mardi 21 janvier 2020

Une séance chez le barbier et le tailleur, avant de visiter le Caire, par Adrien Dauzats - Alexandre Dumas

illustration d'Adrien Dauzats

"Le barbier se plaça sur une chaise et me fit asseoir à terre. Puis il tira de sa ceinture un petit instrument de fer que je reconnus pour un rasoir en le lui voyant frotter sur la paume de la main. L'idée que cette espèce de scie allait me courir sur la tête me fit dresser les cheveux, mais presque aussitôt je me trouvai le front pris entre les genoux de mon adversaire, comme dans un étau, et je compris que ce qu'il y avait de mieux à faire était de ne pas bouger. En effet, je sentis courir successivement sur toutes les parties de mon crâne ce petit morceau de fer si méprisé, avec une douceur, une adresse et un velouté qui m'allèrent à l'âme. Au bout de cinq minutes, le barbier desserra les jambes, je relevai le front, j'entendis tout le monde rire ; je me regardai dans une glace, j'étais complètement rasé, et sur tout le crâne il ne me restait de ma chevelure que cette charmante teinte bleuâtre qui décore le menton à la suite des barbes bien faites. J'étais stupéfait de cette promptitude ; puis je ne m'étais jamais vu ainsi, et j'avais quelque peine à me reconnaître. Je cherchai, au-dessus de la bosse de la théosophie, la mèche par laquelle l'ange Gabriel enlève les musulmans au ciel, elle n'y était même pas. Je crus que j'avais le droit de la réclamer ; mais, au premier mot que j'en dis, le barbier me répondit que cet ornement n'était adopté que par une secte dissidente, peu vénérée parmi les autres à cause de l'irrégularité de ses mœurs. Je l'arrêtai au milieu de sa phrase en l'assurant que 
j'avais à cœur de n'appartenir qu'à une secte parfaitement pure, attendu que mes mœurs avaient toujours été, en Europe, l'objet de l'admiration générale. 
Ce point accordé, je passai sans regret entre les mains du tailleur, qui commença par mettre sur ma tête rase une calotte blanche, sur cette calotte blanche un tarbouch rouge, et sur le tarbouch un châle roulé, qui me transformait presque en vrai croyant.
On me passa ensuite ma robe et mon abbaye ; la taille, comme la tête, fut serrée avec un châle, et dans ce châle, auquel je suspendis fièrement un sabre, je passai un poignard, des crayons, du papier et de la mie de pain. Dans cet accoutrement, qui ne me faisait pas un pli sur le corps, mon tailleur m'assura que je pouvais me présenter partout. Je n'en fis aucun doute ; aussi attendis-je avec la plus grande impatience, et comme un acteur qui va entrer en scène, que le travestissement de mes compagnons fût opéré. Il leur fallut, à leur tour, subir sous mes yeux l'opération que j'avais subie sous les leurs ; et décidément, ce n'était point encore moi qui avais la plus drôle de tête. Enfin, la toilette achevée, nous descendîmes l'escalier, nous franchîmes le seuil de la porte et nous débutâmes.
J'étais assez embarrassé de ma personne : mon front était alourdi par mon turban ; les plis de ma robe et de mon manteau embarrassaient ma marche ; mes babouches et mes pieds, encore mal habitués l'un à l'autre, éprouvaient de fréquentes solutions de continuité. Mohammed marchait sur nos flancs, marquant le pas avec les mots : Doucement, doucement. Enfin, lorsque la pétulance française fut un peu calmée, qu'un peu plus de lenteur cadencée nous eut permis d'observer le balancement du corps nécessaire pour donner la grâce arabe à notre allure, tout alla pour le mieux. En somme, ce costume, parfaitement approprié au climat, est infiniment plus commode que le nôtre, en ce qu'il ne serre que la taille et laisse toutes les articulations parfaitement libres. Quant au turban, il forme autour de la tête une espèce de muraille à l'aide de laquelle celle-ci transpire à son aise, sans que le reste du corps ait à s'en inquiéter, ce qui ne laisse pas que d'être fort satisfaisant.
Une demi-heure passée à nous mahométaniser, nous commençâmes nos investigations."



extrait de Quinze jours au Sinaï, 1841, par Alexandre Dumas (1802-1870), romancier, dramaturge et écrivain français, et Adrien Dauzats (1804-1868)

