne fût pas condamné à s'évanouir dans les ténèbres de sa demeure souterraine, faute d'un point d'attache et d'un appui corporel.
Travaillant sous l'empire de cette idée, le statuaire ne pouvait manquer de viser à reproduire fidèlement les traits de son modèle. On comprend pourquoi les statues égyptiennes qui ne représentent pas des dieux sont toujours et uniquement des portraits de tel ou tel individu, aussi exacts que l'artiste a pu les exécuter. Chacune de ces statues était un corps de pierre, non pas un corps idéal où l'on ne chercherait que la beauté des formes ou l'expression, mais un corps réel à qui l'on devait se garder d'ajouter ou de retrancher quoi que ce fût. Si le corps de chair avait été laid, il fallait que le corps de pierre fût laid de la même manière, sans quoi le double ne trouverait pas le support qui lui convenait.
La première statue égyptienne fut donc moins une œuvre d'art qu'un décalque de la réalité, qu'une sorte de moulage 
pris sur nature. Pour arriver à cette équivalence du modèle et de l'épreuve que l'on en tirait, l'artiste ne pouvait s'en rapporter à sa mémoire ; il fallait que l'original posât devant le sculpteur qui se chargeait d'immortaliser sa personne. La plupart de ces images, les plus soignées tout au moins, ont dû être exécutées du vivant de celui qu'elles représentent, autrement le statuaire n'aurait jamais produit ces effigies en présence desquelles vous sentez et vous affirmez aussitôt que ce sont des portraits, sur chacun desquels tout contemporain, sans hésiter, aurait mis tout d'abord un nom, tant les traits et l'expression du visage sont empreints d'un caractère particulier et vraiment unique, vraiment individuel.
Les premières statues que l'Égypte ait produites ont donc été des statues funéraires ; dans la pensée de ceux qui les commandaient et de ceux qui les fabriquaient, elles n'étaient que des portraits, et ce que l'on y cherchait surtout, c'était une ressemblance qui fût assez fidèle pour que l'ombre pût en quelque sorte s'y tromper elle-même et ne pas se croire dépouillée et dépossédée de son corps. Quand se développeront, avec le temps, la puissance et la richesse de l'Égypte, l'art aura chez ce peuple de plus hautes aspirations : il s'élèvera par degrés à la conception d'un certain idéal ; mais, alors même qu'il aura les visées les plus ambitieuses et qu'il aspirera le plus ouvertement au grand style, il laissera toujours deviner ses origines : dans les plus nobles 
et les plus heureusement composés des types qu'il aura créés, toujours on sentira la trace et l'effet persistant des habitudes premières.
Les statues ne présentent point la variété de gestes et d'attitudes qu'on admire dans les tableaux. Un pleureur, une femme qui écrase le grain du ménage, le boulanger qui brasse la pâte sont aussi rares en ronde bosse qu'ils sont fréquents en bas-reliefs. La plupart des personnages sont tantôt debout et marchant la jambe en avant, tantôt debout mais immobiles et les deux pieds réunis, tantôt assis sur un siège ou sur un dé de pierre, quelquefois agenouillés, et plus souvent accroupis, le buste droit et les jambes à plat sur le sol, comme les fellahs d'aujourd'hui. Cette monotonie voulue s'expliquerait peu si l'on ne connaissait l'usage auquel ces images étaient destinées.
Les statues sont appuyées, pour la plupart, à une sorte de dossier rectangulaire qui monte droit derrière elles et, tantôt se termine carrément au niveau du cervelet, tantôt s'achève en un pyramidion dont la pointe se perd parmi les cheveux, tantôt s'arrondit au sommet et paraît au-dessus de la tête du personnage. Les bras sont rarement séparés du corps ; dans bien des cas, ils adhèrent aux côtes et à. la hanche. Celle des jambes qui porte en avant, est reliée souvent au dossier, sur toute sa longueur, par une tranche de pierre."



extrait de
Les monuments funéraires de l'Égypte ancienne, 1899, par l'égyptologue Albert Daninos Pacha (1843-1925), membre d'une importante famille grecque installée en Égypte au XIXe s. Il fut attaché au musée du Louvre et inspecteur des fouilles en Égypte.

La statuaire égyptienne, vue par l'architecte Étienne Barberot

illustration extraite de l'ouvrage d'Étienne Barberot
"En même temps que l'architecture, l'art du sculpteur, son accompagnement indispensable, se développa en Égypte dès les débuts de l'ancien empire ; et il y a sept mille ans, à une époque où tous les autres peuples étaient dans un état de complète barbarie, les artistes de la vallée du Nil produisirent des œuvres qui s'imposent encore à notre admiration.
Les plus anciens spécimens de la statuaire se trouvent au Louvre, à Paris, et il nous suffira de citer le Scribe accroupi, Sépa et Nésa, œuvres de premier ordre tant au point de vue de l'exécution que pour les qualités d'observation qu'elles révèlent.
La statuaire égyptienne, dans son application à l'architecture, a pris le même caractère d'invariabilité, de constance dans les formes et dans les poses. (La) statue colossale de Sésostris (Ramsès II), taillée dans une montagne de grès rouge à Ipsamboul (Nubie) (...) a 20 mètres de hauteur. Si nous examinons cette œuvre, nous voyons que les lignes en sont larges, d'une grande simplicité ; les formes, limitées aux grands traits principaux, sont concises, nettes, et dénotent de la part de l'artiste une possession entière de son art, une sûreté de vue et d'exécution, qui, n'était l'étroit cercle religieux qui l'étreint, le placeraient au même rang que les grands sculpteurs de la Grèce.
La sculpture égyptienne se ressent en général de cette gêne créée par la nécessité de reproduire constamment les mêmes sujets, cependant si nous examinons les profils des bas-reliefs nous retrouvons dans la finesse, l'élégance des lignes, que l'artiste s'est trouvé un instant dégagé du symbolisme étroit.
(...) les prêtres interdisant l'étude de l'anatomie, les corps sont figurés par les lignes de contours, l'œil est toujours figuré de face, aucun muscle n'est accusé et la pose du sujet est elle-même conventionnelle. Mais en revanche, quelle recherche dans les lignes du profil de la face, quelle délicatesse de dessin : évidemment ce sont là des portraits qui doivent être ressemblants et où l'artiste s'est reposé de la contrainte qui lui est imposée par les prêtres. 

