lundi 4 mai 2020

Alexandrie, le "coin de paradis perdu", par le chanteur Georges Moustaki


Je vous chante ma nostalgie
Ne riez pas si je rougis
Mes souvenirs n'ont pas vieilli
J'ai toujours le mal du pays 
Que je vis loin d'où je suis né
Ça fait pourtant vingt-cinq années
Le parfum, les odeurs, les cris
Vingt-cinq hivers que je remue
Dans ma mémoire encore émue
Où mon enfance a disparu
De la cité d'Alexandrie 
Le soleil qui brûlait les rues
L'oignon cru et le plat de fèves
Le chant, la prière à cinq heures
La paix qui nous montait au cœur
Et le temps de philosopher
Nous semblaient un festin de rêve 
La pipe à eau dans les cafés
Avec les vieux, les fous, les sages
Tous compagnons du même bord
Et les étrangers de passage
Arabes, Grecs, Juifs, Italiens,
Tous bons Méditerranéens
L'amour et la folie d'abord
C'était plus doux, c'était plus bref
Je veux chanter pour tous ceux qui
Ne m'appelaient pas Moustaki
On m'appelait Joe ou Joseph
Amis des rues ou du lycée
Amis du joli temps passé
Que mon enfance m'a quitté
Nos femmes étaient des gamines
Nos amours étaient clandestines
On apprenait à s'embrasser
On n'en savait jamais assez
Ça fait presque une éternité
Pardonnez-moi si je radote
Elle revient comme un fantôme
Elle me ramène en son royaume
Comme si rien n'avait changé
Et que le temps s'était figé
Elle ramène mes seize ans 
Elle me les remet au présent
Son petit jardin défendu
Je n'ai pas trouvé l'antidote
Pour guérir de ma nostalgie
Ne riez pas si je rougis
On me comprendra, j'en suis sûr
Chacun de nous a sa blessure 
Son coin de paradis perdu
Le mien s'appelle Alexandrie
Et c'est là-bas, loin de Paris

(par Georges Moustaki  
né le 3 mai 1934 à Alexandrie
mort le 23 mai 2013 à Nice)
auteur compositeur interprète
d'origine italo-grecque, naturalisé français en 1985) 

samedi 2 mai 2020

"Le caractère éminent de l'architecture égyptienne" (Jacques-Joseph Champollion)