 "Ce récit de voyage, genre que Dumas a souvent pratiqué, fait pourtant exception: le narrateur n'y est pas l'auteur, mais Adrien Dauzats (1804-1868), ami fidèle de Dumas, peintre et grand voyageur de son temps. Dumas n'est pas allé en Egypte, mais a rédigé d'après les notes de voyage de Dauzats, avec qui il signe le texte. Ce n'est donc pas lui-même que Dumas met pour une fois en scène dans ce voyage, et le récit y gagne à notre avis en sobriété et en précision. Malgré cela, on y retrouve le style si particulier à l'auteur, quelques traits d'humour de sa facture, et son intérêt pour les batailles, croisade de Saint-Louis ou campagne d'Egypte de Bonaparte. Ibrahim Pacha aurait même dit que Dumas était «un des hommes qui avaient le mieux vu l'Egypte»!" (http://www.dumaspere.com/)

lundi 20 janvier 2020

La "nostalgie", la "leçon" du désert d'Égypte, par Fernand Leprette

photo de Brian Christensen


"On résiste mal à l'appel du désert. Il y a un instant, vous rouliez dans la cohue des souks, entre des maisons qui cachaient le ciel. Des passants, des ânes, des taxis, des autobus vous rejetaient sans cesse jusque sous la griffe
des marchands, jusque dans le pavillon braillard de leurs
phonographes. Avec ses voiles de couleur, ses parfums brutaux, ses cris, le souk vous possédait. Et maintenant, vous venez de franchir une frontière, vous abordez dans une autre planète. Encore un quart d’heure de marche et vous voilà perdu dans une solitude sans nom. Un vent vif vous nettoie la face, vous emplit d’une griserie aussi prompte mais plus légère que la brise marine. Extra dry. Vous tournez la tête : il a suffi d’une bien faible colline pour vous cacher la vallée, pour que vous soyez au centre d’un univers singulièrement dépouillé où ne règnent plus que le sable, l'air et le feu. Vous rattachant au cosmos, il vous rend tout de suite le juste sentiment de votre être, de la pureté et de la grandeur. L'agitation citadine vous paraît incompréhensible. Ses colifichets vous font sourire. Vous avancez dans un silence que rien ne trouble, comme primordial, à travers une étendue qui, sans nul souci de vous, se livre à des jeux subtils d'ombre et de lumière, à d'imperceptibles glissements de formes, où tout change et demeure éternel. Personne ? Mais si. Au revers d'une dune et faisant quasi corps avec elle, une tente basse te rapiécée fume. Un bédouin fier vous évalue. Il connaît les tourbillons du khamsin, l'interminable marche sous un soleil fulgurant, il sait le prix de l’eau, le prix de l’indépendance, que Dieu est grand, que le monde est un, où qu’il faille transporter sa tente. 
Il suffit. Vous pouvez retourner dans la vallée, à l'ombre des villes, parmi les hommes. Jamais les tons verts qui nuancent les champs ne vous auront paru plus frais si l'on est en décembre. Jamais l’étain du Nil n’aura rayonné pareille douceur. Peut-être, pour vous faire honneur, le soleil couchant tendra-t-il derrière votre marche, et au-dessous d’un horizon lavé de jade, la plus somptueuse des pourpres cardinalices. De nouveau, l’oasis vous accueille, vous invite au charnel déduit. Ô paradis ! Mais quoi ! Vos pas sonnent sur le trottoir d’une cité d’où vous êtes absent. L’éblouissement doré des étendues de sable continue de vous environner. Et, lorsqu’enfin vous vous éveillez, cette petite foule qui se presse ou se dandine sur le trottoir vous inspire quelque mépris. Vous avez beau respirer profondément en bombant la poitrine, et faire peser vos souliers sur le sol, vous vous sentez comme humilié, vous souffrez d’un manque. La nostalgie du désert n’est point près de vous lâcher. Vous n’êtes point près d'oublier sa leçon.
Sous sa monotonie apparente, et malgré sa stérilité, le désert enseigne la grandeur. Il vous refuse les plaisirs trop faciles, les gâteries et même le simple confort. Il est sans complaisance pour votre teint, pour la plante de vos pieds, pour votre fatigue. Il impose la frugalité. Il ne fait jouer que pour ceux qui en sont dignes des nuances comparables aux plus abstraites spéculations mathématiques. Il ternit tout éclat emprunté. Il détache des faux biens. Au bout d'une heure, il ne vous laisse, pour toute richesse, que votre souffle, vos muscles et votre âme. Il éveille en vous un sens planétaire, cosmique. Dans le pur silence de l'étendue sans limites, on comprend que des hommes y soient venus pour se rapprocher de Dieu. Il rend de la noblesse au loisir. Il desserre les contraintes sociales et, parfois, les abolit, comme le temps. La mort y paraît une chose très simple, qui serait dans l’ordre, contre quoi l’on se défendra, à coups de fusil, s’il le faut, de toutes ses forces, qu’on saura également accueillir en souriant. 
Pour l'Égypte, le désert est le cadre qui fait valoir la fécondité du noir limon, le visage de la vallée. C’est aussi une menace et une protection. Il défend à l’homme de la vallée de s’amollir dans trop de confort et de bien-être, de mordre trop goulûment aux biens et aux jouissances terrestres. Il lui rappelle que demain tout peut lui être ravi, qu'il doit sans cesse être prêt à la lutte en même temps qu'à la résignation. Voilà ce que dit le maigre Bédouin qui veille en sentinelle, le fusil en bandoulière à crête des dunes. Voilà ce que, peut-être, il faut lire sur le visage à demi rongé de cette autre sentinelle accroupie au bord des sables, le Sphinx."