Les figures 27, 28 représentent des profils de reines, retrouvés sur les ruines de Thèbes ; là aussi il est inutile d'insister sur la beauté des lignes que l'on retrouve avec une expression plus énergique dans la figure 29, dans le profil (fig. 30), et enfin dans le portrait de Ménephtah, successeur de Sésostris (fig. 31)."


extrait de Histoire des styles d'architecture dans tous les pays, depuis les temps anciens jusqu'à nos jours, Tome 1, 1891,  par Étienne Barberot (1846-19..).  De cet auteur, nous savons qu'il était architecte. Mais aucune autre information le concernant n'est à notre disposition.

"Les artistes égyptiens employaient des couleurs si vives qu'après soixante siècles, l'éclat n'en est pas terni et nous étonne par sa fraîcheur" (Gustave Ducoudray)

Tombe d'Ounsou - cliché Le Louvre
"Les monuments de l'Égypte parlent assez haut de la grandeur de l'art. L'architecture n'a jamais atteint ailleurs de telles proportions. Les villes étaient des amoncellements de temples et de palais, eux-mêmes vastes comme des villes. Le temple, monument de la piété royale, se dérobait derrière une ceinture de murailles qui l'environnaient à distance avec le terrain consacré. Il fallait traverser d'immenses cours, des péristyles avant d'arriver au sanctuaire où résidait le dieu, et les prêtres égyptiens avaient sans doute fait donner ce développement aux parties accessoires, et en quelque sorte extérieures du temple, que pour favoriser la marche des processions dont les murs nous retracent l'ordonnance et la pompe. Les architectes égyptiens ne semblent guère avoir travaillé que pour les dieux et les rois, cette autre forme des dieux. Ils ne nous ont pas laissé de modèles complets d'architecture civile ; sauf quelques demeures des grands, les habitations étaient négligées chez ce peuple qui les regardait comme des hôtelleries.
Nous avons peu de modèles également de l'architecture militaire, et il faut aller dans la Nubie chercher, à 60 kilomètres mètres au sud des cataractes de Ouadi-Halfah, une sorte de château, le plus complet échantillon de l'art de la fortification chez les Égyptiens.

La sculpture fut aussi en honneur chez les Égyptiens. Et, chose extraordinaire, les sculptures qui remontent au premier empire sont celles qui dénotent l'observation la plus savante et la plus fidèle de la nature. "Les proportions exactes, les principaux muscles étudiés avec soin, la figure sculptée avec finesse et l'individualité du portrait, saisie souvent avec bonheur, telles sont les louanges que nous pouvons décerner aujourd'hui à ces artistes du premier âge, soit qu'ils se bornent à la pierre calcaire, soit qu'ils mettent en usage les belles essences de bois. qui croissaient dans la vallée du Nil, soit enfin qu'ils s'attaquent aux roches les plus dures et qu'ils se rendent maitres du granit le plus rebelle avec une puissance et une souplesse de ciseau qu'on ne saurait trop admirer." (de Rougé)
Mais cet art demeura immobile. Peut-être fut-il considéré comme accessoire et retenu par la religion dans une sorte de symbolisme. Pourvu que la forme humaine fût rendue, peu importait le détail, et toutes les figures ont une raideur qui accuse une idée préconçue de tout sacrifier à la noblesse de l'attitude, à la majesté de l'ensemble, au parallélisme des mouvements.
En un mot, la sculpture resta toujours monumentale, et si elle ne se dégagea pas de cette rigidité, ce n'est pas impuissance, car bien des fois les images d'animaux sont exactement rendues.
Les scènes reproduites à l'infini sur les parois des tombeaux témoignent également de l'art avec lequel les Égyptiens employaient la peinture. Mais là encore ils n'avaient qu'un but : rehausser par cette décoration l'éclat des tombeaux et des temples. Il ne faut leur demander ni liberté , ni variété, ni souplesse. La peinture ressemble aux bas-reliefs qu'elle continue ou reproduit. Toutefois les artistes égyptiens employaient des couleurs si vives qu'après soixante siècles, l'éclat n'en est pas terni et nous étonne par sa fraîcheur.
Le musée du Louvre offre en outre beaucoup d'objets d'art en verre de diverses couleurs, des fioles gros bleu flambé de jaune et de blanc. Les Égyptiens étaient habiles à composer les ornements en perles d'émail et à décorer les vases de verre et de faïence. On cite comme une merveille d'art un petit encrier en faïence émaillée, vert de cuivre, composé de lions assis et formant grille à jour. Parmi les bijoux on remarque également un petit taureau d'or et d'émail, couché, les ailes étendues, et d'autres symboles qui témoignent à quelle délicatesse en étaient arrivées l'émaillure et l'orfèvrerie."

extrait de Histoire et civilisation de l'ancien Orient et de la Grèce : classe de seconde (divisions A et B), 1906, par Gustave Ducoudray (1838-1906),
historien et pédagogue français