Philae - photo de Marie Grillot

"On a dit (...) que les anciens Égyptiens ignorèrent l'art de construire les voûtes : on n'en a vu dans aucun de leurs nombreux monuments, et l'on a cru pouvoir en conclure qu'ils ne les connurent pas. D'abord on a reconnu des voûtes à voussoir, de peu de portée, il est vrai, dans quelques constructions de la Thébaïde ; de plus, supposant même que ces voûtes ne sont pas des époques les plus anciennes, au lieu de considérer cette circonstance comme une preuve négative, il eût peut-être été nécessaire d'envisager la question sous un point de vue plus particulier. Nulle part, en effet, on ne trouve de fabriques dont les proportions soient aussi grandes que celles des monuments de l'Égypte, et cependant des plafonds et des plates-formes d'une vaste surface y ont été établis sans le secours des voûtes. En Europe , au contraire, on trouve des voûtes partout, quoique aucune des constructions européennes, si l'on en excepte une seule, n'approche de l'étendue des monuments de l'Égypte. Si donc l'on conçoit bien l'état des arts dans ces deux contrées célèbres, on trouvera la cause de cette différence, qui a droit de surprendre, et l'on verra que l'Égypte n'eut point de voûtes, parce que sa méthode d'exploiter les carrières lui fournissait des pièces de grès ou de granit de cent pieds en longueur, et que l'Europe au contraire a dû s'en servir, parce qu'elle ne peut extraire et mettre en œuvre que des matériaux dont le volume est beaucoup moins considérable. Ainsi donc l'usage des voûtes est pour l'Europe une perfection qui prouve son infériorité sous ce rapport ; c'est une industrie née de la nécessité. 
Si nous considérons ensuite l'architecture égyptienne dans ses procédés matériels, nous y trouverons aussi quelques règles différentes de celles qu'emploie l'Europe, puisqu'elle eut d'autres moyens. L'architecture égyptienne naquit en Égypte ; c'est le premier fait que son étude a démontré. Chaque peuple imita la nature qu'il eut sous ses yeux : les Égyptiens firent leurs chapiteaux avec les feuilles du palmier, et les Grecs y substituèrent les feuilles de l'acanthe ; l'Europe a imité la Grèce, et n'a point égalé sa perfection. Dans l'architecture grecque, comme dans l'architecture moderne, l'architrave repose immédiatement sur le chapiteau : dans l'architecture égyptienne, au contraire, un dé carré, placé au centre du chapiteau, supporte l'architrave, parce que les Égyptiens avaient senti que cette partie de l'entablement, qui a toujours une apparence de pesanteur, ne pouvait pas, sans manquer à toute convenance, poser sur des chapiteaux composés de feuilles, de fleurs et d'ornements délicats. Il résulte de ce principe véritablement égyptien, que les chapiteaux se trouvant éloignés de l'architrave, les grandes lignes, qui sont toujours une source de beautés dans l'architecture, n'éprouvent aucune interruption, et c'est là le caractère éminent de l'architecture égyptienne. Toutes les colonnes de l'Égypte diminuent de la base au chapiteau d'une manière uniforme ; c'est cette diminution régulière qu'imitent les belles colonnes doriques élevées en Grèce dans le plus beau siècle de son architecture, et des monuments égyptiens d'une très haute antiquité nous montrent encore en place le type parfait de cette même colonne dorique des Grecs. Des constructions de plus de quatre cents pieds de longueur, sur plus de quarante pieds de hauteur, ne présentent pas le plus petit dérangement dans les nombreuses assises de pierres qui les composent ; l'œil ne voit sur ces vastes surfaces que des lignes parfaitement droites et des plans parfaitement dressés ; les monuments grecs et romains sont tous ruinés, et les monuments de l'Europe ne résistent point à quelques siècles. 
Ni les uns ni les autres ne peuvent être comparés à un temple égyptien sous le rapport des ornements et de leur savante distribution : leur profusion n'est remarquable qu'en Égypte, et le mur de circonvallation d'un seul de ses temples est décoré de cinquante mille pieds carrés de sculptures religieuses ou symboliques."

extrait de L'Univers. Histoire et description de trous les peuples. Égypte ancienne, 1839, par Jacques-Joseph Champollion, dit Champollion-Figeac (1778-1967), philologue, archéologue, professeur de littérature grecque à la faculté des lettres de Grenoble puis doyen de cette faculté, conservateur des manuscrits à la Bibliothèque nationale et professeur de paléographie à l'École des chartes. Frère aîné de Jean-François Champollion.

lundi 27 avril 2020

"Les tombeaux des califes passent, avec l'Alhambra de Grenade, pour les produits les plus achevés, les plus exquis de l'architecture sarrasine" (Victor Fournel)