extrait de Égypte terre du Nil, 1939, par Fernand Leprette (1890-1970), écrivain et intellectuel français ayant longtemps vécu en Égypte

dimanche 19 janvier 2020

Pour les fils d'Égypte, le soleil est "vigueur et vie" (Fernand Leprette)

"À l’aube, le fleuve déplie une nappe de soie vert pâle"
photo MC


"Si l’on veut connaître une lumière incomparablement plus belle, c’est, je pense, autour de Louqsor, sur le Nil et dans la Vallée des Rois, qu'il faut la chercher. À l’aube, le fleuve déplie une nappe de soie vert pâle sur laquelle se déplacent les taches claires des voiles, le ciel se tend d’un azur très fin. On boit la lumière comme l’eau d'un torrent. Quand vient le soir, des teintes vieux mauve et rose cendré pastellisent d’une infinie délicatesse les parois de la falaise libyque. Sans doute, la Grèce nous offre même féerie. Mais ce qu'Athènes ne peut nous donner, ni Naples, ni Alger, ni Constantinople, la lumière de midi avec sa transparence, sa fougue, entre les pans ocrés d'un désert où reposent les âmes bienheureuses et la plaine grasse et verte où s’agitent, tout petits, les êtres vivants.
De toute manière, pendant l'été égyptien, le soleil impose sa présence durant d’interminables heures. La plaine entière se pâme sous le choc d’un dieu jamais assouvi, craque et se réduit en poudre. L’azur du ciel se décolore sous l'excès de lumière. Un sycomore devient buisson ardent. Un palmier ouvre son éventail de feu. Un simple mur de boue séchée, une roue de sakieh gisant au bord d'un champ de coton, la silhouette d’une bufflesse, un troupeau de moutons soulevant la poussière d’une piste participent d’une vibration qui leur confère une poignante beauté. Les rigoles, les canaux soutachent les champs d’or et d'argent. Le fleuve, le large fleuve déroule du sud au nord la plus étincelante des ceintures. L'air même n’est pas, comme ailleurs, impalpable. Il oppose à la marche la résistance d’un liquide et d’une flamme. On le sent qui pèse sur le visage, sur les vêtements. On écarte les bras pour mieux avancer et, derrière soi, se reforme la nappe incandescente. Il ne caresse pas. Il sculpte et fore comme fait un chalumeau. Mais lorsqu’enfin, derrière un mur, on se couche fourbu, encore assourdi d’un crépitement d’étincelles ou ruisselant de sueur, on a vraiment le sentiment d’avoir lutté contre un dieu.
Tel est le soleil d'Égypte, tel, du moins, apparaît-il à de fragiles yeux bleus d'homme du Nord amateur des jeux de lumière. Car, pour un fils du pays, le soleil n’est jamais le dieu ennemi. Dans son coeur, il s'écrierait plutôt comme Khounaton : "Ô toi qui, lorsque tu te lèves, fais vivre les hommes, qui, lorsque tu te couches, les fais mourir !"
Le soleil, pour lui, est vigueur et vie. Principe mâle qui ne laisse jamais en repos la terre noire du Nil et qui la féconde comme s’il la violait, c'est lui qui active la germination du blé, du maïs, du coton, du trèfle et qui multiplie les récoltes. C’est également lui qui purifie et guérit. C’est sa vibration qui donne plus d’intensité à la joie de vivre, à la joie du corps qui s’épanouit dans la chaleur, à la joie des yeux qui naît d’une parfaite visibilité.
(...) 
Le soleil d'Égypte supprime aussi les saisons tranchées et l'homme y a moins qu’en Occident l'impression d'être éphémère. La certitude que le soleil va réapparaître chaque jour dans un ciel sans nuage entretient chez lui, avec le sentiment de la durée, celui de la stabilité, lui confère une humeur égale, une profonde sérénité d'âme."


