mardi 19 octobre 2021

Le chameau, "un animal précieux pour le pays, et une monture fort agréable quand on est parvenu à s'y installer" (Ernest Jacquesson - XIXe s.)

aucune mention de date ni d'auteur pour ce cliché

"L'Européen qui arrive en Égypte par mer, et qui tombe tout à coup, sans transition aucune, au milieu des habitudes et des moeurs d'un pays si différent du nôtre, serait tenté de croire à un rêve, si les palmiers-dattiers qui apparaissent au loin, et les chameaux qui passent sur la place, n'étaient là pour le rappeler à la réalité.
On a beaucoup parlé de l'utilité du chameau, et je suis loin de la contester ; mais j'affirme qu'il n'est rien moins que doux et patient, comme l'ont prétendu certains naturalistes. Il a, au contraire, une inertie de caractère récalcitrante, si je puis m'exprimer ainsi, qui le rend indocile et hargneux dès qu'on veut lui faire faire quoi que ce soit. On voit ces animaux rester immobiles sur leurs jambes des heures entières : leur maître vient et veut les faire marcher, ils montrent les dents et crient ; leur commande-t-il de s'arrêter, ils crient ; de se lever, ils crient encore ; et tout cela en cherchant à mordre, sans toutefois trop se déranger. Il serait difficile de donner une idée de ce cri à ceux qui ne l'ont pas entendu : c'est un grommellement sourd et caverneux, accompagné, pour ainsi dire, de borborygmes ; somme toute, quelque chose de fort maussade. À part cela, c'est un animal précieux pour le pays, et une monture fort agréable quand on est parvenu à s'y installer, ce qui n'est pas une petite affaire.
Vous vous mettez en croupe sur l'animal couché par terre ; il relève fort brusquement ses deux grandes jambes de derrière, au risque de vous culbuter en avant ; il relève ensuite celles de devant, mouvement qui vous précipiterait avec violence par-
dessus sa croupe, si vous ne vous cramponniez au fort pommeau de la selle, qui est disposé à cet effet.
Les Arabes ont l'ennuyeuse habitude de les faire marcher à la file les uns des autres, de sorte que ceux qui les montent ne peuvent jamais voyager côte à côte ; bon gré mal gré, on est ainsi forcé de passer à l'état muet et contemplatif qui plaît tant aux musulmans, et qui est si pénible aux touristes français.
Une caravane un peu considérable est fort curieuse à voir. Les chameaux sont tous reliés entre eux par une corde partant du licol, et se rattachant à l'espèce de selle que celui qui précède porte sur le dos. Ils vont tous au pas, et de loin, dans le désert, on dirait une file de vaisseaux sur une seule ligne, les chevaux et les ânes qui marchent sur les flancs ressemblant à des bâtiments légers. Le chameau est la monture du désert.

Pour les petits voyages, et particulièrement pour les courses dans l'intérieur des villes, ce sont des ânes qui font le service. On les voit circuler, à Alexandrie et au Caire, aussi nombreux que les voitures sur les boulevards de Paris."

extrait de Voyage en Égypte et en Palestine : notes et souvenirs,  par Ernest Jacquesson (1831-1860),
ingénieur civil, ancien élève de l’École centrale des Arts et Manufactures, qui a pu effectuer un voyage en Égypte en compagnie de Ferdinand de Lesseps et des membres de la Commission internationale des ingénieurs, se rendant sur les lieux pour étudier le percement de l'isthme de Suez.

vendredi 17 septembre 2021

"Les pyramides correspondent aussi à certaines constructions de l'esprit, qui ne sont certainement pas tout à fait intelligibles à l'homme d'aujourd'hui" (Marcel Brion)

photo de Félix Bonfils (1831-1885)