illustration extraite de l'ouvrage de Victor Fournel

"Une autre excursion un peu plus longue et d’un plus vif intérêt est celle qui conduit aux tombeaux des califes. On sort de la ville par la porte Bab-el-Nasr (de la conquête), un bijou colossal dont les deux grosses tours carrées, les riches sculptures et les proportions élégantes font un des monuments du Caire. Des soldats d’opéra-comique, à mine farouche, à moustaches tombantes, portant à leur ceinture tout un arsenal d’armes et de pistolets aux crosses richement ciselées, s’appuient contre l’arcade, comme des bas-reliefs.
On aperçoit l'enceinte ruinée de la ville, la ligne de petits rochers ou dunes qui l'enserrent, le cimetière, qui borde tout le côté oriental, prolongeant à perte de vue ses tas de pierres, en forme de masures ou de cippes, couronnés d'un turban dont la forme désigne le rang du défunt. Là reposent d'innombrables générations de morts, tous le visage tourné vers la Mecque. Les tombeaux, improprement appelés tombeaux des califes, apparaissent de loin comme une vision fantastique, - véritable ville funèbre, nécropole du désert où dorment les sultans mameluks de la fin du XIVe siècle à la conquête de Sélim, en 1517, qui transmit aux sultans de Constantinople, avec la souveraineté de l'Égypte, le titre d’Imam et l'étendard du Prophète.
Les tombeaux des califes passent, avec l'Alhambra de Grenade, pour les produits les plus achevés, les plus exquis de l'architecture sarrasine. Ce ne sont pas de simples tombeaux, dans le sens où nous entendons ce mot ; suivant l'usage oriental, ils sont, au moins pour la plupart, accompagnés de mosquées. Parmi les plus belles, il convient de signaler celle de Tastouchi, celle d’Ascraf, pavée en mosaïque de marbre, avec ses deux salles, dont la seconde, plus élevée que la première et surmontée d’une belle coupole, renferme le tombeau ; surtout celle du sultan Barkouk, immense rotonde couronnée d’une voûte hardie, avec une porte d'entrée que surmontent des galeries du plus bel effet, une chaire d’un travail exquis et d’un goût charmant, des escaliers de marbre, d’admirables colonnes de porphyre, et une foule de détails caractéristiques qui pourraient occuper un examen de plusieurs heures et que je n’ose entreprendre de décrire. L’imagination la plus ardente est dépassée par ce décor féerique jeté dans une solitude sauvage qui en rehausse l'effet, par cet entassement de dômes, de coupoles oblongues au-dessus desquelles jaillissent les flèches élégantes des minarets surmontés du croissant. On dirait le rêve du plus magnifique et du plus illuminé des sultans, saisi au vol et fixé par les génies d'Aladin."

extrait de D'Alexandrie au Caire, par (François-)Victor Fournel (1829-1894), érudit, écrivain, journaliste et historien français

samedi 25 avril 2020

La "majesté du souverain ayant la conscience de sa force" (Marius Fontane, à propos de la statue de Khéphren)

statue de Khéphren - musée du Caire

"La IVe dynastie est certainement "le point culminant" de la civilisation de l’Ancien-Empire. La société est constituée, civilisée, vivante. Il y a de grandes villes, très peuplées, et de vastes fermes exigeant une administration importante. L’Égypte jouit d’une paix agréable, et elle s’enrichit visiblement. Un goût réel, très mesuré, élégant même, préside à la construction des habitations. La chasse, la pêche, la culture de fleurs choisies, sont les distractions préférées.
L’art resplendit. L’architecture nous a laissé les Pyramides ; l’admirable statue de Chéphren nous dit ce qu’était la sculpture de ce temps. Le pharaon est assis ; derrière sa tête, un épervier aux ailes éployées le protège ; il a dans sa main droite une bandelette roulée ; sa main gauche, ouverte, est à plat sur sa cuisse. Le siège du pharaon termine ses bras en têtes de lions, et sur les côtés, en haut relief, des ornements d’une extrême sobriété, - les tiges de deux plantes, - désignent les deux Égyptes qu’il gouvernait, réunies. La majesté tranquille du pharaon est étonnamment exprimée, et l’on retrouve, ici encore, par une réflexion bien dirigée, la loi du grand art qui explique les Pyramides et les fait admirer.
Le sculpteur qui voulut représenter Chéphren n’eut pas un seul instant l’idée de chercher d’autre modèle que le pharaon lui-même. Il lui a donné son âge ; il a reproduit ses épaules, ses pectoraux, ses genoux puissamment modelés, et c’est un homme ; mais cet homme devait avoir ce que le sculpteur a également reproduit, une attitude calme, quiète, cette majesté du souverain ayant la conscience de sa force, le dédain des joies que l’exercice du pouvoir a dissipées, cette bienveillance qui est la résignation des autocrates désillusionnés. La sobriété des lignes, le caractère d’un ensemble très noble résultant d’une appropriation intelligente des détails très vrais, font de cette statue une œuvre d’art. Il n’y manque, pour être un chef-d’œuvre, que la dissimulation du travail, de l’effort qui l’exécuta, et de la matière qui la compose. Au point de vue historique, quelle distance entre cette statue vraie, simple, d’un pharaon tout puissant, et ce Sphinx de Gizeh, mi-bête, mi-homme, plein de grossièretés dans son corps et de finesses inutiles dans sa face, avec une bouche de deux mètres et un tiers, un nez de deux mètres, des oreilles de plus d’un mètre et demi ! Les yeux de ce colosse sont doux, sa bouche est bonne, mais le regard n’a jamais rien vu, la bouche n’a jamais rien dit ; et l’homme qui passe, voyant le Sphinx, ne songera sans doute, ni à se dérober s’il est coupable, ni à réclamer un conseil s’il est perplexe. Rocher sculpté, et rien de plus, le Sphinx est à peine une œuvre d’art. Bien autrement belles sont les Pyramides ; bien autrement stylée est la statue de Chéphren."


