lundi 13 janvier 2020

L'art égyptien, "fidèle miroir de la société" (Georges Perrot, Charles Chipiez)

tombe de Nakht-Taouy - TT52 (osirisnet.net)

"Grâce (aux) monuments exécutés pour le compte des grands seigneurs et des gros bourgeois de l'Egypte, grâce au climat et à ce sable du désert qui garde au sec, comme en un chaud et moelleux écrin, tout ce qu'on lui confie, l'art égyptien paraît plus varié et plus compréhensif que tel autre art national dont nous aurons à déterminer les caractères, que l'art assyrien par exemple, qui n'a guère représenté que des scènes
de bataille et de conquête. Fidèle miroir de la société, il a fait une large part à la représentation de cette activité féconde qui avait créé 
et qui entretenait la richesse de l'Égypte ; il n'a pas oublié les jeux et les plaisirs auxquels ce peuple laborieux demandait un repos et un rafraîchissement nécessaires. Le roi y garde bien toujours la première place par l'importance des monuments religieux et funéraires qu'il érige, ainsi que par le nombre et par les dimensions des images destinées à conserver ses traits ; mais tout au moins ces effigies et les tableaux qui décorent ces édifices nous le montrent-ils dans des rôles et sous des aspects dont la variété correspond bien aux faces diverses du génie national et aux différentes manifestations de sa force et de sa vie. De plus, dans le riche ensemble de figures isolées et de groupes ou de scènes que nous a laissé l'ancienne Égypte, nous voyons aussi paraître, tantôt à côté du roi, tantôt sans lui, tous ceux qui, chacun à son rang, concourent à l'œuvre ininterrompue de la prospérité commune, depuis le bœuf de labour attaché à la charrue et le paysan qui le conduit, jusqu'au scribe accroupi, les jambes croisées, sur sa natte, depuis le pâtre qui garde son troupeau dans la prairie ou le chasseur qui pousse sa barque à travers les fourrés de papyrus, jusqu'aux intendants qui dirigent les grands travaux publics, jusqu'à ces princes du sang qui gouvernent les territoires conquis et qui couvrent, à la tête d'une armée fidèle, les frontières du royaume.
Comme l'art grec, quoique par d'autres moyens et avec un autre style, l'art égyptien a donc ce rare mérite d'être un art complet, qui voit tout et que tout intéresse. Il est sensible à la gloire militaire et il semble ne pas moins se complaire à retracer les paisibles travaux de la vie rustique. Il traduit, en toute sincérité, le sentiment monarchique dans ce qu'il a de plus enthousiaste et de plus exalté; mais, en même temps qu'il met les princes au-dessus et presque en dehors de l'humanité, il n'oublie ni ne dédaigne les humbles et les petits ; il les peint dans toute la naïveté de leurs attitudes professionnelles, chacun avec ses allures propres, avec ces plis ineffaçables et distincts que la pratique de tel ou tel métier finit par imprimer au corps et à toute la physionomie. Il a, par ce côté, quelque chose de populaire et de vraiment humain, on pourrait presque dire de démocratique, si ce mot ne paraissait étrange à propos de la monarchie la plus absolue qui fut jamais."



extrait de Histoire de l’art dans l’antiquité - tome premier - Égypte, 1882), par Georges Perrot (1832 - 1914), professeur à la Faculté des Lettres de Paris, membre de l’Institut, et Charles Chipiez (1835 - 1914), architecte, inspecteur de l’enseignement de dessin

"Rien de pareil n’avait encore frappé nos yeux" (Charles Lallemand, à propos de la mosquée Bordeini, au Caire)

mihrab et minbar de la mosquée Bordeini (photo de Courtellemont)