"Si l'on pouvait embrasser d'un seul coup d'oil les soixante-dix pyramides qui parsèment le sol de cet extraordinaire cimetière qu'est l'Égypte, on aurait certainement un des spectacles les plus étranges et aussi les plus caractéristiques que puisse nous présenter ce singulier pays. L'imagination populaire a été si frappée par ces édifices que, pour beaucoup, l'Égypte est essentiellement la terre des pyramides. Et c'est, en effet, une des curiosités que le visiteur, souvent si pressé et si superficiel, n'aurait garde de manquer.
Les voyageurs d'autrefois, un Diodore de Sicile, un Hécatée de Milet, un Hérodote, s'émerveillaient des pyramides, autant que le touriste moderne. Pour eux, d'ailleurs, les "Pyramides", c'était le célèbre trio de Giseh, qui rassemble les plus monumentales et les plus renommées ; ils ignoraient, ou dédaignaient les autres, d'aspect moins colossal et moins imposant ; moins bien conservées aussi et d'un accès moins facile. Leurs dimensions énormes ont frappé les soldats de la demi-brigade qui accompagnait Bonaparte, et son escorte de savants. C'est par elles qu'ont commencé les travaux de l'égyptologie. Elles demeurent le monument le plus connu, le plus étudié, le plus spectaculaire aussi, et à vrai dire, pour le profane, le plus saisissant.
Ces monuments sont importants à plusieurs titres, d'abord comme édifices représentatifs de certaines formes d'expression et de pensée, puis comme témoins de moments capitaux de l'histoire de l'Égypte. Il y a dans cette histoire, l'"époque des pyramides". Avant elle, les tombeaux étaient de vastes constructions terrestres, à l'image du palais, et s'efforçaient de reproduire celui-ci exactement dans tous ses éléments, contenant et contenu.
Après l'"époque des pyramides", les rois préféreront creuser leur tombe dans la montagne elle-même, plutôt que d'accumuler une montage artificielle, au-dessus et autour de leur chambre sépulcrale. Ils penseront rendre, par ce moyen, leur dernière demeure inaccessible aux importuns qui voudraient troubler leur repos. Les caveaux royaux des pyramides ont probablement été pillés d'assez bonne heure, ce qui incita les pharaons à adopter un autre genre de sépulture.
Les pyramides correspondent donc à certaines données architecturales mais aussi à certaines constructions de l'esprit, qui ne sont certainement pas tout à fait intelligibles à l'homme d'aujourd'hui. En tant que phénomène artistique et en tant que phénomène historique, les pyramides cernent une période de l'histoire égyptienne, dans laquelle on put englober des monarques par ailleurs aussi différents que le sont ceux des IIIe, IVe et Ve dynasties. Chez tous ces pharaons on constate, en effet, un goût croissant de la grandeur, allant jusqu'à l'excès et la démesure, une plus forte emprise du pouvoir monarchique, un sens extraordinaire de la vie d'outre-tombe, qui les conduisent à bâtir ces prodigieux tombeaux.
Étudier l'évolution, puis la décadence de la pyramide elle-même, c'est écrire l'histoire de ces rois. Rien ne résume mieux le caractère et la signification de leur règne que le tombeau qu'ils se sont construit.
Chaque pyramide, en effet, est l'œuvre du roi qui doit l'habiter pour l'éternité. Il n'a pas assez de confiance dans la piété de ses successeurs pour croire que ceux-ci lui-donneront une sépulture digne de lui. Il s'assure, de son vivant, la maison de son immortalité. Il en commence la construction au moment où il monte sur le trône. Il arrive même parfois que, pour quelque raison mal définie, le premier tombeau lui paraissant insuffisant, il en fasse construire un second, plus digne, semble-t-il, de sa puissance, de sa richesse et de sa majesté.
Étudier les pyramides c'est, en réalité, rassembler les données les plus importantes sur l'histoire d'Égypte entre 2778 environ et 2142 selon la chronologie la plus sûre ; il existe aussi des pyramides tardives mais celles-ci sont, historiquement, esthétiquement, des archaïsmes. Les pyramides ont beaucoup à nous apprendre, mais elles gardent aussi beaucoup de secrets. Ceux-ci ne sont pas toujours ce qu'on appelle les fameux "secrets des Pyramides" dont la recherche plaît aux amateurs de chimères et aux abstracteurs de quintessences, quoiqu'il soit certain que la science égyptienne, dès ce temps-la, possédait en astronomie, en mathématiques, des connaissances prodigieusement développées et, qu'au point de vue ésotérique, elles soient riches des significations les plus singulières et les plus intéressantes."


extrait de Histoire de l'Égypte, par Marcel Brion (1895-1984), essayiste, historien d'art, romancier, avocat, critique littéraire, grand voyageur, élu à l’Académie française le 12 mars 1964. 

