lundi 12 novembre 2018

"Les arts du dessin, en Égypte, restèrent constamment asservis aux préjugés religieux" (Pierre Toussaint Dechazelle)

Hiéroglyphe d'un vautour portant le flagellum ou Nekhekh - photo extraite de Pinterest (auteur du cliché non mentionné)
"Il n'est pas douteux que les peuples anciens, cherchant à préserver de l'oubli leurs traditions historiques, ou religieuses, avant la création d'un alphabet, commencèrent par tracer l'image des objets qui pouvaient les aider à transmettre d'âge en âge ces souvenirs intéressants.
Les Égyptiens débutèrent ainsi dans la pratique du dessin. Cet art, chez eux, doit être considéré comme une branche perfectionnée de l'écriture hiéroglyphique. Leurs prêtres, qui, sous l'autorité d'un monarque, formaient néanmoins dans l'état une sorte d’oligarchie, se tenaient en garde contre toute innovation qui pût porter atteinte aux préjugés sur lesquels s'appuyait leur crédit. Ils prescrivirent conséquemment aux statuaires et aux peintres du pays la forme emblématique des effigies de leurs diverses divinités. Eux-mêmes, peut-être, en fabriquèrent les premiers modèles. Ces types sacrés furent déposés dans l'intérieur des temples, et les copistes durent s'y conformer, dans la suite, avec la plus scrupuleuse exactitude : le moindre changement, un élan de génie de la part de l'artiste, eussent été punis comme un acte d'impiété. Quant à l'imitation des objets qui n'avaient pas un rapport direct avec les mystères du système religieux, cette imitation n'était pas aussi rigoureusement exigée. Quoi qu'il en soit, au temps où Platon fit le voyage de l'Égypte, les ouvrages de sculpture n'y différaient, en aucun point, du caractère de ceux qui avaient été exécutés mille ans auparavant. (...)

La profonde vénération dont les Égyptiens étaient pénétrés pour les morts, ne permettant pas la dissection des cadavres, leurs artistes n'avaient aucun moyen de bien connaître le jeu des muscles et le secret mécanisme des mouvements du corps humain. L'embaumement ne pouvait procurer aux sculpteurs ou aux peintres qui, par faveur, assistaient à l'opération, que l'inspection des entrailles. D'après cela, la nécessité de suivre ponctuellement, pour la forme de leurs figures, les modèles de première fabrication, doit-on s'étonner que les attitudes aient été presque toujours les mêmes ? Elles étaient raides et comme sans mouvement ; mais, dans l'ensemble, les proportions ne manquaient pas d'une certaine justesse. (...) Les statuaires égyptiens, nous le répétons, s'occupaient moins de la fidèle imitation des objets de la nature, que des moyens de rendre significatives leurs images symboliques ; ils ajustaient aux simulacres de leurs principales divinités des têtes de chien, des têtes d'épervier, des cornes de génisse, etc. 
Les ibis, oiseaux du pays qui faisaient la guerre aux reptiles, les scarabées, emblèmes de la transmutation des corps, étaient figurés sur les pierres tumulaires, les obélisques et autres monuments publics. L'Andro-sphinx occupait, en qualité de gardien, l'entrée des temples. Les peintures des Égyptiens, enfin, composées d'objets également fantastiques, n'étaient que de grossières images, enluminées de teintes crues sans nulle intelligence de clair-obscur.
Les hiérogrammatées, collège de prêtres auxquels on confiait le soin des archives religieuses et civiles, se riaient entre eux de la crédulité d'une multitude ignorante qui, n'ayant aucun préservatif contre la séduction des sens, passait, sans s'en douter, d'un culte purement relatif, à l'adoration directe ; le vulgaire se prosternait devant l'animal vivant dont il avait remarqué l'empreinte dans l'alphabet sacré.
(...) les arts du dessin, en Égypte, restèrent
constamment asservis aux préjugés religieux (...)."