"Tomber sur une merveille inconnue que les Guides ne mentionnent pas et que les touristes ne visitent jamais... suprême joie ! Nous la devons à l'horreur que les cicérones gluants et glapissants, qui assaillent l'étranger, inspirent à Courtellemont. (...)
Par une de ces courses à l’aventure dans les ruelles pittoresques voisines du boulevard Mehemet-Ali, le hasard... excellent hasard ! nous conduisit devant une mosquée toute petite ; si petite qu’elle est à peine marquée sur le plan que nous avions à la main par une minuscule tache noire... imperceptible à l’œil nu. La porte de la mosquée Bordéini était fermée.
Courtellemont avisa, dans la troupe des enfants qui nous suivaient dans ces quartiers écartés, une petite fille à mine éveillée et la pria d’aller chercher le gardien. Une pièce de monnaie la décida et elle prit sa course vers le fond de la ruelle : sa robe rouge flottante lui faisant des ailes d'ibis.
Elle revint bientôt. Derrière elle un jeune homme vêtu d’un cafetan de soie s’avançait lentement, comme il sied à un musulman qui se respecte, à un homme de mosquée surtout, une énorme clé passée dans sa ceinture.
Il nous aborda avec un sourire plein de dignité, tourna la grosse clé dans la serrure massive avec un grincement de ferraille, poussa la porte et nous pria d'entrer.
Ô surprise ! Rien de pareil n’avait encore frappé nos yeux... rien d’aussi coquet, d'aussi distingué, d'aussi complet... le richissime oratoire attenant à quelque demeure princière, le somptueux atelier de quelque artiste en renom ?
Une salle unique de cinq à six mètres de côté.
Le sol sur lequel on marche est couvert de tapis anciens. Le mihrab attire tout de suite l'attention, mosaïque en matériaux précieux : cubes de nacre, d'or, de lapis, de malachite et de marbre noir, rose et blanc... une splendeur ! La demi-coupole de la niche et son ogive sont en marqueterie de marbres de plusieurs couleurs, d'une composition à la fois élégante et vigoureuse. Au-dessus, à toucher la jolie frise qui court sous le plafond, une grande rosace, également en marqueterie.
Puis la chaire à prêcher, un pur chef-d'œuvre d'incrustation d'ivoire et de nacre, (brillant) sur le fond sombre des
boiseries.
Sur les rampes de l'escalier saint, sur les montants qui supportent la chaire, toute une collection de panneaux précieux.
Sous les rampes, les tympans triangulaires sont couverts de rosaces dont les nervures gracieuses encadrent cent motifs délicieux, où l'ivoire et la nacre s’associent amoureusement.
Le dais de la chaire est en belles stalactites, au-dessus desquelles règne une gracieuse galerie ajourée. Un ovoïde hiératique, aux pans couverts d'incrustation, domine le dais ; il se termine en un fuseau délié que surmonte le croissant doré.
Et la porte de l'escalier de la chaire ?... idéal de savante ébénisterie, avec encorbellement de stalactites, couronnée royalement par une crête fleurdelisée.
Ce magnifique morceau est terminé, vers le sol, par une plinthe sur laquelle se développe une double grecque, dans les entrelacs de laquelle on découvre vingt motifs d'incrustations, plus intéressants les uns que les autres.
L'édicule exquis repose sur un socle composé de marbres divers.
Les parois latérales de cette salle incomparable sont occupées jusqu'à auteur d'homme par des mosaïques de marbres aux riches dessins et aux chaudes colorations.
Au-dessus de cette cimaise magistrale, règnent de larges bandes, qui furent blanches et rouges, mais que le temps, ce grand magicien des harmonies, a éteintes délicieusement. 
Les solives du plafond, apparentes, sont sculptées, peintes et dorées. Leur harmonie est celle des vieux châles de l'Inde. Également dorée, peinte et sculptée sur toutes les coutures, la tribune qui règne au-dessus de l'entrée.
Le jour traverse des vitraux arabes, sur lesquels se silhouettent d'adorables floraisons persanes, et enveloppe cet ensemble séduisant d'une lumière douce et discrète qui pousse à la rêverie, invite au farniente et suggère la contemplation."

