vendredi 11 octobre 2019

Le Nil "invite à la navigation reposante, lente et nonchalante" (Henry Bordeaux)

par Auguste Louis Veillon (1834 - 1890)
"Le Nil : je crois bien l'avoir vu sous tous les éclairages, presque blanc à l'heure de midi, rose le matin et doré le soir, et, la nuit, tantôt d'un bleu sombre comparable à ces émaux du trésor de Tout-Ank-Amon qui représentent les ailes ouvertes de quelque déesse, peut-être Hator, déesse de la mort, tantôt assez limpide pour refléter les étoiles, tantôt coupé dans sa largeur par l'épée d'argent resplendissante de la lune. Ce salon avec une terrasse sur le fleuve que j'ai traversé si souvent, à toutes les heures nocturnes, dans l'inquiétude d'une chère malade, bientôt guérie, et si gaie dans sa pleine guérison, me livrait au passage toute une suite d'images inoubliables. Les peintres ont refait le même paysage avec des effets de lumière différents. Mes yeux en ont emporté une série indéfinie. Je n'ai qu’à les fermer pour assister à leur défilé.
Et cependant le Nil n'est point si large à Luxor, et point si profond. Au Caire, il s'étale bien davantage. Comme je m'en étonnais et m'informais, dans mon ignorance géographique, s'il ne recevait pas des affluents, il me fut répondu qu'au contraire on prélevait sur lui des canaux. Mais l'Égypte est la terre des miracles. Cependant, il est tout animé par les bateaux, et surtout par les voiliers qui le sillonnent. Il a plutôt l'air d'un lac que d'un fleuve. Il invite à la navigation reposante, lente et nonchalante. Désireux d'éviter la fatigue et de ramer le moins possible, les bateliers préfèrent, quand il n'y a pas de vent, vous exposer et vous cuire au soleil en carguant vainement les voiles pour recueillir le moindre souffle d'air. Mais s'il y a du khamsin, on file à toute allure et l'on risque de ne pas aborder. La forme des voiliers, avec la proue et le poupe relevées, n'a pas changé depuis les bas-reliefs qui représentent les barques apportant les offrandes aux dieux."




extrait de Le visage de Jérusalem et Le Sphinx sans visage, 1948, par Henry Bordeaux (1870 - 1963), avocat, romancier et essayiste français, membre de l'Académie française

mercredi 9 octobre 2019

"Me voici au Caire. Éblouissement..." (Roland Dorgelès)