extrait de Égypte terre du Nil, 1939, par Fernand Leprette (1890-1970), écrivain et intellectuel français ayant longtemps vécu en Égypte

samedi 18 janvier 2020

"En vérité, qui n’a point vécu dans l’intimité de la campagne égyptienne ne connaît pas l'Égypte" (Fernand Leprette)

photo de Zangaki
Les frères Zangaki étaient deux photographes grecs, actifs vers 1870-1875 et 1880-1899

"Tout amuse l'homme du Nord : le regard d'oiseau de nuit que donne aux femmes du peuple la petite bobine dorée qu’elles portent sur le nez pour retenir le voile de leur visage, la cocasserie des éventaires que les vendeurs ambulants lui proposent devant, derrière, à droite et à gauche, la ruse que déploient les cireurs aux pieds nus pour s'emparer de ses souliers, la démarche majestueuse des cheikhs coiffés de turbans neigeux, le geste du barbier accroupi contre un mur pour raser le crâne d’un client, ou bien le long et guttural appel du muezzin qui tourne, là-haut, sur l’horizon.
Il s'acharne, poussé par la curiosité du nouveau venu. Mais il sent bien que ces détails, qui l’accrochent au passage par leur étrangeté, qu’il doit noter parce que, plus tard, il ne les verra plus, ces détails-là l'empêchent précisément d'aller plus avant dans la compréhension du pays et des gens. Il faudra qu’il consente à ne plus vouloir rien apprendre, qu’il se crée des habitudes, exerce une profession, vive comme ceux qui l’entourent. Il s’éloignera de ce pays et il y reviendra. Tantôt il l’aimera et tantôt il croira le détester. Jusqu'au jour où, avec la sûreté d’un instinct, il saisira les mille nuances d’une physionomie, d'un geste, d'une exclamation, considérera avec tendresse ce qui est et sera toujours différent de lui, et, pour tout dire, découvrira que l'Égypte est dans son cœur.
Ce n’est pas dans les carrefours cosmopolites d'Alexandrie et du Caire que l'Égypte livrera son âme à l’homme du Nord. Elle lui fera signe, plutôt, dans des bourgades lointaines, à Dessounès et à Baltim, ou bien à Manfalout et à Darao. Elle lui apparaîtra, quand les champs sont couverts de blés jaunes et quand les cotonniers sont criblés de points blancs. Elle se lèvera à l'aube, quand les femmes, au bord d’un canal, lessivent le linge, nettoient leurs grandes bassines étamées, plongent leurs jarres dans l'eau pour les hisser, l'instant d’après, sur leur tête. Elle viendra vers lui, le soir, lorsque, sur toutes les pistes du Delta et de la Vallée, rentrent des champs les buffles qui portent à califourchon des enfants graves et heureux, les ânes qui ne peuvent résister à l’appel de la dernière touffe de trèfle, les chiens qui gambadent.