extrait de Le Caire, de Charles Lallemand (1826-1904), écrivain, peintre dessinateur et illustrateur ; photos de Jules Gervais-Courtellemont

Les machines à élever l'eau, en Égypte, par Alfred J. Chélu Pasha

Louis-Claude Mouchot, Le chadouf, système d'irrigation en Haute Egypte,1874
Photo (C) RMN-Grand Palais (musée d'Orsay) / Franck Raux

"Depuis les temps les plus reculés, les terres en bordure du Nil, tant dans le Saïd que dans le Delta, avaient été mises en culture toute l’année par les riverains qui s’ingénièrent pour élever l’eau d'arrosage, lorsque le niveau du fleuve s’abaissait au-dessous de celui de leurs terres. Ils construisirent les appareils primitifs encore en usage dans toute l'Égypte, qui se nomment la nataleh ou katoua, le chadouf et la saquieh.
 
nataleh : illustration extraite de l'ouvrage d'A.J. Chélu

Nataleh
C’est le plus simple de tous les appareils élévatoires. La nataleh ne peut être employée que pour des hauteurs ne dépassant pas 0m,40 ou 0m,50 au maximum, et se compose uniquement d’un récipient concave en osier recouvert intérieurement d’un cuir mince. Elle est munie de chaque côté de deux cordelettes que deux ouvriers tiennent à la main. La nataleh, plongée dans l'eau, soulevée avec ensemble et vidée par un mouvement de bascule que lui impriment les ouvriers, fonctionne d’une façon satisfaisante relativement au travail produit. Elle est remplie et vidée en trois secondes environ ; sa contenance étant de 6 litres, la quantité d'eau élevée par heure, par les deux ouvriers, est par conséquent de 7 mètres cubes 200. La nataleh ne peut desservir que des parcelles de terre d’une étendue restreinte.

chadouf : illustration extraite de l'ouvrage d'A.J. Chélu
Chadouf
Le chadouf se compose d’un balancier oscillant sur une traverse que soutiennent deux montants. Un contrepoids placé à l'arrière du balancier et formé d’une pierre ou d'une masse de terre, facilite l'ascension d’un panier en cuir suspendu à l'extrémité antérieure du balancier.
L'énergie musculaire de l’ouvrier n’agit que pour soulever le contrepoids et abaisser le panier qui se remplit et remonte ensuite automatiquement par l'action du contrepoids ; l'ouvrier déverse le panier dans la rigole destinée à l'irrigation, et ainsi de suite. Des nombreuses observations faites par les ingénieurs de l'expédition française d'Égypte, il résulte que le travail d’un chadouf ne doit pas dépasser 3 mètres, que le fellah d’une force ordinaire peut élever une quantité d’eau correspondant à 330 kilogrammètres par minute, soit en eau montée une moyenne de 100 litres par minute, en supposant la contenance des paniers de 10 litres et suivant les hauteurs. Au-dessus de 3 mètres, on double ou on triple les chadoufs, comme au Soudan. Cependant, dans la région des bassins, pour arroser quelques légumes, le fellah creuse des puits de plus de 8 mètres d’où il tire de l’eau avec le chadouf. Dans les conditions ordinaires, un chadouf suffit à l’arrosage d’un feddan et nécessite deux ouvriers qui se relaient de deux heures en deux heures.