entrée du Mouski (le Caire) - auteur et date non identifiables

"Quelques heures de chemin de fer, à travers une campagne plate, aux villages de torchis, et me voici au Caire. Éblouissement...
Surtout, quand vous y arrivez, ne vous empressez pas de courir au Nil, ne vous faites pas conduire d'urgence aux Tombeaux des Califes, ne demandez pas, sitôt débarqués, le chemin des Pyramides : commencez par aller au Mouski. Perdez-vous dans ce grouillant quartier des bazars, ce dédale d’échoppes et de mosquées, de vieilles portes à stalactites et de pauvres écoles ; enfoncez-vous dans ces ruelles malpropres où les cochers arabes vous étourdissent de leurs cris et où les petits ânes vous bousculent ; tant pis, pataugez dans les immondices, supportez les mendiants accrochés à vos basques, et les gamins en loques, plus tenaces encore, oubliez votre fatigue et marchez-y des heures, du marché aux épices au bazar aux tapis, de la Porte des Barbiers à la mosquée Mouayad : ce qui reste d'Orient est là.
Confusion sans pareille de masures et de richesses, d'archaïsme et de nouveautés. Le policier en moto renverse le devin aveugle et la bédouine tatouée marchande des briquets. Une impasse fétide, puis, subitement, une cour de petit palais...
Que d’heureux moments j'ai passés dans ce Mouski, le matin surtout, en sortant d'El Azhar, à l'heure la plus animée, lorsque les toulbas de l'Université se mêlent aux touristes et qu’on ne peut plus avancer dans le Souk aux chrétiens. Je discutais, sans comprendre, avec les boutiquiers qui voulaient me vendre je ne sais quoi, j’allais de l'ombre au soleil, je humais l'odeur forte du cuir dans le bazar aux babouches, puis les parfums du marché aux épices, où l’on sert goutte à goutte des huiles d'Arabie. Chaque jour, un nouveau coin se révélait : une ruelle soudanaise, où des noirs vendent des noix de coco et de la gomme en sac ; l'antique porte de Metoualli, aux battants hérissés de clous, où les malades viennent suspendre des dents, des touffes de cheveux ou des lambeaux de vêtements ; j'y serais revenu des mois, que je n'aurais pas tout épuisé.
Dès qu’on a congédié ce drogman assommant qui vous mène où il veut, on est sûr de se perdre. Comment se guider, dans cette ville à secrets ? Partout des minarets, partout les mêmes fontaines, partout des étalages hétéroclites qu’on croit reconnaître et des commerçants accroupis qui se ressemblent tous, fumant les mêmes narghilés sur leur tapis de prière ou égrenant le chapelet devant leur tasse à café. Plus d’enseignes européennes : rien que des inscriptions arabes, des versets du Coran, aux traits mystérieux. Tous les produits du monde se rejoignent dans un fabuleux bric-à-brac, des harnachements de chameaux à côté d’arrosoirs, des bottes rouges et des plumeaux, de la toile cirée au mètre et des peaux de panthère, des mors à ânes et des bas de soie. La pire pacotille d’Europe se teinte d’orientalisme. Les badauds flânent, s’amusent, achètent, ne veulent plus partir. Chacun retrouve ses joies d'enfant, lorsque nous visitions, à Noël, les magasins remplis de jouets. 

Dans toutes les rues sans un trottoir où se garer, c'est le même encombrement d'autobus, de landaus démodés, d'ânons chargés de hottes, de charrettes campagnardes où des gosses trônent sur des sacs de maïs.
- Ouâ ! Riglak ! crient les arbadjis en faisant claquer leurs fouets. Prends garde, effendi ! Ton petit pied, ô jeune fille !
Et les taxis trompent, et les femmes apeurées piaillent, et les enfants glissent entre les attelages, courant après un enterrement copte, dont le corbillard insolite promène par la ville son mort sous une vitrine. Ayant reconnu, ce jour-là, deux dames de la caravane à Bourette (*) arrêtées devant la mosquée El Hossein, où elles contemplaient un groupe bariolé de Persans autour d’un fakir en haillons, je les saluai au passage :
- Curieux spectacle, n'est-ce pas ?
- Oh ! oui, s’exclama la plus maigre. Une vraie scène des Mille et une Nuits.
Je faillis lui rire au nez. Pauvre bête ! Encore une qui ne verrait jamais rien qu'à travers ses lectures et repartirait convaincue que les Orientaux sont tous derviches, chameliers ou muezzins. Quand j'ai coudoyé cette sorte de voyageurs, je ne peux plus rien admirer de la journée. Simplement par réaction, par une protestation irraisonnée de tout mon être, je ne vois plus rien que de banal et mon enthousiasme offensé rentre dans sa coquille. Mille et une Nuits ? Où ça ? Je descends du Vieux Caire où continuent les fouilles : ce n'est qu'un terrain vague. Comment même peut-on extraire de ces terrassements autre chose que des plâtras et des tessons de bouteille ? Je vais aux Tombeaux des Califes : un bourg abandonné. Pas une feuille, pas un brin d’herbe autour de ces demeures vides qui sont autant de mausolées. Et, aux coins de rue, des bouts de désert où des becs de gaz ont grandi… Je monte à Mohammed Ali : les Anglais en ont fait une caserne et, du Puits de Jacob, on entend leurs soldats en jupons qui jouent de la cornemuse. Est-ce ça, pour eux, les Mille et une Nuits ?