mercredi 8 septembre 2021

La "monotonie exempte de tristesse" de la ville des morts, au Caire, par Francis Carco

photo J. Pascal Sébah

"C'était la ville des morts. Des bicoques sans étage et, la plupart, sans toit se succédaient le long d'une piste vague et, des deux côtés de cette piste, jalonnée çà et là, de réverbères surmontés de croissants en zinc, j'apercevais des tombes dont la pierre décorée d'une devise du Coran se trouvait, à chaque extrémité, flanquée d'une borne au sommet arrondi.
Le clair de lune faisait discrètement pétiller la chaux bleue, rose ou blanche qui recouvrait ces tombes. Il y en avait de riches, de pauvres, d'entretenues, d'oubliées mais j'en comptais un si grand nombre que bientôt la stupeur m'envahit. On en découvrait jusqu'à l'intérieur des maisons entre les murs desquelles le ciel criblé d'étoiles apparaissait. Un chaouich, avec sa Winchester, sa capote noire et son tarbouch se tenait posté à l'angle d'une rue. Personne ne circulait au sein de cette cité funèbre et l'horizon qui l'enfermait dans une sorte de repli était formé de petits monticules d'un sable pâle et lumineux.
Nous tournâmes lentement à gauche et les mêmes maisons que celles de tout à l'heure, où séjournent à certaines époques de l'année, les familles des défunts, s'alignaient interminablement. L'apparence de ces lieux correspond assez bien à celles des petites bourgades du bassin d'Arcachon, mais il n'existait - on le pense - ni une boutique, ni un débit. D'étroites pistes, de temps à autre, me permettaient de calculer la profondeur de ce cimetière d'une monotonie exempte de tristesse et d'un abandon absolu. Il n'était pas fermé, la nuit, aux visiteurs. On pouvait s'y promener, y rêver à son aise, car on n'y rencontrait aucun de ces tristes bibelots qu'en Europe les vivants croient devoir disposer sur les dalles des caveaux, de même que sur une cheminée, avec des fleurs et des couronnes. Tout était nu, dépouillé, sobre. La mort dictait ici son strict et puissant enseignement. Pas un arbre. Pas un monument. Pas une tombe dépassant sa voisine. Les plus luxueuses se distinguaient à l'épaisseur ou à la rareté de la pierre.Il y en avait en marbre, mais c'était l'exception. (...)
La rue s'élargissait. Un vaste emplacement, bordé par des mosquées, dont les coupoles et les élégants minarets avaient un air étrange, s'étendit sur ma droite. Là encore, personne. On ne distinguait que la lune ronde dans le ciel pur et la crête des tertres sablonneux derrière lesquels le désert devait prolonger sa solitude sans ombre, aux dunes mouvantes, son infinie désolation. Mon saisissement devant ces tombeaux dentelés et enrichis, comme celui de Souleiman, d'une inscription sur le tambour du dôme, fut de beaucoup plus vif que celui dont j'avais ressenti le choc aux Pyramides car, par leur forme et leur équilibre, ces mosquées conservent encore quelque chose de vivant et de périssable. Je ne retrouvais pas cet entassement de blocs définitivement assemblés, dont la masse géante écrase mais n'émeut guère. Ici, la fragilité, la finesse, l'élancement de l'architecture s'offraient dans toute leur grâce miraculeusement préservée. (...)
Je fis plusieurs pas dans la direction du tombeau de Kanson-El-Ghouri qui est à la limite des sables, puis me retournai. Un silence étonnant dominait la ville morte."

extrait de Palace Égypte, 1933, par Francis Carco (1886-1958), né François Carcopino-Tusoli, écrivain français, de l'Académie Goncourt, romancier, poète, journaliste, auteur de chansons.