saquieh : illustration extraite de l'ouvrage d'A.J. Chélu
Saquieh
La saquieh, ou roue à pots, est une espèce de noria de construction grossière. Elle se compose d’un arbre vertical reposant à sa partie inférieure sur une sorte de crapaudine et guidé à l'extrémité supérieure par un tourillon s’emboîtant dans une traverse horizontale plus ou moins longue suivant la puissance de la saquieh.
À cet arbre est fixé un levier horizontal pour la mise en mouvement de l'appareil, ainsi qu'une roue également horizontale, garnie d’alluchons, qui engrène un pignon vertical, aussi muni d’alluchons, dont l’axe passe au-dessous du manège et porte à son autre extrémité une roue à lanterne. Cette dernière supporte la chaîne en corde de palmier sur laquelle sont obliquement fixés des pots en terre espacés de 0m,50 environ.
Suivant ses dimensions et la hauteur d’élévation qui atteint parfois 10 ou 11 mètres, la saquieh est actionnée par un bœuf, un buffle, un cheval ou un chameau, voire même un âne, ou par une paire de chacun de ces animaux. Lorsqu'elle est en mouvement, la chaîne de corde remonte et les pots se déversent, par suite de leur position oblique, dans un récipient latéral, communiquant par ses extrémités avec les rigoles d'irrigation.
La saquieh, de construction primitive, exige des animaux un travail de beaucoup supérieur à son rendement. Par suite des secousses imprimées à la chaîne et résultant des défectuosités du mécanisme, du faux rond de la roue à lanterne et aussi de la mauvaise disposition des pots, une bonne partie de l’eau élevée retombe dans le puisard. D’après les expériences déjà citées, une saquieh équivaut à 4 chadoufs. Elle peut débiter, suivant les hauteurs d’élévation, de 4 mètres cubes 200 à 4 mètres cubes 800 par heure et suffire à l’arrosage de 4 feddans.
Par suite de son prix d'achat peu élevé et de la facilité de son entretien, cette machine est, après le chadouf, celle dont l'emploi est le plus général. On en compte 5,000 dans le Saïd et environ 34,000 dans le Delta.

Le fellah possède aussi des appareils élévatoires plus modernes et plus perfectionnés que les précédents ; ce sont :
Le tabout ;
La roue à palettes ;
La noria ;
La pompe à chapelets ;
La vis d’Archimède.
Le tabout, mis en mouvement comme la saquieh, se compose d'une roue de 3 à 5 mètres de diamètre dont la couronne est creuse et divisée en compartiments qui s’emplissent en plongeant dans l’eau et se déversent ensuite dans une bâche en bois ou en pierre à quelques centimètres au-dessus des terres à irriguer. De construction plus soignée que la saquieh, le tabout est d'une grande légèreté tout en réunissant les conditions désirables de solidité.
La roue à palettes se compose de trois parties principales : un axe, la roue motrice à palettes dont la construction rappelle celle des roues à aubes des navires à vapeur, et la roue à lanterne munie, comme celle de la saquieh, d’une chaîne à pots. La roue à palettes est mise en mouvement par le courant de l’eau, aussi n'est-elle installée que sur les canaux ayant une pente kilométrique supérieure à ceux du Delta. Elle est surtout employée au Fayoum où cette pente atteint 0m,50 pour certaines artères.
La noria, la pompe à chapelet et la vis d'Archimède, de construction européenne, sont trop connues pour qu'il soit nécessaire d'en faire la description."


extrait de De l'Équateur à la Méditerranée. Le Nil, le Soudan, l'Égypte, 1891, par Alfred J. Chélu (18..-1916 ?) ou Alfred Chélu Pasha, natif de Boulogne-sur-Mer (comme Mariette, auquel il a consacré une biographie en 1911), ancien ingénieur en chef du Soudan égyptien, membre de la Société des ingénieurs civils de France. L'auteur a reçu le prix de la Société de géographie de Paris en 1892 pour cet ouvrage.



mercredi 8 janvier 2020

Le Sphinx, "sentinelle avancée de l'Égypte qui, de son mystérieux regard, sonde éternellement les profondeurs du désert" (Georges Montbard)