(*) un guide dont l'auteur dresse pas ailleurs un portrait riche en anecdotes

extrait de La caravane sans chameaux, 1928, par Roland Dorgelès (Roland Lécavelé, dit Roland Dorgelès), 1885 ? - 1973, écrivain français, membre de l'Académie Goncourt

lundi 7 octobre 2019

"Un paysage d'une si sereine beauté que l'œil ne se lasse point de le contempler" (Harry Alis, en 'promenade en Égypte')

"un beau bateau de rivière"

"Ce n'est pas sans quelque chagrin que nous quittions le Caire. Cependant, la malchance continuant à nous poursuivre, nous n'avions pas eu un très beau temps. Mais le peu que nous avions vu de la cité orientale nous plaisait tellement ! 
Ce séjour d'un mois à bord d'un bateau sur le même fleuve, ne serait-il pas monotone ? Ne regretterions-nous pas de l'avoir voulu faire aussi complet ? On peut, en effet, raccourcir beaucoup l'excursion, soit en la limitant à Assouan, soit en prenant passage à bord des bateaux-poste, soit même en faisant usage jusqu'à Girgeh du chemin de fer latéral au Nil. 
Le Rameses nous attendait au quai, près du pont de Kasr-el-Nil. C'est un beau bateau de rivière, à trois étages de cabines. Chaque étage a ses avantages et ses inconvénients : les cabines du pont supérieur offrent une vue plus belle, plus étendue, mais elles sont un peu moins confortables. Je préfère, pour ma part, celles du pont inférieur. Nous y avions une magnifique pièce à l'arrière, avec armoire à glace, commodes, tiroirs, le tout assurément mieux disposé que dans les chambres d'hôtel où nous vivions depuis trois semaines. 
Au bord du fleuve, se dressent quelques dahabiehs de luxe, avec leurs appartements d'arrière battant pavillon américain ou anglais, et de nombreuses dahabiehs de commerce, voiles roulées, le long mât pointant obliquement vers le ciel. Sur les quais, c'est un défilé incessant de chameaux, d'ânes et de piétons. Il est dix heures du matin ; la cloche retentit, nous partons. Nous avons enfin le soleil, un soleil d'Égypte, et, grâce à ses rayons magiques, les palais et les jardins dont les murs dominent le Nil nous apparaissent dans leur splendeur. Ce paysage, composé de si peu d'éléments, n'est pas varié et les peintres l'ont bien souvent reproduit. Mais il est d'une si sereine beauté que l'œil ne se lasse point de le contempler : quelques murailles grises, dégradées, tombant dans le fleuve, le long desquelles remontent en grinçant les cruches d'une sakièh qui déversent l'eau dans les jardins ; des palmiers élancés, dont les feuilles s'inclinent gracieusement sur les toits... Voilà le motif. 
Plus loin, les palmiers deviennent plus nombreux, forment de petites forêts, les maisons sont rares, parfois blanchies à la chaux, et, derrière les verdures du premier plan, resplendissent les tons dorés des chaînes désertiques. 
C'est toujours une chose amusante que ces caravanes de voyageurs organisées par les agences. Durant les premiers moments, chacun conserve une raideur décidée : on s'observe du coin de l'œil, avec une sorte de curiosité défiante. Peu à peu, les tempéraments les plus expansifs éprouvent le besoin de communiquer leurs impressions ; on échange quelques observations. Les politesses froides et cérémonieuses font place aux souriantes prévenances ; des groupes sympathiques se forment. Chacun d'eux observe les autres, et la critique est ordinairement le lien peu généreux qui unit d'abord les âmes. Quand il s'agit de Français, on se désigne volontiers par des qualificatifs plus pittoresques qu'aimables. Mais cette seconde phase elle-même dure peu. Les hasards des excursions, les petits incidents des chevauchées à âne généralisent les relations ; on s'aperçoit que les gens qu'on avait appréciés sur de petits travers extérieurs sont dignes de respect ou de sympathie. La caravane prend comme une âme commune, et c'est toujours avec un léger serrement de cœur qu'on se quitte lorsqu'elle se disloque, en échangeant, dans les groupes, des promeses de visites qui ne seront jamais tenues."