extrait de Études sur l'histoire des arts, ou Tableau des progrès et de la décadence de la statuaire et de la peinture antiques au sein des révolutions qui ont agité la Grèce et l'Italie. Grèce, 1834,  par Pierre Toussaint Dechazelle (1751-1833), peintre, littérateur, dessinateur lyonnais, mais également homme d’affaires, fabricant de tissus et à l’origine de la prestigieuse maison de soieries Prelle

dimanche 11 novembre 2018

Les artistes égyptiens étaient "des ouvriers chargés de faire de l'histoire plutôt que de l'art" (Louis-Auguste Martin)

 
temple de Ramsès II - Abou Simbel - photo MC
"L'architecture égyptienne (...) subit dans les premiers temps d'heureuses modifications ; il y a loin des Pyramides aux monuments de Thèbes et de Memphis. L'architecture qui s'est formée et développée en Égypte, présente un cachet unique, original. Exécutés sous l'inspiration des rois et des prêtres, les palais et les temples ont affecté un style uniforme, et obéi comme les hiéroglyphes à une plan et à des règles déterminés. L'artiste n'inventait pas, il copiait ; aussi Platon rapporte-t-il que des modèles étaient déposés dans les temples ; qu'il était défendu aux artistes, sous peine de sacrilège, de rien changer aux règles : "Il y a plus de dix mille ans, ajoute-t-il, que ces règles ont été posées, et les œuvres de ces temps reculés n'étaient ni plus ni moins belles que celles de nos jours ; elles sont toutes, sans exception, travaillées sur un modèle."
Et, en effet, les plus anciennes peintures sont identiquement pareilles aux plus modernes ; les différences qu'on peut y remarquer sont en faveur des premières, la domination étrangère ayant amené la décadence de toutes choses en Égypte.
Les artistes n'étaient donc plus que des ouvriers chargés de faire de l'histoire plutôt que de l'art, d'exécuter des monuments et des inscriptions commémoratifs de grands événements et de hauts faits, de traiter des sujets religieux et politiques, d'après une formule consacrée.
On trouve encore à Thèbes des débris de constructions très anciennes qui ont servi de matériaux pour des édifices qui datent de plus de quatre mille ans. Les plus simples ornements de ces édifices consistent en emblèmes qui renferment des dates et des faits historiques. Des bas-reliefs, entremêlés d'inscriptions, représentent avec fidélité la physionomie, le costume et les habitudes des peuples étrangers vaincus parles Pharaons.
Quant aux pyramides, les avis sont très partagés sur le mode de construction qu'on employa pour les élever. L'époque très ancienne où elles furent élevées ne saurait être déterminée positivement ; elles annoncent l'art dans son enfance, celui des constructions massives succédant aux blocs informes superposés. (...)

Une inscription rapportée par Diodore de Sicile constate que Sésostris n'employa aucun Égyptien aux monuments qu'il fit construire. Il n'est pas probable qu'on en ait agi ainsi pour les pyramides, car leur édification ayant exigé un trop grand nombre de bras, et remontant à une époque où les Égyptiens songeaient plutôt à s'organiser au dedans qu'à faire des expéditions au dehors, elles durent être à la fois les premiers temples élevés par les Égyptiens aux dieux, et les premiers tombeaux consacrés à leurs rois." 

extrait de Les civilisations primitives en Orient : Chinois, Indiens, Perses, Babyloniens, Syriens, Égyptiens, 1861, par Louis-Auguste Martin (1811-1875),
historien, littérateur, photographe, sténographe de la Chambre des députés.