dimanche 5 septembre 2021

La "si majestueuse et si rayonnante splendeur" du Nil, par Francis Carco

Auguste Veillon (1834-1890), le Nil à Philae

"Cependant j'allais à Philae dont n'émergeaient des eaux lourdes et limoneuses que les sommets du temple d'Isis et du Kiosque de Trajan. Les rameurs chantaient. Le cirque merveilleux qui ferme le paysage, inscrivait sur le ciel sa longue ligne brûlée, déchiquetée et d'énormes blocs de granit, aux formes convulsives, avaient, à la surface de l'immense réservoir, l'air de monstres pétrifiés. Les natures sensibles me comprendront. (...) depuis que l'aviation est entrée dans les mœurs, le sentiment qui a tellement bouleversé Loti, surplombant l'île, nous trouble moins. Pour tout dire, je n'éprouvais aucune sorte d'impression. Les rameurs m'agaçaient avec leurs complaintes et le plateau supérieur du temple me semblait une variété de fortin dont la présence ne se justifiait pas. En outre, je me disais que si un cataclysme quelconque avait précipité ces monuments au fond du gouffre, on aurait des motifs plus plausibles d'en déplorer la perte. Or tel n'est point le cas. Ce sont de simples raisons d'ordre utilitaire qui ont permis que Philae fût tour à tour visible ou invisible et ces raisons peuvent se défendre. J'irai plus loin dans mes affirmations. Lorsqu'on revient du temple et qu'on découvre la crête du barrage, elle apparaît à l'échelle du paysage où, qu'on le veuille ou non, tout doit pour vous frapper dépendre de certaines proportions. De loin cette maçonnerie offre l'aspect d'une enceinte fortifiée dont la massive et formidable ampleur n'est nullement déplacée. Au contraire, c'était cette barque, ces rameurs mélomanes que je trouvais grotesques, ainsi que tout ce pittoresque de convention qui n'avait d'autre effet que de me faire cuire au soleil, en dépit des toiles que l'homme de barre dépliait, selon l'exposition, tantôt à gauche, tantôt à droite. La chanson des mariners avait quelque chose de bas, d'intéressé. Et, en effet, dès que nous fûmes sur le point d'aborder, elle s'acheva par une clameur de l'équipage qui, d'une seule voix, glapit "Hip ! Hip ! Hurrah !"
La vue du Nil, par la fenêtre de ma chambre, avait heureusement de quoi m'émouvoir davantage. Elle se déployait jusqu'au tournant du fleuve, entre des rocs. De très beaux palmiers, des banians accentuaient harmonieusement les berges. Ce fut surtout à l'aube, quand le sable devint rose puis d'une chaude couleur safran, tandis que les arbres se détachaient en silhouettes de plomb que le coup d'oeil me ravit. (...) depuis un moment, je guettais les premières pâleurs du jour. Le ciel était d'un bleu d'encre puis il passa au gris léger de certaines toiles de Derain pour s'éclairer d'une lueur livide où, peu à peu, un autre bleu, plus tendre, plus nuancé, se dilua. Cela ne dura guère que huit ou dix minutes, mais elles suffirent à récompenser mon attente.
Parmi les arbres, des moineaux pépiaient. Une barque traversa l'eau paresseusement comme une femme le matin s'étire entre ses draps, et la haute voile triangulaire frémissait, se tendait pour retomber soudain le long du mât avec une grâce, un abandon exquis. Sur la rive opposée, un palace que la dureté des temps avait réduit à ne pas ouvrir de la saison, érigeait sa carcasse nue. Il y avait bien, comme je l'ai dit plus haut, de faux arcs de triomphe, des girandoles, des drapeaux, des guirlandes, mais je m'y étais habitué et le spectacle n'en était nullement amoindri car la lumière avait une telle transparence et le Nil une si majestueuse et si rayonnante splendeur qu'on ne voyait qu'elle et que lui dans leur identique, suprême et millénaire sérénité."

extrait de Palace Égypte, 1933, par Francis Carco (1886-1958), né François Carcopino-Tusoli, écrivain français, de l'Académie Goncourt, romancier, poète, journaliste, auteur de chansons.