extrait de Promenade en Égypte, par Jules-Hippolyte Percher, alias Harry Alis (1857-1895), journaliste et écrivain français

vendredi 4 octobre 2019

"Tout a sa signification dans les monuments allégoriques de la vieille Égypte" (comte d'Estournel)


photo de Félix Bonfils, 1885
"J'avais devant moi la seule des sept merveilles de l'ancien monde qu'il ait été donné aux hommes de nos jours de contempler, car les six autres ont disparu, et la place même des trois que je suis allé chercher à Rhodes, à Halicarnasse et à Éphèse est ignorée.
(...) Je ne m'étendrai point sur l'historique des pyramides. Ici tout est doute et mystère. Ce qu'Hérodote et, après lui, Diodore regardent comme le plus probable, c'est que, environ mille ans avant notre ère, le roi Chéops ou Chemnis, puis son frère, puis son fils, élevèrent ces monuments immenses. Manéthon les attribue aux rois de la quatrième dynastie, cinquante et un siècles avant Jésus-Christ. Depuis, chaque savant a eu son système ; les uns voient dans la grande pyramide la sépulture d'Osiris ; les autres un observatoire astronomique. Enfin, ce que remarque Diodore que, de son temps, ni les historiens, ni les Égyptiens eux-mêmes n'étaient d'accord sur leur origine et leur but, est également vrai aujourd'hui, et dix-huit siècles de plus n'ont rien éclairci. Je ne répèterai donc point ce que tout le monde a lu, pas même l'anecdote scandaleuse de la fille de Chéops. Je m'assis sur les débris de la chaussée, en gros blocs, qui jadis servait d'avenue à la nécropole, et je contemplai en silence ce prodigieux spectacle. Je croyais toucher à la grande pyramide quand j'en étais encore à un quart d'heure de marche.
À ma droite, le sphinx à demi ensablé, déployant sa longue croupe, élevait de trente pieds sa tête mutilée avec une grâce et une majesté dont les efforts du temps et du vandalisme n'ont pu effacer le sentiment. Le rocher calcaire dans lequel il a été taillé est le même qui sert de fondation et probablement de noyau aux pyramides. La pierre, tout usée qu'elle est, laisse encore deviner les contours que la main de l'artiste lui avait imprimés, et la couche de couleur imitant le porphyre dont elle était revêtue. Quelques doctes ont cru que ce sphinx était l'œuvre et peut-être le portrait d'un Touthmosis, pharaon de la dix-huitième dynastie, le même dont Joseph fut ministre. Quoi qu'il en soit, ce colosse symbolique, énigme personnifiée, sentinelle avancée des tombeaux, semble placé là pour exprimer le mystère dont le trépas enveloppe ses secrets et le doute qui s'élève dans l'âme du mourant à l'approche de son heure suprême ; car tout a sa signification dans les monuments allégoriques de la vieille Égypte."


(extrait du Journal d'un voyage en Orient, publié en 1844, de François de Sales, Marie, Joseph, comte d'Estourmel (1783 - 1852), homme politique français)

Le grand temple d'Amon, sous le regard de Myriam Harry

Le temple de Louqsor, vu du Nil, par David Roberts (1796-1864)

"Mais vous ai-je dit ce qu'est Louqsor ? Tout le monde sait, naturellement, que c'est un des hivernages les plus élégants pour altesses étrangères et touristes romantiques ; mais son nom n’est pas, comme l’a cru un mien petit ami, l'impératif anglais, mal prononcé par tous ces marmots fellah qui courent derrière vous avec des scarabées : "Look sir ! Look sir !"
Non, Louqsor est le nom estropié de l'arabe Elkousour, c'est-à-dire: "les Châteaux", parce que la ville primitive s'était tout entière blottie dans le grand temple, - pour les Arabes, les temples sont des châteaux, - comme c'est encore le cas à Palmyre.