Il y a, en Égypte, "fusion intime entre la nature et les monuments" (Jacques du Tillet)

illustration extraite de L'Égypte, par Georges Ebers, 1881
"C'est toujours la Nature qu'il faut regarder pour comprendre les ouvrages des hommes ; elle est le modèle originel, celui qui a frappé les regards de l'humanité première, celui qu'on a d'abord tenté d'imiter. Deux choses sont caractéristiques, dans cette vallée du Nil : les dimensions sont énormes, et les lignes sont droites. Les collines qui l'encadrent descendent perpendiculairement vers le sol ; leurs flancs, dépouillés par l'ardeur du soleil, laissent voir les couches successives qui les ont formées. Jusqu'au sommet, c'est une superposition de lignes horizontales, s'élevant au-dessus de la vallée plane. La crête des collines est horizontale aussi, sans qu'un col ou un pic en vienne rompre l'uniformité droite. Et toutes ces lignes parallèles, se prolongeant à perte de vue, semblent reculer l'horizon jusqu'à l'infini.
Ces deux caractères,vous les retrouvez dans les monuments de l'ancienne Égypte. La ligne horizontale et la ligne verticale sont exclusivement employées ; seules, les assises des pylônes descendent obliquement vers le sol.

Partout, c'est le "couloir" du Nil, large ou long, toujours coupé à angle droit ; les carrés succèdent aux rectangles, et les rectangles aux carrés. Nulle part l'angle n'est évité. Il est accusé au contraire, et marque le plan des moindres chapelles. Rectangulaires aussi, les sortes de "places" où s'élevaient les obélisques. Et les longues avenues de béliers, qui joignaient les temples au Nil, s'allongent toutes droites, tirées au cordeau. Les piliers ou les colonnes sont arrondis, et aussi les larges bases sur lesquelles ils reposent. Mais la toiture qu'ils supportent est faite de dalles horizontales, et eux-mêmes s'élèvent verticalement sur le sol. Avec leurs chapiteaux en forme de plantes, et rapprochées comme elles sont, ces colonnes, si l'on y met un peu de bonne volonté, rappellent assez bien les bois de palmiers qui ombrageaient les alentours des sanctuaires. Ainsi l'imitation de la nature est sensible dans ces temples à l'aspect raide.
Vues de loin, - j'entends vues d'après les dessins et les reproductions des musées, c'est-à-dire séparées de leur cadre, - ces implacables lignes droites donnent une impression de monotonie écrasante. Et, sans doute, même en Égypte, on est un peu "écrasé" par ces
masses gigantesques. Mais, si quelque monotonie subsiste, elle est causée surtout par les formes pareilles, pareilles au moins pour les profanes, qu'on retrouve dans chaque temple.
Nos églises, aussi, sont construites sur un plan identique : ce qui les varie, c'est la richesse ornementale, la fantaisie inépuisable des sculptures. Cet élément de variété manque aux temples égyptiens. Les sculptures, - les ciselures, plutôt, - en creux ou en relief, n'altèrent en rien la ligne générale. Et cette ligne est la même partout.
Mais elle est la seule aussi qui convînt en ce pays. Au-dessus du fleuve aux rives plates, les terrasses et les portiques se dressent avec majesté. Il y a, en vérité, fusion intime entre la nature et les monuments. Ceux-ci répètent le dessin calme et austère des collines ; et le faîte de celles-ci, droit sous le ciel clair, semble un immense pylône gardant l'entrée d'un temple fabuleux."

 
extrait de En Égypte, 1900, par Jacques Du Tillet (1857-1942),
homme de lettres et critique français

"Les monuments égyptiens sont des pages d'histoire" (Louis Delâtre)