extrait de Histoire universelle - Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.), par Marius Fontane (1838-1914), historien, orientaliste et romancier français, membre de la Société de géographie

mercredi 22 avril 2020

"Les Pyramides sont une oeuvre d'art, parce qu'elles expriment une pensée, et n'expriment que cette pensée" (Marius Fontane)

photo (1860), attribuée à Paul Baron des Granges (1827-1887)

"Œuvres d'art, les pyramides demeurent incomprises à ceux qui ne les ont jamais considérées que comme une formidable curiosité. (...) Cet entassement vertigineux de blocs superposés, formant une série de gradins gigantesques, s'inutilisant en quelque sorte à mesure qu'ils s'élèvent, puisqu'ils vont finir en pointe et ne conduisent à rien, étonne d'abord, choque ensuite, finit même par irriter. Un mot exprime l'impression ressentie : Pourquoi ? Un peu d'attention accentue l'impression première, déplorable. La construction, en fait, est un enfantillage ; placer des pierres les unes sur les autres est une puérilité évidemment, et la disproportion de l'effort accompli, de la persévérance dépensée, de la ténacité mise en oeuvre, avec le résultat obtenu, froisse l'esprit, le chagrine. Malgré soi, comme d'instinct, devant cette énormité l'homme de nos siècles se révolte. II y a souffrance positive, pour notre civilisation, à constater une "dépense inutilisée", la "perte" d'une force.
Les pyramides ne sont, au regard du passant, qu'une architecture monotone, calme, dont la simplicité l'inquiète. L'artiste et le philosophe se recueillent devant ces monuments extraordinaires. Voici la grande pyramide de Chéops. Sa largeur à la base est de 232 mètres ; sa hauteur, de 146 mètres ; elle couvre 8 hectares de terrain ; elle absorbe 2, 560,000 mètres cubes de pierres, avec lesquelles on bâtirait un mur haut de 2 et qui enceindrait la France tout entière. Est-ce un entassement brutal ? Non, certes. Les pierres en furent bien appareillées, taillées à arêtes vives, et chacune, d'un poids effrayant, mise exactement à sa place. L'orientation des pyramides en fut calculée et exécutée avec tant de precision, qu'elles purent servir de gnomons, déterminer les solstices et les équinoxes, servir à fixer la durée de l'année solaire.
La constatation de tant de recherche dans l'exécution d'une telle énormité impose l'attention, excite le respect ; le dédain absolu de l'effet factice qui caractérise le monument, fait de l'architecte des Pyramides un artiste convaincu ; la grandiose simplicité de son oeuvre dit sa foi artistique, la netteté de sa pensée, la haute conception de son génie. L'art qui dissimule sa science, ou, pour dire mieux, qui dédaigne de l'étaler, de la crier aux yeux, qui cache le labeur, qui ne se vante pas de l'effort et ne donne que la solution ramenée à son expression la plus réduite, c'est le grand art, et il n'est pas surprenant que l'artiste seul en puisse saisir, en puisse exprimer la beauté sereine. (...)
L'art que les Pyramides cachent exprès est aussi grand que l'art résumé qu'elles montrent. C'est dans l'intérieur qu'il faut aller chercher une surprise. (...) La chambre sépulcrale est une merveille de l'art de la construction. Un bloc de granit, comme suspendu, "menace d'écrasement" le téméraire qui vient troubler le sommeil du pharaon. Le plafond, d'un poids redoutable, et qui n'aurait pas pu supporter la charge de toute la partie de la pyramide pleine qui est au-dessus de lui, est admirablement protégé : immédiatement au-dessus du plafond, cinq blocs de granit, séparés par des intervalles, sont surmontés à leur tour par des "blocs inclinés" formant un triangle et laissant un vide qui allège complètement le plafond de la chambre inférieure. Ces blocs inclinés reposent, par leur extrémité basse, sur la pyramide elle-même, des deux côtés, et conduisent ainsi hors de la chambre tout le poids supérieur du monument. De ces pierres énormes, pas une seule n'accuse le moindre infléchissement. Est-ce que la dissimulation voulue de ce prodige ne donne pas au monument une grandeur proportionnelle, au moins, à la somme de travail que la solution du problème architectural représente ? Et n'est-ce pas accomplir une oeuvre d'art de premier ordre, qu'exprimer aussi simplement que l'a fait l'architecte de Chéops, et en un seul fait, la destination de l'oeuvre exécutée et l'importance de son exécution ?
La pyramide défie les siècles, parce que le pharaon qui y repose défie la mort ; l'oeuvre devait signifier éternité, et non seulement réaliser son symbolisme, en effrayant les hommes qui songeraient à détruire le monument humain, mais encore tromper la curiosité de l'avenir en dissimulant les secrets de l'exécution magnifique. Les Pyramides sont une oeuvre d'art, parce qu'elles expriment complètement une pensée, et n'expriment que cette pensée. Elles sont belles, parce que leur auteur chercha la perfection, comme l'a dit Renan, dans l'absolue sincérité. En ne les comprenant pas, les voyageurs hâtés les classent. Elles sont oeuvre d'art, en effet, précisément parce que hors de leur but, de leur époque et de leur milieu, elles deviennent incompréhensibles ; elles sont chefs-d'oeuvre, parce qu'elles résument une idée complètement, simplement, sans impatience, sans bruit."