En vérité, qui n’a point vécu dans l’intimité de la campagne égyptienne ne connaît pas l'Égypte ; qui n’a point vu, pendant maintes et maintes saisons, se dérouler, sur une longueur de mille kilomètres, la grande fresque de la vie pastorale, ne connaît pas l'Égypte. Qui n’a point vu le fellah, sur sa pièce de terre, lever la houe, tourner la vis d’Archimède, curer les fossés, qui ne l’a point approché, suivi dans sa maison de boue, ne connaît pas non plus l'Égypte. Le fait qu’il se soit servi du même araire pour labourer le limon n’a pas moins de signification que les amoncellements de pierres qui jalonnent le Nil pour des voyageurs.
Et que ce fellah vive depuis tant de siècles, sur la même terre, au bord du même fleuve, entre les mâchoires des mêmes déserts, sous les feux du même soleil, voilà qui explique, mieux que tout, l'âme profonde de l'Égypte."


extrait de Égypte terre du Nil, 1939, par Fernand Leprette (1890-1970), écrivain et intellectuel français ayant longtemps vécu en Égypte

mercredi 15 janvier 2020

L'Égypte "suit son évolution naturelle et il est ridicule de s’en indigner car, loin de blasphémer l'histoire, elle la continue" (Octave Béliard)

"les minarets d’une ville musulmane à cet angle du Delta qu’obombrent les Pyramides"
vintage photochrome, circa 1895

"J'aime que l'Égypte soit vivante. Les monuments que les ancêtres ont laissés sont les témoins de l'intensité de leur vie et ce n'est point leur succéder que de dormir à l'ombre qu'ils ont faite. Je me garde de l'exagération futuriste d’un Marinetti qui voulait un jour qu'on démolit Saint-Marc de Venise pour bâtir en sa place une belle usine. Je vois bien rarement la nécessité de détruire un souvenir ou une beauté pour que les hommes aient du pain. L'humanité active fait preuve de sa noblesse héréditaire en gardant les traditions comme de précieux anneaux à ses doigts. Mais qu'elle ne les traîne pas comme des fers aux pieds.
L'Égypte nouvelle fait tomber des maisons, en bâtit plus encore et s’européanise. Elle suit son évolution naturelle et il est ridicule de s’en indigner car, loin de blasphémer l'histoire, elle la continue. Certes, ma curiosité et ma sensibilité me font rechercher les traits dont est construite sa physionomie particulière et traditionnelle et je ne m'arrête pas longuement pour méditer devant des murs neufs. Mais je ne puis pas vouloir que les choses aillent autrement qu’elles ne vont, et la vie est au moins aussi sainte que la mort. Oui, je suis venu voir des œuvres immortelles mais pourtant l'immortalité des œuvres, elle-même, me serait haïssable si elle n’était qu'une mort indéfiniment prolongée et faisant obstacle à la vie.
Je ne sais pas s'il était absolument nécessaire que Philæ fût noyée. Mais combien de Philæs ont été détruites par la nécessité d’adapter le monde aux besoins humains et ne furent pas tant pleurées ! (...)
Si l’on trouve si désagréable que, sous l'influence des Européens, le Caire modifie sa physionomie, un rêveur encore plus passéiste pourrait tout aussi bien regretter que Méhémet-Ali ait surmonté la citadelle des coupoles néo-byzantines qui y durent longtemps faire figure d'étrangères ; ou même reprocher aux Arabes d'avoir imposé les minarets d’une ville musulmane à cet angle du Delta qu’obombrent les Pyramides. Car si l'on a la maladie de n'aimer que l’immobile, quelle étape convient-il d’immobiliser ?
Au Caire, le présent se mêle au passé qui est certainement l'élément précieux du mélange, celui qui m'y a attiré. Mais que ce mélange est donc attachant et curieux ! Comment dire ? C'est comme si le rouleau des choses que le temps dessina y était déroulé et mis à plat sur l'espace. Le successif s’y change en simultané, hier vit avec aujourd'hui, hier vit autant qu'aujourd'hui, alors que partout ailleurs peut-être il est mort."


extrait de Au long du Nil, 1931, d'Octave Béliard (1876 - 1951), médecin et écrivain français de science-fiction, l'un des cofondateurs du Groupement des écrivains médecins en 1949.