fragment d'inscription gravée - musée du Louvre (Paris)
"L'Égypte est généralement appelée le berceau de la civilisation. Nos arts, nos sciences, nos religions ont pris naissance sur les bords du Nil ; les Grecs ont appris des Égyptiens l'architecture, la géométrie, l'astronomie, la mécanique, l'hydraulique, l'arithmétique. (...) 
Orphée, le plus célèbre des poètes primitifs, alla étudier en Égypte la théologie, l'astronomie, la musique, la médecine, qu'il vint ensuite enseigner à ses compatriotes, encore à moitié sauvages. Homère parle de l'Égypte comme d'un pays de merveilles. Il fait de Protée le plus habile et le plus prudent de tous tes rois. Lycurgue et Solon apprirent des Égyptiens la science de la législation ; Thales, Anaximandre, Pythagore, Socrate et Platon, étudièrent la philosophie et les sciences de l'Égypte. Platon invoque fréquemment le témoignage des Égyptiens, qu'il proclame les maîtres et les modèles de tous les hommes.
La chronologie n'a offert jusqu'ici de dates bien certaines qu'à partir du VIIIe ou du IXe siècle avant l'ère vulgaire. (...) S'il existe quelque part dans l'histoire du monde les éléments d'une chronologie positive antérieure à Salomon et à Agamemnon, c'est chez les Égyptiens qu'ils doivent se trouver.
"Les Égyptiens, dit Hérodote, sont de tous les hommes ceux qui conservent le plus fidèlement le souvenir des anciens temps." Quand un prodige a lieu, ils s'empressent de l'écrire ; et si, dans la suite, un phénomène analogue arrive, ils jugent par induction qu'il aura le même résultat. Les prêtres égyptiens énumèrent, d'après son livre, trois cent trente rois depuis Menés, le fondateur de la monarchie.
Manéthon atteste l'existence de tables chronologiques remontant sans interruption jusqu'à Menés, et indiquant avec la plus scrupuleuse exactitude les noms, l'âge, les actions des rois et la durée de leurs règnes exprimée par années, mois et jours. 
Tandis que les prêtres consignaient l'histoire d'Égypte sur le papyrus, les rois la faisaient graver sur les murs des édifices. Les monuments égyptiens sont des pages d'histoire ; leurs parois, bigarrées d'hiéroglyphes, racontent les faits et gestes des Pharaons. Chaque génération qui passait sur cette terre antique y écrivait son histoire sur des palais, sur des tombeaux composés de matériaux indestructibles.
Les Grecs étaient trop amoureux de l'élégance des formes pour élever des constructions durables ; les Chinois n'ont point d'architecture ; les Indiens n'ont point de constructions bien anciennes ; les Babyloniens ne bâtissaient qu'en briques ; dans le nord de l'Europe, les constructions périssent par l'effet du froid et de l'humidité ; dans le sud, ils disparaissent sous les efforts d'une végétation trop active.
L'Égypte, avec ses carrières de granit, avec sa température sèche et son sol inaccessible à la flore luxuriante de la zone moyenne, semblait prédestinée par la nature à être la fidèle conservatrice des plus anciens documents de l'histoire des hommes. Les hypogées de Thèbes et de Memphis nous ont, après cinquante siècles, rendu les manuscrits déposés dans leur sein aussi intacts que le jour où ils leur avaient été confiés."  


extrait de L'Égypte en 1858, par Louis Delâtre (1815-1893), homme de lettres, orientaliste français

samedi 10 novembre 2018

"L'architecture égyptienne sut observer des convenances qui avaient échappé au goût d'ailleurs si sûr et si délicat" des Grecs (Amand Biéchy)