Cette "Ville des Châteaux" n'était qu'une très petite partie de l'immense Thèbes, divisée déjà, sous la dix-huitième Dynastie, en deux villes distinctes, la Thèbes du Nord, aujourd'hui Karnak, et la Thèbes du Sud, notre Louqsor, situées toutes deux sur la rive droite du Nil, alors qu'une troisième ville s’étendait sur la rive gauche, la rive occidentale, la Thèbes des Morts, la capitale d'Osiris, avec ses hypogées, ses temples, ses "doubles" colossaux, ses ateliers d'embaumements, ses prêtres, ses sorciers, ses artistes, ses mineurs, aussi peuplée, aussi animée que la Cité des Vivants.
Le temple le plus célèbre dans l'antiquité et le plus beau encore aujourd'hui, par ses proportions harmonieuses, le grand temple d'Amon se trouve là, à côté, dans la ville méridionale.
Et elle devait être prodigieuse, cette colonnade, alignée sur un front de plusieurs centaines de coudées, si près du Nil que ses géants piliers de papyrus ressemblaient à une futaie lacustre surgie du fleuve sacré et s’y reflétant. Un escalier monumental permettait aux prêtres et aux dieux de s’embarquer directement pour les processions fluviales qui longeaient la rive d’un bout de la ville à l’autre, ou pour les solennités funèbres, quand il fallait traverser le Nil et aborder à la cité du Soleil-Couchant.
Mais, depuis, les alluvions millénaires ont rehaussé et élargi la berge ; la forêt de roseaux de pierre, séparée du Nil par un quai moderne, se trouve en contre-bas, et c’est vers le temple que nous descendons par un escalier.
Naguère encore, paraît-il, à l'époque des crues, le fleuve débordant transformait la grande nef en un lac paisible, où buffles et gens venaient, aux heures torrides, se prélasser. Aujourd'hui, le Service des Antiquités a protégé le temple par un mur contre les inondations. Il en a expulsé les Arabes et leurs bêtes, mais il est impuissant à le défendre contre les magasins d’antiquaires et de photographes qui le serrent des coudes et contre l’arrogance du Winter-Palace, qui le toise de toute la hauteur de ses prétentieux étages. La majesté de ses lignes en paraît amoindrie ; son harmonie, sa divine proportion sont faussées et ramenées à l'échelle humaine.
Mais, dès qu'on y pénètre, quelle gravité exquise ! Avec quel ravissement on erre - surtout sans co-touristes - dans le silence de ses hypostyles, de ses parvis, sous ses portiques, entre ces colonnades, cette profusion des colonnades, gerbes colossales de papyrus, monstrueuses tiges de lotus, liées en faisceaux par une fleur sacrée, épanouie ou fermée, selon que la tête mystique soutenait les ténèbres ou ouvrait les salles au ciel.
Aujourd’hui, hélas ! le temple ne connaît plus ces jeux de l'ombre et de la lumière dont il tirait son charme et sa puissance. Le soleil, le torride soleil, l'incendie sans relâche ; la lune l’inonde avec une égale splendeur.
Il n'a plus ni secret, ni sortilège, ni effroi. Le Saint-des-Saints, lui-même, reculé au fond de toutes ces chapelles, de toutes ces salles, pour augmenter le religieux mystère, le Saint-des-Saints, emmuré, enténébré, où seul, Pharaon entrait conférer avec les dieux, est ouvert à tout venant, et nous y apercevons - ô stupéfaction ! - un Christ badigeonné, les bras étendus sur un stuc qui s'effrite pour rendre la place aux hiéroglyphes originels."



extrait de La Vallée des Rois et des Reines (Au pays de Toutankhamon), 1925, par Myriam Harry (Maria Rosette Shapira), 1869 - 1958, femme de lettres française, grande voyageuse, membre et première lauréate du prix Femina - Pseudonyme de Maria Shapira, épouse du sculpteur Émile Perrault-Harry.  L'ouvrage dont un extrait est reproduit ici a été dédié, par son auteure, à Henri Munier, bibliothécaire du Musée égyptien, au Caire.

dimanche 29 septembre 2019

Réflexions devant le "ka" de Toutankhamon, par Myriam Harry

photo de Harry Burton 
© Copyright Griffith Institute, 2005
 Toutankhamon (texte publié en 1925, trois années seulement après la découverte du tombeau du pharaon par Howard Carter)