extrait de Histoire universelle - Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.), par Marius Fontane (1838-1914), historien, orientaliste et romancier français, membre de la Société de géographie

jeudi 16 avril 2020

L'art égyptien est "à la fois si original et si grand, que, dans ce domaine, peu d'autres nations peuvent être comparées aux Égyptiens" (Adolf Erman, Hermann Ranke)

Photoglob - circa 1890

"(La) croyance naïve du monde gréco-romain, qui voyait dans l'Égypte le pays de la science hermétique, a persisté pendant dix-sept siècles. Naguère encore, en entendant parler de pyramides et d’obélisques, on sentait monter en soi l'effroi des plus impénétrables mystères, on considérait avec une réelle terreur les sarcophages égyptiens et leurs grotesques images de génies, et Rose-Croix et francs-maçons s'entouraient d’hiéroglyphes et de «symboles » égyptiens. Aujourd’hui, que nous connaissons directement les monuments de l'Égypte, que nous lisons ses inscriptions et étudions sa littérature, ce prestige s’est évanoui. Au lieu du « crépuscule sacré » à travers lequel l'Égypte apparaissait encore à Gœthe, la claire lumière de l’histoire a brillé, et les anciens Égyptiens sont devenus pour nous un peuple ni meilleur ni pire que les autres peuples. Sa « sagesse » se révèle, à l'examiner de plus près, comme un monde d'idées, parmi lesquelles il en est de saines et de raisonnables, à côté d'autres qui relèvent de la fantasmagorie religieuse ; ses moeurs aussi ne sont pas plus étranges que celles des autres peuples. Il y a un seul point qui vaut aujourd’hui à cet antique peuple notre admiration sans réserve, mais les Anciens n'y avaient guère pris attention : c'est son art à la fois si original et si grand, que, dans ce domaine, peu d'autres nations peuvent être comparées aux Égyptiens.
Si, aujourd'hui, l'intérêt enthousiaste excité par l’ancienne Égypte s'est évanoui, un autre intérêt, non mois profond, s’est éveillé en nous pour ce pays, et il poussera toujours les savants à explorer ses monuments. Les Égyptiens se trouvent aux extrêmes avant-postes de l'histoire de l'humanité. Il n’y a guère d'autre peuple dont nous connaissions quelque chose de plus ancien. Nous savons quel était l'aspect de leur pays il y a 5.000 ans, et nous connaissons la langue, la littérature, la religion, l'art de ces temps si reculés, d'une manière plus approfondie que ceux de beaucoup d’époques plus récentes. Seule, la vieille Babylonie nous a laissé des monuments peut-être aussi anciens ; pour tous les autres pays, nos connaissances ne commencent que bien des siècles plus tard. En ce qui concerne nos pays d'Europe en particulier, nous ne trouvons des renseignements qu’à des époques bien plus récentes. Lorsque les héros d’Homère combattaient devant Troie, l’antique Égypte avait accompli tout son développement et se trouvait déjà en décadence. 