Philae - photo Marc  Chartier
"Ce qui caractérise plus particulièrement les monuments égyptiens, c'est leur solidité et leur durée ; ce sont leurs formes graves et austères ; c'est enfin le volume extraordinaire des matériaux dont ils se composent. Leurs habitations particulières étaient construites en roseaux enduits de terre grasse : un petit nombre seulement étaient à plusieurs étages et en briques. Quelques pyramides sont faites de cette dernière matière. Les autres monuments publics sont en pierres, généralement d'une grandeur énorme. Elles sont en calcaire ou en granit ; aujourd'hui encore, malgré le temps et les barbares, on peut admirer la vivacité de leurs arêtes, la justesse de leurs traits et la perfection de leur poli. Les Égyptiens avaient l'art de les ajuster avec tant de soin que c'est à peine si l'on distingue les assises les unes des autres. 
Le temple des Égyptiens, dit M. R. Rochette, par sa forme lourde, basse et carrée, par son intérieur sombre et mystérieux, par ses portes et ses rares ouvertures de communication, taillées en forme pyramidale, par sa façade simple et nue, par ses nombreux supports, ronds, carrés ou octogones, par les dessins hiéroglyphiqnes creusés sur les parois de ses murailles, par le grand nombre de ses statues peintes, par les niches carrées qui ornent ses cellae, par les colonnes qui se dressent sous ses vestibules et en avant de ses portiques ; le temple égyptien semble avoir été extrait du flanc d'une montagne, pour être placé, sans aucune transformation, au milieu des plaines de la Moyenne-Égypte. On dirait que les architectes ont cherché, avant tout, la force, la solidité, le grandiose.
Nulle part la mécanique n'a produit de si grands résultats , ainsi que l'atteste l'observation la plus superficielle ; et, sans revenir sur l'énormité des masses que les Égyptiens ont mises en œuvre, et transportées souvent à des distances considérables, considérons seulement la solidité et la durée de leurs constructions. Les monuments grecs et romains sont tous ruinés ; ceux de l'Europe du moyen-âge et moderne ne résistent point à quelques siècles ; tandis que des constructions égyptiennes d'une grandeur et d'une hauteur extraordinaire ne présentent pas le plus petit dérangement dans les nombreuses assises qui les composent : l'œil ne voit sur ces vastes surfaces que des lignes parfaitement droites et des plans parfaitement dressés.
Bien plus ancienne que celle des Grecs, l'architecture égyptienne sut observer des convenances qui avaient
échappé au goût d'ailleurs si sûr et si délicat de ce peuple. Au lieu des feuilles d'acanthe des chapiteaux corinthiens, les Égyptiens se servaient de feuilles de palmiers, dont ils avaient le modèle naturel sous les yeux ; mais, comprenant combien il était peu convenable que la masse pesante de l'architecture posât directement sur les feuilles, sur les fleurs et les ornements délicats du chapiteau, ils avaient placé au sommet de celui-ci un dé carré, moins large que lui, et sur lequel s'appuyait l'architecture. Ils tiraient d'ailleurs un autre avantage de cette disposition : dans les suites de colonnes, les chapitraves se trouvant éloignés de l'architecture, les grandes lignes, qui sont toujours une source de beauté dans l'architecture, n'étaient point interrompues.
On sait que, si l'on en exempte quelques constructions de la Thébaïde, on ne trouve point de voûtes dans les monuments de l'antiquité ; l'Égypte n'en avait, à la vérité, nul besoin, parce que sa méthode d'exploiter les carrières lui fournissait des masses de pierre ou de granit des plus grandes dimensions désirables ; tandis que l'Europe est réduite à se servir de voûtes, parce qu'elle ne peut extraire et mettre en œuvre que des matériaux beaucoup moins considérables."


extrait de Traité élémentaire d'archéologie classique, 1846, par Amand Biéchy (1813-1882).
Cet "agrégé des lycées pour l’enseignement des lettres" est également l’auteur de La Peinture chez les Égyptiens, édité en 1868.

"Les fellahs emploient aujourd'hui encore (le même outillage rustique) que leurs prédécesseurs d'époque pharaonique" (Maxime Legrand)