dessin de Georges Montbard

"... Jacques et le docteur s'arrêtaient pour contempler le Sphinx. Le monstre, à tête humaine, au corps de lion, taillé à même dans le roc, repose accroupi dans sa pose calme et puissante... enseveli jusqu'aux épaules dans son linceul de sables ; la tête seule émerge, empreinte de cette sérénité imposante qu'on retrouve partout sur les visages des Dieux, dans la statuaire égyptienne. Sa face placide, à laquelle le nez mutilé, une profonde entaille au front et les larges balafres qui sillonnent les joues donnent un aspect redoutable, contemple l'Orient, fouillant le désert de son regard morne ; sa bouche, aux lèvres fortes, aux coins légèrement relevés, a ce vague et long sourire résigné des fellahs ; sa large oreille semble écouter tous les murmures, et, sur sa nuque de géant, retombent en plis rigides les bandelettes royales qui ornent son front. Cette figure étrange, "l'œuvre merveilleuse des Dieux", est effrayante dans son immobilité solennelle ; on se sent frissonner devant ce gardien muet de tombeaux cyclopéens, sentinelle avancée de l'Égypte qui, de son mystérieux regard, sonde éternellement les profondeurs du désert, écoutant impassible dans le lointain le bruit sourd des peuples en marche se ruant sur la terre des Pharaons, comme il avait écouté les gémissements et les malédictions désespérées des ouvriers qui construisirent les Pyramides.
Le flux et le reflux des invasions sont venus battre sa poitrine de pierre ; sans l'ébranler, le temps l'a oublié... et, depuis plus de six mille ans, le sombre visage du génie de l'Afrique continue à fixer l'Orient et à recevoir le baiser du matin d'Horus. 
C'est l'aïeul, défiguré par des pygmées, de cette race muette de Titans, taillés sommairement dans le granit, avec des délicatesses étonnantes de ciseau, regardant passer les siècles, figés dans leurs poses raides. 
C'est "le père de l'Épouvante" des Arabes, qui s'enfuient devant cette tête énorme surgissant de terre.
C'est enfin l'énigme monstrueuse de l'histoire de l'Égypte qui, au fur et à mesure qu'on cherche à en pénétrer le mystère, recule de plus en plus les bornes d'un passé historique, qui se perd toujours plus profondément dans la nuit des âges.
 - N'était-il pas un symbole ? Ne personnifiait-il pas Horus ? demanda Jacques.
- Oui, pour les Égyptiens, c'était Har-Em-Kou, Horus dans le soleil brillant. Les Grecs l'appelaient Harmachis, Horus sur l'horizon, et aussi Agathodémon ; il symbolisait la victoire d'Horus sur Typhon, de la lumière sur les ténèbres, et personnifiait l'idée réduite à sa plus simple expression, mais hautement formulée de la résurrection. Il était enduit autrefois d'une couche de couleur rouge, dont il reste encore quelques traces. À l'époque de Chéops, on le restaurait, ce qui lui donne déjà à cette époque un âge assez respectable, mais on ne sait encore à qui en attribuer la fondation. Les fouilles qui ont lieu en ce moment donneront-elles le secret de l'énigme ? Y a-t-il autre chose entre les pattes du Sphinx que l'autel, le petit édicule et le lion découverts par le capitaine Caviglia au commencement du siècle, et le temple de granit trouvé par Mariette dans les environs ? C'est ce que l'avenir nous dira." 


extrait de En Égypte - Notes et croquis d'un artiste, par Georges Montbard (1841-1905), pseudonyme de Charles Auguste Loye, caricaturiste, dessinateur, artiste peintre et aquafortiste français

Le Nil, "père nourricier" de l'Égypte (Joseph Joûbert)

"On the Nile", par John Varley II (1850 - 1933)