Égypte : "De la pointe du Delta jusqu'aux Cataractes, (le) désert d'Occident, ce désert mort, est le dépôt des Morts" (Octave Béliard)

Vallée des Rois (David Roberts)

"Après les luzernes et les blés, voici le désert fauve descendu par étages de l'austère et violente falaise libyenne. Le désert n’est jamais loin. L'Égypte est un long, étroit et merveilleux jardin en bordure du Nil. Depuis le fleuve jusqu'au sable qui maintenant déferle devant moi, le jardin n'a guère ici plus de deux lieues de largeur. 
Éternel front de bataille du désert et du Nil, la ligne rousse et la ligne verte oscillent à peine en des mille années. En vain le ciel de feu et le vent aride fendillent, craquèlent, délitent ces montagnes effrangées, sans herbe ni vie, dont l'oeil ni l'imagination ne pénètrent le mystère infernal, derrière lesquelles l’homme a pu croire longtemps que le noir soleil nocturne descendait chez les Morts. En vain les pierrailles et les graviers, suivant la pente des vaux désespérés, des ravines mortelles, où ne suinte aucune source, précipitent-ils leurs vagues brûlantes vers les terres basses et fertiles. Ils ne peuvent qu'en recouvrir les marges de dunes chaotiques. L'annuelle intumescence des eaux rompt invinciblement leur offensive. La fureur de Seth s’arrête devant la douceur osirienne. Et c'est toujours un spectacle singulier de rencontrer brusquement, au bout de la verdure, cette haute barrière de sable qui menace toujours et qui ne croule jamais.
De la pointe du Delta jusqu'aux Cataractes, ce désert d'Occident, ce désert mort est le dépôt des Morts. On ne trouverait nulle part ailleurs une sépulture. Durant quatre mille ans et sans doute plus encore, les cortèges funèbres s'en sont allés par là et le peuple innombrable des momies s'est couché où le Soleil se couche. Les villes des vivants se doublent, à l’Ouest, de nécropoles. Là où la vallée est large et les dunes étendues, on a creusé des tombes dans le sable, bâti des mastabas pour les riches et des pyramides pour les rois. Là où le flot des verdures bat le pied des montagnes rapprochées, on a percé, taraudé les montagnes, incrusté les Morts dans des alvéoles, dans des syringes, dans des palais taillés en plein roc.
De l'autre côté, au Levant, il y a aussi des montagnes et aussi le désert ; mais les montagnes ont des passes et le désert a des mirages. Et par derrière, c’est l'Isthme et c’est la Mer, et c'est toute l'Asie pleine de trésors et de vies tumultueuses, et c’est la naissance quotidienne du Dieu Râ. L'Égypte n'est pas murée de ce côté. Ses peuples sont sans doute venus par là, ses pharaons conquérants se sont répandus par là, son empire a débordé jusqu'au Liban et jusqu'à l'Euphrate. Par là, et aussi par le Nord méditerranéen, lui sont venus des maîtres successifs, les Hyksos, les Assyriens, les Perses, les Macédoniens d’Alexandre, les Romains de César, les Arabes, les les Français, les Anglais. Même parfois, en des temps presque oubliés, un vainqueur éthiopien força le couloir du Sud. De partout ont pu venir à l’oasis nilotique et la vie  et la lutte qui est encore la vie.
Mais la montagne d'Occident, toute jalonnée de tombes silencieuses, était la frontière inviolée du monde, celle d'où il ne vient personne, celle qu'on ne franchit que par la mort, le seuil mystérieux de l'Autre Vie, du royaume élyséen de l'Amenti, des champs éternels d'Yalou, du lieu seulement intelligible où le Double impalpable du défunt allait continuer sa vie, relié pourtant à sa momie demeurée enfouie au bord visible de la terre, tout comme - je suppose - un scaphandre immergé relié à son flotteur.
Je me représente le sol à momies comme une zone ininterrompue courant parallèlement au Nil, tout le long de son cours égyptien au bas de la falaise de l'Ouest, avec des capitales funéraires en face des capitales des vivants, en face de Memphis, en face de Thèbes, en face d'Elephantis. Et dans ces capitales funéraires, à portée des tombeaux, était établi le peuple des artisans qui vivent de la mort, les fossoyeurs, les ciseleurs de cercueils, les tailleurs de pierre, les marchands d'aromates et de bandelettes, les embaumeurs, etc. Il y avait aussi - et l'on en voit encore - des temples que les rois consacraient de leur vivant à leur famille divine et à leurs propres mânes qui y recevraient un culte public après leur mort apothéotique, alors que leurs dépouilles auraient été murées plus ou moins loin de là dans un lieu caché à tous."


extrait de Au long du Nil, 1931, d'Octave Béliard (1876 - 1951), médecin et écrivain français de science-fiction, l'un des cofondateurs du Groupement des écrivains médecins en 1949.