illustration extraite de l'ouvrage de Maxime Legrand
"Après Kenèh, Siout est la plus jolie de toutes les villes du Nil.
On admire, sur toutes ces rives, la fraîche végétation qui couvre tout, la richesse des moissons, l'activité des fellahs qui manœuvrent les seaux du chadouf, l'habileté avec laquelle sont disposés les travaux hydrauliques sur les biens des grands propriétaires fonciers, l'aspect pittoresque des bourgs, qu'on prendrait volontiers, de loin, grâce à leurs colombiers élevés, pour des temples ornés de pylônes.
Au commencement de décembre, on récolte le dourah, la principale des céréales de l'Égypte ; des essaims de pigeons volent autour de leurs demeures qui dominent les buttes des fellahs, passent comme des nuages à travers l'atmosphère ensoleillée, et s'abattent dans les champs pour prendre leur part du grain répandu sur le sol. Le fellah les entretient en grand nombre à cause de l'engrais qu'ils fournissent ; mais on a calculé qu'ils gâtent encore plus qu'ils ne rapportent, même dans les conditions les plus favorables. Le campagnard ne les repousse cependant pas, car personne ne se débarrasse plus difficilement que lui des vieilles coutumes.
Croirait-on qu'en dépit de tous les perfectionnements de l'outillage rustique, les fellahs emploient aujourd'hui encore la même charrue, la même houe, la même faux que leurs prédécesseurs d'époque pharaonique; qu'ils n'enlèvent pas la récolte en charrette, mais toujours et exclusivement à dos d'ânes, de chameaux ou d'hommes, et que, pour battre le blé, ils usent encore de l'antique machine qu'on appelle le noreg, dont la garniture de fer, à moitié ronde, sépare le grain de la tige, mais en cassant la paille?
Les champs de froment, d'orge, de trèfle, présentent l'aspect le plus agréable : c'est le moment où la tige sort de terre, et sa nuance tendre de vert émeraude fait un contraste heureux avec la teinte sombre des champs de canne à sucre et la couleur noire du sol. On cultive en plein champ, en dehors du dourah, le pavot, l'oignon, le haricot, la lentille ; dans les jardins, la tomate, l'aubergine, le poivre rouge,l'anis, le coriandre, le bammiah, le basilic, le concombre.
Ajoutons le lin, le chanvre, le maïs, le lupin, le safran, l'indigo, le tabac. Les environs de Siout sont remplis d'arbres à fruits et de nombreuses avenues qui en sont le principal ornement : dattiers, palmiers-doum, orangers et citronniers, parés de fleurs odorantes et de fruits éclatants ; et dans les jardins, des figuiers, des mûriers, des aubépines, des grenadiers. À côté de l'acacia, naturalisé en Égypte dès les temps les plus anciens, on rencontre l'acacia farnesiana, originaire d'Amérique, avec ses fleurs dorées qui exhalent un parfum de violette. Le lebakh donne une ombre épaisse ; celle du sycomore à large ramure est beaucoup plus douteuse. Rohlfs le range au nombre des arbres laids, à cause de l'écartement de ses branches ; et l'on ne saurait se dissimuler qu'auprès les palmiers élancés il n'a pas l'apparence élégante.
Les champs fourmillent d'hommes, qui se livrent en chantant à leurs nombreux travaux. L'œil et l'oreille sont également sollicités par l'animation et la diversité du spectacle."



extrait de La Vallée du Nil, époque contemporaine, 1892, par Maxime Legrand.

Aucune information fiable sur cet auteur. S'agit-il de l'avocat et historien étampois homonyme (1854-1924) ? Même si les dates peuvent autoriser le rapprochement, le point d'interrogation s'impose...

vendredi 9 novembre 2018

Les artistes égyptiens "avaient de bien autres préoccupations que de faire du réalisme et de l'art pour l'art ! Ils avaient vu la mort !" (Jules Laforgue)