Sans doute, il a existé, dans d’autres pays, des civilisations aussi anciennes, mais aucun d'eux ne nous a conservé une abondance de monuments comparables à celle de la vieille Égypte. Cette situation privilégiée trouve sa principale raison dans une circonstance fortuite, à savoir le climat, de l'Égypte. En effet, sous cet heureux climat, le sol conserve fidèlement, pendant des milliers d'années, les monuments les plus humbles et les plus fragiles de l'activité humaine, même des vêtements et des rouleaux de papyrus. Ce que le Nil ne recouvre pas de ses inondations, ce que la main de l’homme ne détruit pas à dessein, se garde sans altération, grâce au sable et à la sécheresse de l'air, tandis que tout climat humide précipite la destruction des œuvres humaines. À cela, s’ajoute encore un autre facteur de conservation. Sous l'influence d'idées religieuses, les Égyptiens ont veillé avec un soin tout particulier à ce que leurs tombes soient solidement construites et à ce qu'elles soient décorées ; alors que la plupart des peuples parvenus au même degré de civilisation se contentaient de tombes très modestes et peu durables, les Égyptiens élevaient à leurs morts des monuments énormes, dont la magnifique ornementation figurée nous renseigne complètement sur leur genre d'existence. Ainsi, l'Égypte nous fait connaître des siècles lointains qui, partout ailleurs sur la terre, sont recouverts d’un voile épais.
Ce coup d'œil sur l'antiquité la plus reculée que nous offrent les monuments égyptiens est instructif au plus haut degré. Il a libéré à jamais le monde savant d’une erreur dans laquelle il était tombé pendant longtemps. On croyait que les Égyptiens, se trouvant de deux ou trois millénaires plus près des origines de l'humanité, devaient présenter des caractères essentiellement différents de ceux des autres nations. Mais, en réalité, les Égyptiens du troisième ou du quatrième millénaire avant J.-C. n'étaient pas autrement faits que d’autres peuples arrivés au même degré de civilisation et placés, aujourd'hui, dans des conditions semblables. Langue, religion, gouvernement, tout cela se développe en Égypte de la même manière que chez les peuples plus jeunes. Le monde n'était pas, il y a cinq mille ans, différent de ce qu'il est de nos jours ; les mêmes lois éternelles, auxquelles il obéit aujourd’hui, le régissaient déjà autrefois avec la même inexorabilité. Toutes les découvertes et tous les progrès que l'humanité a faits depuis cette époque n’ont rien pu y changer ; les mêmes combats qui ont formé les anciens États forment les modernes, les mêmes circonstances qui ont fait fleurir et périr l'art antique font encore naître ou mourir l’art contemporain."


extrait de La civilisation égyptienne, par Adolf Erman (1854 - 1937), est un égyptologue et lexicographe allemand, fondateur de l'école d'égyptologie de Berlin, et Hermann Ranke (1878 -1953), égyptologue allemand ; traduction par Charles Mathien

mardi 14 avril 2020

La "patience à toute épreuve" des sculpteurs égyptiens, par Adolf Erman et Hermann Ranke

Artisans sculpteurs - Tombe de Rekhmiré - TT 100 - Nécropole thébaine
photo Marie Grillot