"L'Égypte doit parler à mon intelligence autant qu’à ma sensibilité" (Octave Béliard)

"Il faut que tout son passé me parle et ressuscite"
photo de Zangaki, vers 1880

"L'Égypte fait décor dans le conte bleu de mon enfance. Son nom est l’un des premiers que j'épelai dans une Bible à images. Depuis, j'en ai appris l'histoire plus précisément mais sans qu'elle perdît tout à fait la couleur du conte. Elle est restée un lieu quasi-fictif, d’autant plus ravissant qu'il m'est encore permis de le croire imaginaire. Et dès demain matin elle va devenir un lieu réel ! J'en suis presque aussi troublé que si le roi Hérode ou Riquet-à-la-Houppe devaient m'attendre au débarcadère.
M. H. qui veut arrêter à Alexandrie me demande si je compte y faire séjour.
- Pourquoi faire ? lui répondis-je par boutade. Je déteste en général la musique de Massenet et Thaïs en particulier. Anges du ciel ! souffles de Dieu ! ... Horreur !
Mon compagnon qui est abonné à l'Opéra me regarde avec ahurissement. "Souffles de Dieu !" répète-t-il, comme un juron.
Sérieusement, Alexandrie ne me dit rien du tout. On m'a prévenu que ce port modernisé a secoué ses souvenirs et perdu son âme. J'ai hâte de me jeter au cœur de l'Égypte et un port n'est que le visage qu'un pays montre aux gens du dehors, une physionomie plus ou moins conventionnelle, un masque commercial et d'accueil. Je ne parle évidemment pas de ceux qui, comme Marseille, ont une forte individualité et une vie propre. 
À Alexandrie, je n'aurai pas le loisir d'errer sur le port ; les édifices du passé m'y paraissent à l'avance négligeables ; et quant à l'orientalisme, le Caire m'en livrera de plus traditionnel et de plus authentique. J'ai raison ou j'ai tort, mais je ne m'arrêterai point. 
Et dès le seuil de l'Égypte, je définis bien nettement ce que j'y viens faire. Je viens  pour sentir mais aussi pour savoir et comprendre. L'Égypte doit parler à mon intelligence autant qu’à ma sensibilité.
Celle-ci n'a point besoin de guides. Je ne veux pas savoir les impressions que d'autres ont éprouvées, ni si elles concordent avec les miennes ou en diffèrent ; je n'ai demandé à aucun livre ce qu'il faut sentir et je me livre spontanément à l'émotion qui passe. Je me laisse saisir par la lumière et par les aspects changeants, je capte les couleurs et les mouvements de la vie comme des papillons. Si je rencontre le cliché et le convenu, ce sera en toute ingénuité, ce sera de la nouveauté pour moi ; et je n'éviterai pas une occasion de joie par crainte qu'elle n'ait déjà été ressentie. Il est possible que j'éprouve, il est impossible que je veuille, par pose, paraître éprouver un désenchantement ; et j'ai l’âme béante et dispose : j'entre dans un monde neuf puisqu'il m'est inconnu.
Mais je ne croirais pas avoir vu l'Égypte si je partais n’ayant fait que regarder vivre son peuple, vibrer ses couleurs, son soleil et ses nuits caresser sur ses vieilles pierres des figures énigmatiques. Il faut que tout son passé me parle et ressuscite. Il faut que je puisse, après mieux qu'avant, me l’imaginer dans le temps, me pencher sur le gouffre des millénaires. Et pour en prendre ainsi autant avec l'intelligence qu'avec les sens, j'ai lu des égyptologues et des historiens."

extrait de Au long du Nil, 1931, d'Octave Béliard (1876 - 1951), médecin et écrivain français de science-fiction, l'un des cofondateurs du Groupement des écrivains médecins en 1949.