mardi 31 août 2021

"Il faut avoir au moins côtoyé le désert pour en comprendre le charme" (Francis Carco)

photo MC

"À droite de la voie ferrée, des champs de blé, de fèves, d'avoine, de trèfle et de luzerne s'étalaient jusqu'au fleuve. Les palmiers étaient d'un vert sulfureux. À gauche, on apercevait des villages, des dunes, des cimetières dont les tombes se signalaient par deux pierres ou, souvent même, par de petits monticules de sable que le vent devait lentement niveler. De ces cimetières émanait une indicible désolation. Parfois ils changeaient de caractère comme certains villages, aux buttes de boue séchée qui faisaient penser moins à l'Égypte qu'au Soudan. Des Bédouines aux voiles noirs allaient emplir leurs cruches qu'elles maintenaient sur la tête. Elles avaient une démarche et des attitudes magnifiques.
Les hommes étaient, aussi, très beaux. Quelques-uns portaient des fusils. Quant aux buffles vautrés dans l'herbe, aux chameaux entravés qui dressaient leurs profils d'un air snob, ils n'entraient dans le paysage qu'au titre d'accessoires, sans intérêt notable. Les tombeaux, tantôt plats et tantôt cylindriques, les humbles tas de sable ou de cailloux qui recouvraient les morts, avaient autrement d'expression. Aucun mur ne les isolait. Ils s'étendaient sur de longues distances et finissaient par vous frapper, vous obséder. La présence de la mort est peut-être, en Orient, ce qui est de plus pathétique : elle assiège, elle envahit tout. Non pas la mort pompeuse aux monuments épars, à la majestueuse, écrasante et dérisoire vanité, mais la mort anonyme, sans ornements ni trace vaine.
À peine, comme du vivant de tant de disparus dont les pieds ont un moment marqué leur empreinte sur la poussière d'un chemin, à peine distinguait-on, de loin en loin, aux tertres à demi-écroulés des cimetières, que des corps gisaient là, qui en attendaient d'autres. Le soleil allumait des reflets parmi les gras herbages 
ou, frappant les façades desséchées des maisons qui, par leur manque de symétrie, indiquaient nettement l'Afrique, il rendait plus insupportable l'absence d'arbres dans les bourgades que longeait le train. Le sable étincelait.
Enfin, à une des gares qui ponctuent le parcours entre le Caire et Assouan, j'aperçus la réplique exacte d'un temple sur laquelle se lisait en français : Salle d' attente de Ire classe, Téléphone. C'était Edfou. Des pontons sur le Nil s'ornaient de girandoles, de fleurs en papier, de drapeaux : on les avait décorés en l'honneur du roi d'Italie qui accomplissait un voyage dans la Haute-Égypte et, à mesure que j'approchais du but que je m'étais fixé, les pontons devenaient plus nombreux et je voyais un peu partout des arcs de triomphe en carton, des guirlandes, des mâts surmontés d'oriflammes. Il faisait chaud. La partie cultivée de la vallée se rétrécissait jusqu'à ne plus présenter qu'un ou deux kilomètres de largeur.
Le sable enserrait ces étroites bandes de terre et sa brutale réverbération m'aveuglait en même temps qu'elle me transportait de joie, d'admiration.
Il faut avoir au moins côtoyé le désert pour en comprendre le charme. La fascination qui s'en dégage ne s'explique pas. On la sent. On la subit, comme la musique ou l'amour, mais plus j'allais, plus j'en étais imprégné, enivré. L'opposition de l'eau réfléchissant l'azur avec une consistance d'émail et des fauves, des brûlants horizons qui font suite presque immédiatement, ne peut plus s'oublier. Des rochers tourmentés, creusés, décolorés, bordaient à gauche, les rails. L'express roulait à la façon d'un pacifique train de banlieue, sans se hâter, et lorsqu'il s'arrêta, dans un grand sifflement de la locomotive et que je sautai sur le quai, parmi toute espèce de touristes, la station d'Assouan m'apparut si médiocre que je fus aussitôt déçu."


extrait de Palace Égypte, 1933, par Francis Carco (1886-1958), né François Carcopino-Tusoli, écrivain français, de l'Académie Goncourt, romancier, poète, journaliste, auteur de chansons.