"C’est un sujet d’admiration que de voir à quel point de maîtrise l’art égyptien a su s’asservir les matériaux. Il sait triompher des pierres les plus résistantes, qu'il s’agisse du granit rouge, du granit noir ou de la diorite dure comme le fer. La netteté du détail, le moelleux des surfaces que ces statuaires parviennent à obtenir même dans de pareils matériaux et le poli brillant dont ils les revêtent, c’est à peine si nous parvenons à les atteindre avec toutes les ressources dont nous disposons aujourd’hui. Et, selon toute apparence, c'est déjà au début de la IVe dynastie que la technique a atteint un degré de perfection tellement élevé, que les œuvres du Nouvel Empire elles-mêmes n'ont, sur aucun point essentiel, réussi à les surpasser.
Les sculpteurs égyptiens avaient d’ailleurs de bonnes raisons, en choisissant telle matière que leur ciseau devait tailler plutôt que telle autre. Ce n’est nullement l'effet du hasard, si, parmi les statues que nous connaissons, celles qui sont, de loin, les meilleures ont été faites en bois ou en calcaire ; le travail pénible et lent qu’imposait la résistance du granit et de la diorite faisait toujours perdre à l'artiste beaucoup de son inspiration. Les Égyptiens s’en rendaient certainement compte eux-mêmes, et si, surtout pour des statues royales, ils ont néanmoins choisi avec tant d'empressement les pierres les plus dures, ils avaient pour cela leurs motifs particuliers. D'une part, on désirait employer des pierres éternelles, qui assuraient au monument, et par là même au nom et même à la personnalité de celui que l’on représentait, une durée illimitée ; d’autre part, les Égyptiens éprouvaient de la joie à voir la belle couleur que prennent ces nobles pierres, lorsqu'elles sont bien polies. L'importance toute spéciale que l’on attachait à ce dernier point est attestée par le fait que c'était seulement les statues sculptées dans ces pierres dures, que l’on s’abstenait de peindre, tandis que l’on peignait toutes les œuvres d’art exécutées en d’autres matériaux. La peinture appliquée sur toutes les statues, reliefs et ornements, et même sur les hiéroglyphes composant les légendes des bas-reliefs, était considérée par les Égyptiens comme une chose toute naturelle, et, à l'exception de ces pierres de grande valeur, ils n’ont presque jamais laissé apparaître la matière nue. Les sculptures et les édifices égyptiens, dépourvus aujourd’hui de leurs couleurs, présentent par conséquent un aspect tout différent de celui que leurs auteurs avaient voulu leur donner.
Nous avons déjà dit que, de nos jours, nous parvenons à peine à traiter la pierre aussi bien que les Égyptiens. Et pourtant les Égyptiens ont travaillé avec les outils les plus primitifs, et ils ne devaient la réalisation de leurs productions qu'à leur patience à toute épreuve. Toutes les scènes qui représentent les sculpteurs à l’œuvre nous les montrent taillant les statues au moyen d’un petit ciseau en cuivre à manche de bois et se servant d’un maillet de bois ; ils polissent ensuite la forme grossièrement ébauchée avec des silex arrondis, en utilisant probablement aussi de l’eau et du sable. Même s’ils ont perfectionné, par toutes sortes de procédés, l'action de ces instruments imparfaits, leur travail ne laissait pas d'être très pénible et d’exiger beaucoup de temps. Aujourd'hui encore, nous pouvons nous en rendre compte par l'examen de certaines statues inachevées ; à la pierre calcaire seule, il était possible de donner la forme voulue à grands coups de maillet, mais, lorsqu'on travaillait des pierres dures, on devait se contenter de détacher, au moyen d'un burin, de tout petits éclats.
Ce qui donne souvent aux statues égyptiennes, surtout à celles de l’Ancien Empire, une vie si extraordinaire, malgré toute leur immobilité dans l'attitude, c’est la manière ingénieuse dont les yeux sont rendus. Souvent, il est vrai, on se borne à les sculpter dans la pierre même, mais, parfois, on les façonne en une matière spéciale, puis on les fixe au moyen de plâtre dans les cavités orbitaires des statues. Dans ce procédé on fait usage d’une pierre d’un blanc très clair pour figurer le blanc de l'œil, d’un petit fragment de pierre noire pour la pupille, et parfois - c’est le cas, pour le scribe accroupi de Paris - on enchâsse, en outre, dans le centre de la pupille, une pointe d'argent qui scintille d’une manière caractéristique, quand la lumière vient la frapper, ce qui confère aux traits du vigoureux vieillard une vivacité quasi nerveuse."

extrait de La civilisation égyptienne, par Adolf Erman (1854 - 1937), est un égyptologue et lexicographe allemand, fondateur de l'école d'égyptologie de Berlin, et Hermann Ranke (1878 -1953), égyptologue allemand ; traduction par Charles Mathien