"Comme le Nil est grandiose et pittoresque ! C'est une vraie fascination qu'il exerce et à laquelle ne résiste aucun voyageur. On ne se lasse pas de regarder, je dirais presque avec amour, cette "bordure de fil d'or", qui festonne les déserts et dont les franges multiples forment les ramifications du fleuve dans le triangle du Delta. Est-ce que tout d'ailleurs ne conspire pas à faire admirer et aimer le Nil : l'extraordinaire longueur de son cours (6470 kilomètres) qui en fait, après le Mississippi, le roi des fleuves de la terre ; la variété de ses rives verdoyantes ou fleuries, toujours limitées par des solitudes incultes, mais tantôt comme emprisonnées entre de hautes falaises, murailles de grès ou de granit qui les défendent contre l'haleine dévorante du khamsin, tantôt s'élargissant en une vallée plus spacieuse ; la succession de ses mugissantes cataractes, longtemps la terreur des étrangers ; le mystère qui plane encore sur ses sources inconnues, malgré les récentes découvertes d'intrépides explorateurs ; surtout enfin cette merveilleuse périodicité des inondations, richesse du pays que fertilisent les abondants engrais de la crue annuelle !
Les Arabes appellent le Nil el-Bahr, le fleuve par excellence, "le fleuve-roi", la mer. C'est le Jupiter égyptien des Grecs ; pour les anciens habitants de ses rives, sous les Pharaons, c'est Hôpi-Mou, "celui qui a la faculté de cacher ses eaux", par allusion, au retrait de la crue qui se renouvelle chaque année. (...)

Mais avant tout le Nil est le père nourricier de l'Égypte, qu'il a créée, qu'il conserve et féconde encore avec tant de largesse en la gratifiant d'une triple récolte par année. "La nation égyptienne, a écrit le grand géographe allemand Carl Ritter, est le résultat de la nature de la vallée (formée par le fleuve) ; elle es sortie du sol où elle resta enchaînée, comme les statues de ses dieux du porphyre de ses carrières." Rappelons-nous le mot si souvent cité d'Hérodote : "L'Égypte est un don du Nil !" Certes jamais définition ne fut plus exacte dans sa puissante synthèse ; ce pays, en effet, n'est qu'une bande de terre végétale, un long couloir africain, encaissé entre les deux chaînes libyque et arabique, admirable vallée de trois cents lieues qui doit son existence au fleuve.
Au lendemain de la conquête arabe, Amrou, dans un message à son maître le sultan Omar, décrivait ainsi la contrée : "Un aride désert et une campagne magnifique entre deux remparts de montagnes, voilà l'Égypte !" Que le Nil se dessèche, qu'il cesse de couler vers la Méditerranée, et l'Égypte elle-même cesse d'exister, retournant au désert qui la guette comme une proie, prêt à l'engloutir sous ses sables dévorants, contre lesquels le fleuve, À l'instar d'un dieu bienfaisant, la protège depuis des milliers d'années.
On s'explique dès lors facilement le culte, l'adoration dont les anciens Égyptiens entouraient le Nil."


extrait de En Dahabièh, du Caire aux cataractes : Le Caire, le Nil, Thèbes, la Nubie, l'Égypte ptolémaïque, 1894, par Joseph Joûbert (1853-1925?), voyageur, explorateur, conseiller de la Société des études coloniales et maritimes.