vendredi 27 août 2021

Comment se préparer à "apprécier équitablement" les productions de l'art de l'Égypte, par George Foucart

photo MC

"On dirait que tout, dans la Vallée du Nil, présente un aspect particulier et différent de ce que l'on voit dans les autres pays. Le voyageur le notait déjà, lorsque vinrent jadis les premiers touristes du monde hellénique ; il n'en est pas moins frappé de nos jours, lorsqu'il sait regarder autour de lui avec attention. Il n'est pas surprenant que la sculpture ait participé, elle aussi, à la singularité des choses égyptiennes. Dès lors, celui qui entreprend de faire comprendre la création et le développement original de cet art est obligé, à son tour, de suivre un plan qui s'éloigne de celui qui conviendrait à d'autres contrées. Il lui faut se faire l'interprète de la race dont il étudie les œuvres, s'il veut faire connaître exactement les conceptions et les sentiments que sa sculpture a eu pour but de réaliser en formes matérielles. Aussi une préparation préalable est-elle nécessaire à qui veut apprécier équitablement ses productions. 
Dans nos musées, le visiteur mal informé traverse rapidement les galeries égyptiennes. Sauf quelques pièces, dont la majesté sereine ou la vie intense arrête, au passage, quiconque est à même de sentir la beauté artistique, le reste rebute par sa froideur apparente, lasse par sa monotonie supposée, ou déconcerte par l'étrangeté de ses combinaisons, décidément trop peu familières aux héritiers que nous sommes du monde gréco-romain. L'indifférence fera place à l'intérêt, lorsque l'on se sera rendu compte de ce qu'ont voulu exprimer ces statues, et quels espoirs elles ont nourris chez leurs possesseurs. 
C'est pourquoi celui qui veut enseigner l'histoire de cet art doit s'efforcer de mettre en relief l'influence prédominante des croyances religieuses sur les formes de la sculpture. Il lui faut, pour chacune des œuvres qu'il propose comme types, montrer à quelle idée précise répond chacun des détails que l'on y note, et quels effets utiles aux rapports avec les dieux, ou utiles aux destinées de l'homme le sculpteur a cru réaliser pal ses inventions successives. L'art de l'Égypte ne procure que trop rarement la vive et immédiate jouissance qui naît de la vision de la beauté parfaite. En revanche, il donne à l'esprit des satisfactions toujours plus pleines et plus complètes ; il suggère des réflexions d'une portée toujours plus haute, lorsqu'en étudiant ses œuvres on y retrouve l'explication rationnelle de l'ensemble, puis la justification logique des moindres détails de cet ensemble.
Mais il y a mieux que tout cet enseignement, pourtant si fécond déjà.
Nulle étude ne peut faire pénétrer plus avant que celle-là dans l'âme égyptienne. À remettre en leur place et dans leur milieu ces œuvres, aujourd'hui arrachées au cadre où elles ont vécu, une grande leçon se dégage finalement. Toutes ces figures, si dépaysées de nos jours sous notre ciel trop triste, on les sent reprendre un peu leur vie d'autrefois, cette vie qu'elles menaient jadis en leurs "maisons d'éternité" ou dans les châteaux des dieux. Quelque chose vient jusqu'à nous de ce qui fut alors, au temps où leurs contemporains y voyaient des êtres vivants, et les traitaient comme tels. Pour quelques instants, les âmes qui animaient ces corps de pierre savent entrer en communication avec nous, et les inscriptions nous parlent une langue qui ne sonne plus étrangère. 
C'est qu'en Égypte, plus encore peut-être qu'ailleurs, l'œuvre de l'artiste n'est pas le produit d'un seul individu, mais de toute la génération des hommes qui l'ont entouré. Si l'histoire proprement dite raconte les faits, l'art les dit aussi à sa manière, en exprimant ce que ressentaient ceux qui les subirent. 
Les statues d'Égypte nous racontent ce qu'était le temps où leurs âmes vivaient en des corps de chair ; elles disent le bienfait aux hommes et les services rendus au temple. Leurs supplications aux dieux, leurs appels aux vivants ne sont pas seulement l'ardente prière d'êtres lointains qui voulaient continuer cette existence qui leur était si douce sur les rives aimées du Nil. 
En écoutant ces gens, qu'une telle distance sépare pourtant de nous, il est malaisé de rester insensible à ce qu'ils disent ; par delà le ton, quelquefois naïf pour nous, de leur langage, on atteint ce qui n'est plus seulement égyptien. Ces vieilles gens sont nôtres, quand ils parlent de leur confiance dans les dieux bienfaisants, de leur attachement au sol natal, des liens qui les rattachent à leurs proches, ou quand ils disent ce qu'ils cherchèrent à être pour le pauvre, le faible, et le malheureux. Autant cette émotion est artificielle et sans consistance, lorsqu'elle procède de la pure imagination ou des simples impressions d'un moment, autant elle est durable et pleine d'enseignements, lorsqu'elle se dégage finalement de l'étude raisonnée de monuments précis et de textes certains.
Après quelques années de séjour en Égypte, non pas dans les grandes villes, mais en contact avec les choses, en rapports directs avec les êtres de là-bas, combien d'entre nous n'ont-ils pas été pris par le charme qui se dégage de la terre du Nil ? Et de même à vivre avec toutes ces vieilles statues, à s'instruire de leurs leçons, à les comprendre mieux chaque jour, on en vient à les aimer comme si elles gardaient encore vraiment quelque chose de cette vie qu'elles ont cru posséder."