"Il est là-haut, dans une galerie du grand musée du Caire, près du cénacle des royales momies, celui qui aurait dû être un pharaon heureux, puisque son histoire ne commence qu'après sa migration dans l’autre monde.
Il est là-haut, depuis ce matin, celui qui assimilé aux rois hérétiques, s'appelait Image-Vivante-du-Disque-Solaire : Tout-Ankh-Aton, avant d’apostasier pour une couronne, ou plutôt pour deux - celles de la Basse et Haute-Égypte - avant de prendre le nom de Image-Vivante-d'Amon, le dieu de vieille orthodoxie de Thèbes.
Si je dis qu'il est là-haut, c’est une façon métaphysique de parler ; car sa momie repose encore, inviolée, avec ses secrets, ses enchantements, ses trésors, sous un catafalque d'une magnificence inouïe, dans l'asile sépulcral, creusé, il y a plus de trente-trois siècles, dans les entrailles de la Vallée désolée.
C'est son "double" qui est là, le ka mystique, sorte d’ange gardien durant la vie, espèce de remplaçant après la mort, si le corps embaumé venait à se détériorer ou à disparaître ; ombre compacte, si j'ose dire, d'un être devenu lumière ; support matériel de l’âme, qui, sous forme d'oiseau, voltige librement par les deux mondes ; mais revient toujours, tendre colombe voyageuse, se percher sur sa statue funéraire, qu'elle anime par son éphémère présence.
Et, afin que cette grande vagabonde puisse reconnaître son ancien habitacle - la momie, elle, change tellement de traits ! - il faut que le "double" soit le plus ressemblant, qu'il reproduise - mais il peut être une miniature ou un colosse - l'attitude, la pose, la vêture et surtout le contour et la coloration du visage.

Les sculpteurs égyptiens ne s’évertuaient pas comme ceux de nos jours d'idéaliser leur modèle, puisque à jamais enfouies dans les ténèbres, leurs œuvres n'étaient pas destinées à charmer les yeux des vivants. Ils l’éternisaient en le stylisant, le représentaient, selon l’admirable vers de Mallarmé :
Tel qu'en lui-même, enfin, l'Éternité le change.
La statue funéraire cessait même d’être une image ; c'était l'être en personne qu'une formule magique, son nom pieusement prononcé, suffisait à ranimer devant le dieu Osiris, dans le Royaume du Silence.
Sculpter se disait en égyptien : donner la vie.
La forme était une condition de l'immortalité. La momie et le ka détruits, le mort s'évanouissait définitivement. On faisait donc les "doubles" en matière dure et colorable, en albâtre ou en bois de sycomore, arbre sacré, à l'ombre duquel venaient s’asseoir les dieux, et dont la résistance et l'amertume décourageaient le temps et les vers.
Le ka de Toutankhamon est en cœur de sycomore peint. Bien que divinisé en Pharaon des Ombres, on sent la ressemblance avec le roi adolescent, débile de corps, faible de volonté et qui mourut dernier de la puissante dix-huitième Dynastie, sans enfants et, probablement, tuberculeux.
Oui, tuberculeux, il devait l'être, avec cette poitrine étroite, recouverte d’une large collerette d’or comme une cuirasse d'écailles talismaniques ; avec ses poignets graciles, ses frêles bras protégés de massifs anneaux.

Et quelle grâce languide dans cette main qui laisse retomber la crosse pharaonique, devenue trop pesante, alors que l’autre main tient, rejeté par-dessus l'épaule, le "fouet magique", ce chasse-mouche, national dont, aujourd’hui encore, aucun Égyptien bien né ne saurait se passer.
L'uræus tutélaire a beau se dresser sur le front, tout gonflé de venin enflammé, tout luisant de magnificence bleue, il ne saurait lutter contre la mélancolie des yeux que le cercle d’antimoine, en les élargissant démesurément, accentue encore ; et le fard rose vif ne parvint pas à masquer l'aspect souffreteux du visage : ce petit nez de gosse trop pincé dans des joues trop creusées autour d’une bouche trop sensuelle, dont les lèvres onduleuses et légèrement entr’ouvertes, semblent figées, en un baiser éternel."