mardi 7 janvier 2020

Le "vigoureux réalisme" de la statuaire égyptienne, par Godefroid Kurth

Cheikh El Beled by Boston Public Library (Wikipedia Commons)
"...la statuaire (égyptienne) s'est émancipée des types conventionnels bien plus que la glyptique murale. Les spécimens que nous en conservons ont une incroyable vérité de vie : voyez les statues de Chéfren et de Chéops, voyez le Scheickh el Béled, le scribe accroupi du Louvre, le nain Knoumhotep, le couple princier Rahotep et Nofrit, le roi Pepi et plusieurs autres. Comme on voit qu'ils ont vécu, et comme leurs images sont restées vivantes !
Quel vigoureux réalisme ! Ne dirait-on pas tels de ces personnages qui se meuvent en chair et en os autour de vous, tant l'artiste a bien saisi le type ambiant et a su le rendre dans toute sa richesse de vie.
L'histoire du Scheick el Béled est, sous ce rapport, bien significative. Lorsque les ouvriers de Mariette l'exhumèrent à Sakkarah
de la tombe où elle était depuis 5,ooo ans, il n'y eut parmi eux qu'un cri : ils avaient reconnu dans cette figure paterne et satisfaite les traits du scheick de leur village et aussitôt ils lui en donnèrent le nom. Le vocabulaire artistique a ratifié ce jugement spontané de la foule.
Les reliefs muraux eux-mêmes, dès qu'ils cessent de camper devant nous les figures conventionnelles des dieux et des rois, nous offrent de merveilleuses représentations de la vie quotidienne. En Égypte comme en Assyrie, les humbles scènes de l'existence vécue au jour le jour, parmi les travailleurs de la ville et des champs, parmi les troupeaux ou parmi les fauves, sont traitées avec une prédilection à rendre jaloux les Pharaons. Sans le secours de la couleur, du relief, de la perspective, avec de simples traits et le seul jeu des lignes, l'artiste évoque devant vous tout le monde des champs et des métiers, toute la hiérarchie du travail, toute la variété de l'existence civilisée dans ses couches profondes. On est confondu du savoir-faire et, pourquoi ne pas le dire ? de l'amour avec lequel l'instrument de l'ouvrier égyptien fait apparaître sur les parois sacrées nos humbles "frères inférieurs", comme disait le poverello d'Assise. Voyez ces ânes égyptiens, si élégants et presque gracieux, ces chiens au corps fin et élancé, ces bœufs paisibles dressant la paire de vastes cornes qui est la "gloire de leur front", comme ils sont vrais ! comme ils vivent ! Voyez ces oies qui sortent de la pyramide de Meidoum, vieilles de cinquante ou soixante siècles : elles se détachent du mur, elles se promènent, elles pâturent ; ne les effrayez pas : elles vont ouvrir les ailes et s'envoler ! Non, sous le rapport de la puissance imitative, l'art égyptien, quand il travaille le genre, n'a laissé pour ainsi dire aucun progrès à faire à la postérité."


extrait de Mizraim : souvenirs d'Égypte, 1912, par Godefroid Kurth (1847-1916), professeur d’histoire médiévale à l’université de Liège (Belgique). Au cours d’un voyage en 1910, il a visité Alexandrie, Le Caire et la Haute-Égypte, en remontant le Nil jusqu’à Philae.