extrait du Livre des Morts
 "Faire au point de vue humain une étude sur l'âme de l'art égyptien dans toutes ses manifestations. À la lumière de ce qui est tout pour un peuple, sa religion, sa foi (c'est-à-dire, son cœur), adressons -nous au cœur égyptien, si triste et si touchant.
Le principe était le cauchemar unique de la mort dans cette vie, le besoin fou de la conjurer : alors : cette lutte sublime contre la mort : embaumement, pyramides, musées, destinés à cacher les momies, hypogées et labyrinthes. Foi sublime, cauchemar comme celui du moyen âge, mais dans un pays et des temps plus lents, qui ne connaissaient pas le Christ, aimaient la beauté, la parure, les cheveux dorés, le ciel bleu, n'étaient pas à l'étroit comme l'Europe et se mouvaient par périodes lentes et par dynasties vastes comme le désert.
Ah ! ceux qui ont eu le cauchemar de la mort comprendront le pauvre fellah, qui chante trois notes, qui traîne des pierres dans cette vie éphémère pour gagner l'éternité, non selon l'image dilettante de M. Renan (la pierre de la pyramide consciente dans les Dialogues philosophiques), mais au sens réel, palpable, criant, payé comptant en bonne espèce humaine ! pour se réveiller dans mille ans avec ma belle figure, ma chair, mes mains, mes cheveux, ma voix, et pour toujours alors. Bouddha croit aussi aux résurrections mais les redoute et y coupe court par le nirvânah, lutte en sens contraire. C'est le même filon oriental, mais plus énervé, plus habitué par des générations de farniente sous le mancenillier polyforme (voir Flaubert Saint-Antoine). Le fellah, lui, travaille dans cette vie et se reposera dans l'autre.
Eh bien ! l'art n'eut qu'un but : tirer des exemplaires du défunt aussi vivant que possible pour décupler les preuves qu'il exista et qu'il est par conséquent sauvé, et, qui sait ? pour détourner peut-être sur ces mannequins les coups jaloux du génie de la pourriture, lui donner le change. Plus il y a d' exemplaires, le plus trompe-l'œil (polychromie, bijoux), plus il y a de chances : de là la folie des rois. 

Les admirateurs de l'art égyptien n'ont qu'une idée, pauvres pédants du XIXe siècle, défendre ces œuvres du reproche d'hiératisme. Voyez comme ils sont réalistes, comme c'est modelé ; voyez ces études de genoux dans la Ve dynastie. Quelle vie !
Ces artistes sont aussi forts que vous ; mais ils y mettaient du style et ces œuvres n'ont pas été dépassées ! – Laissez donc. Ils avaient de bien autres préoccupations que de faire du réalisme et de l'art pour l'art ! Ils avaient vu la mort ! toute leur vie, leur royauté, leur enfance, leur naissance, leur civilisation tourne autour de ce puits effarant. Ô pions dilettantes qui ne travaillez, vous, que pour l'immortalité d'un fauteuil à l'Institut et non pour la résurrection personnelle de la créature ou même celle de l'art égyptien !
Oui, hiératiques et réalistes, sommaires et vivantes. Oui le trompe-l'œil de l'être qui fut organisé et la rigidité de la mort (jambes ou bras collés, poses simples ou stéréotypées) tout cela confirme cette idée des exemplaires à tirer du défunt pour dépister la Destruction de nos touchantes personnalités.
Voilà dans quelle foi il faut chercher la source de ce hiératisme qui n'est pas inhabileté technique en contradiction avec le vivant, (d'autres parties voulues vivantes, - les animaux), avec les siècles de latitude que cet art eut pour se perfectionner, avec le reste de sa civilisation.  (...)

Le sculpteur (en même temps scribe et décorateur) est un fonctionnaire sacerdotal et non un artiste, de génie ou non, qui rêve, qui a une personnalité de facture ou d'imagination, qui crée, qui a quelque chose à dire, qui signerait, qui ferait mieux que le voisin, comme cela se fait instinctivement ailleurs.
La mort a tout glacé. "La vie est une préparation à la mort." (...)

L'art égyptien est de l'art chinois, mais arrêté dès l'enfance et glacé par la mort. Les deux cœurs sont les mêmes, les temps aussi, le milieu et le reste du monde aussi. Les dynasties coulent dans le même moule de temps. Mais le Chinois est gai comme des oiseaux dans des volières de bambou. Et l'Égyptien s'attelle aux blocs des cataractes en grasillant ses mélopées sur trois notes."



extrait de Œuvres complètes de Jules Laforgue, 1919, par Jules Laforgue (1860-1887
), poète français symboliste. "Connu pour être un des inventeurs du vers libre, il mêle, en une vision pessimiste du monde, mélancolie, humour et familiarité du style parlé." (Wikipédia)