extrait de La Vallée des Rois et des Reines (Au pays de Toutankhamon), 1925, par Myriam Harry (Maria Rosette Shapira), 1869 - 1958, femme de lettres française, grande voyageuse, membre et première lauréate du prix Femina - Pseudonyme de Maria Shapira, épouse du sculpteur Émile Perrault-Harry. 
L'ouvrage dont un extrait est reproduit ici a été dédié, par son auteure, à Henri Munier, bibliothécaire du Musée égyptien, au Caire.

mardi 10 septembre 2019

"Naviguer sur le Nil, parcourir ses poétiques rivages : quelle tentation" (Émile Bourquelot)

cliché daté de 1890 - auteur non identifiable
"Voir le beau ciel d'Égypte, saluer les Pyramides et les Sphinx, contempler les monuments les plus vieux et les plus gigantesques du monde, naviguer sur le Nil, parcourir ses poétiques rivages, faire connaissance, ne fût-ce que pendant quelques jours, avec les modernes habitants du mystérieux empire des Pharaons, saisir en passant quelques détails de mœurs locales : quelle tentation! Quelle enivrante perspective ! Aucun pays n'exerçait sur moi une attraction plus magnétique. Fouler ce sol légendaire, y évoquer le charme et la puissance des souvenirs, voilà un rêve qui m'obsédait depuis longtemps et que je suis enfin parvenu à réaliser.
Deux excursions en Algérie m'avaient quelque peu initié aux fatigues et aux émotions d'un voyage d'outre-mer. Mais une des principales difficultés d'un déplacement lointain n'est-elle pas de se mettre en route ? Que d'obstacles de tout genre viennent assaillir et contrarier au dernier moment le touriste le mieux préparé, retarder son départ et souvent le rendre impossible !
Aussi, lorsque j'annonçai ma résolution définitive à mes amis : Comment, me disaient les uns, vous allez vous aventurer en Égypte ! Quelle imprudence ! Plusieurs cas de choléra viennent d'y être signalés ! Vous savez sans doute que les fièvres paludéennes qui règnent constamment à Alexandrie sévissent de préférence sur les nouveaux débarqués.
Vous n'ignorez pas, ajoutaient les autres, que, depuis le dernier soulèvement militaire, cette contrée se trouve en pleine crise politique et sociale. Une révolution est imminente et si elle éclate pendant votre séjour, vous serez exposé aux plus graves dangers ; puis vous partez trop tard, la chaleur est déjà intolérable, gare les insolations, les ophtalmies, les dysenteries, les crocodiles, le bouton du Nil, etc.
Enfin, j'étais d'avance un homme condamné à mort.
On conviendra que ces craintes plus ou moins chimériques, exprimées avec l'accent d'une conviction profonde, ces avertissements dictés par un intérêt sincère, étaient peu encourageants, aussi, fallut-il m'armer d'une certaine fermeté pour persister dans mon projet, malgré ces pronostics alarmistes.
Donc, le 28 février 1882, accompagné de ma femme et du neveu affectionné qui nous avait déjà suivis en Algérie, je prenais congé à Longueville d'excellents amis qui de Provins avaient tenu à m'escorter jusqu'à cette première étape d'un parcours de plus de huit cents lieues. Durant le trajet, mes sympathiques compatriotes se plaisaient à me féliciter sur mon air résolu et confiant, presque martial. Qu'auraient-ils dit s'ils m'avaient vu coiffé du casque indien, couvre-chef indispensable à l'excursionniste qui affronte le soleil tropical de l'Afrique !
Le surlendemain, dans l'après-midi, nous montions à bord du Scamandre, qui devait nous débarquer à Alexandrie, après une escale de quelques heures à Naples."


extrait de Promenades en Égypte et à Constantinople, 1886, par Émile Bourquelot (1824-1896), bibliothécaire et conservateur du musée de Provins, officier d'Académie