Quand les jeunes Égyptiens apprenaient à lire et à écrire, par Jean Capart


"... je voudrais vous conduire au milieu de la première cour du temple de Ramsès III, à Médinet Habou. De part et d'autre, de grands portiques offrent, suivant les heures de la journée, un abri contre l’ardeur du soleil. Au sud, la colonnade forme en même temps la façade du palais ; en face, le portique est rehaussé d’une série de colosses du pharaon. Un jour, je me trouvais là, au cœur d'un édifice si bien conservé qu’on y découvre difficilement les millénaires écoulés depuis sa fondation ; je me pris à rêver sur l’aspect de ces lieux à l'époque où la vie les pénétrait. Je pouvais songer à des cortèges du triomphe royal après les campagnes victorieuses contre les Libyens et les Asiatiques ; je pouvais aussi bien me représenter la routine journalière : les prêtres de rang subalterne chargés de recueillir les offrandes faites aux mânes du roi et que les dévots se procuraient à de petites échoppes dressées dans la cour.
À ce moment précis, mon attention fut vivement détournée de ces rêveries archéologiques ; des moineaux, d’abord posés sur les corniches puis accrochés aux images de pierre du pharaon, se détachaient en tourbillon vers une proie qu'ils se disputaient, avec force cris et culbutes dans l'éclat du soleil. Pourquoi ai-je songé soudain à une autre bande tapageuse qui s’abattait autrefois à la même place ? Vous direz peut-être que j'ai été la victime d’un mirage ; c'est possible, mais je les ai vus, très clairement, ces gamins au visage brillant de malice, un petit pagne noué autour des reins, une calotte serrant étroitement le crâne rasé. Ils se précipitaient vers un jeune prêtre à la robe blanche plissée, qui descendait la rampe du deuxième pylône, venant de l'intérieur de l'édifice. "Hori, Hori, criaient-ils, viens voir, nous avons fini nos exercices." Les écoliers, car c'est bien d'eux qu'il s’agit, présentaient au maître qui une tablette de bois, couverte de stuc, qui un éclat de calcaire plus où moins plat, qui enfin un morceau de pot, tous recouverts d'écriture. Tout à l'heure, au moment d'accomplir son service dans le temple, le maître a quitté ses élèves après leur avoir donné à chacun leur tâche. Ces enfants lui ont été confiés par leurs parents ; ils vivent chez lui, passant la majeure partie du temps à l'ombre du sanctuaire. Au milieu de la journée, les mamans, suivant l'usage, apporteront le pain et la bière de la maison. Quand Hori les aura suffisamment formés et qu'ils entreront en apprentissage auprès de l'un ou l’autre fonctionnaire, les jeunes gens conserveront le souvenir reconnaissant de cette initiation qui n’allait pas sans quelque rudesse. Plus tard, lorsqu'ils auront obtenu des situations élevées, il leur arrivera d'écrire d'écrire à leur maître : "J'ai été avec toi dès mon enfance ; tu as frappé mon dos et ta doctrine est entrée dans mes oreilles !"
Hori entraîne sa troupe turbulente sous l'ombre du portique ; il s'installe sur le sol, jambes croisées sur une petite natte à laquelle il a droit par les fonctions qu’il occupe. Les enfants, devenus silencieux. attendent le verdict du maître sur leur devoir. Hori commence par les débutants, ceux qui dessinent, en traits maladroits, les lignes des hiéroglyphes cursifs que les modernes appellent hiératiques et dont chacun peut exprimer des séries de mots se rattachant à une seule idée. L’enfant apprend à désigner chaque signe par une acception plus générale que spéciale. J'entends réciter les mots : "enfant, chef, aîné, prince, roi, vieillard, élever, tomber, parler, adorer, se retourner, bâtir." D’autres sont déjà plus avancés et le maître peut confier à leur mémoire des séries de mots qui s’écriront encore par des hiéroglyphes généraux, auxquels s’ajouteront cette fois des compléments phonétiques. Du coup l'élève écrit non plus des images mais les sons des divers mots de la langue. Ce jour-là, il fallait tracer de mémoire des mots relatifs aux phénomènes célestes et à l’élément aquatique. Écoutons ce qu’ils récitent d’après les tablettes écrites : "Ciel, disque solaire, lune, étoile, Orion, Cuisse (notre grande Ourse), singe géant, hippopotame, ouragan, tonnerre, aube, ténèbres, lumière, ombre, flamme, rayon de soleil, fleuve, ruisseau, source, torrent, etc., etc." D'autres enfants avaient abordé la leçon dans laquelle on apprend à connaître la hiérarchie des fonctions et des métiers : "Prophète, père du dieu, prêtre officiant, scribe du temple, scribe des livres du dieu..."; viennent ensuite "les cuiseurs de pelotes, les cuiseurs de gâteaux soufflés, les fabricants de biscuits, les cuiseurs de gâteaux d’autel, les boulangers, les fabricants de pastilles d’encens, les cuiseurs de galettes, les fabricants de conserves, les confiseurs de dattes, les fabricants, etc."  tous employés aux besoins des offrandes. divines.
Hori regarde l'un après l'autre les exercices, rectifiant les erreurs, dénonçant les orthographes phonétiques qui révèlent la méconnaissance du mot ; il loue les bons, exprime sa colère des mauvais, brise même, dans un geste brusque, le tesson de poterie qui fourmille d’inepties. Cette révision des primaires achevée, Hori va s'occuper des plus grands élèves, ceux qui ont franchi les premières étapes avec succès et auxquels on commence à distiller les classiques phrase par phrase."
extrait de Le message de la vieille Égypte, 1941, par Jean Capart

L'illustration ne respecte pas le cadre de cet écrit de Jean Capart : elle provient de la tombe d'Horemheb (Saqqarah)