extrait de "La Religion et l'Art dans l'Égypte ancienne", La Revue des Idées, 15 novembre 1908, par George(s) Foucart (1866-1944), égyptologue français, inspecteur des antiquités de la Basse-Égypte, professeur d'histoire ancienne à l'université de Bordeaux, professeur de l'histoire des religions à Aix-en-Provence, directeur de l'Institut français d'archéologie orientale au Caire de 1915 à 1928.

jeudi 26 août 2021

"La sculpture égyptienne a été considérée et traitée comme un art utile" (George Foucart)

temple d'Isis, Philae - photo MC

"La sculpture égyptienne diffère essentiellement de celle des Grecs en ce qu'elle a été considérée et traitée comme un "art utile", indispensable aux besoins les plus pressants de la vie.
Ni son invention, ni son développement n'ont été la satisfaction
d'aspirations esthétiques. Elle fut créée pour répondre à des nécessités de premier ordre : d’un côté, définir, régler et diriger les rapports avec les êtres divins ; de l'autre, assurer la continuation de l'existence de l’homme après sa mort terrestre : le tout dans des conditions précises, et sans cesse améliorées. Sans les instruments que fournit la statuaire, ni le culte des dieux, ni la vie d’outre-tombe n'auraient pu se développer. (...)
Un coup d'œil, même rapide, sur les œuvres de la statuaire égyptienne suffit pour reconnaître que la recherche du beau pour lui-même, telle que l’a entendue notre monde classique, n’a pu y tenir qu’une place très secondaire. Ce qui a déterminé le choix de telle ou telle forme n'a pas été la préoccupation de la valeur artistique. Le mot n’aurait pas eu de sens assez clair pour un artiste égyptien. Ç’a été la recherche du moyen d'expression adéquat à l'idée religieuse que l'œuvre devait faire vivre. Belle ou laide, la statue est également excellente, dès qu'elle fournit les moyens exacts d'agir sur la divinité, ou d'assurer l'existence posthume de l’homme. Quand le sculpteur égyptien a planté sur un corps humain une tête de crocodile, de chacal, d'ibis ou d'épervier, assurément il s’est peu préoccupé de l'effet plastique d’une pareille combinaison. Comme la tradition religieuse lui imposait ces formes, monstrueuses à notre jugement, il fallait, avant tout, que les fidèles n'eussent pas de doute sur l'identité du dieu auquel ils s'adressaient : il fallait également que celui-ci, reconnaissant son image, vînt s’y incarner sans hésitation. Sinon, elle ne servait à rien, ou, pire encore, elle pouvait devenir le corps d'un esprit malfaisant.
Prenons encore le cas d’un personnage plaçant dans son tombeau, ou consacrant en un temple deux ou plusieurs de ses statues, différentes chacune d'attitude et de costume. D'où s'inspire cette multiplication et cette variété ? De la recherche de l’art ? Non pas. L'idée est que l'homme revit en chacune de ses figures, et que, chacune, par son aspect extérieur, est destinée à affirmer, à perpétuer la possession d’une charge ou d'une dignité distincte. Elles doivent lui assurer, chacune pour sa part, des titres spéciaux à la protection du dieu, du roi, de ses descendants, et une part déterminée, afférente à chacune soit dans les offrandes du sacrifice, soit dans ses revenus d'outre- tombe.
Pourquoi, encore, tous les Pharaons ont-ils rempli les temples de leurs images, agenouillées, assises, debout, en formes humaines ou animales, depuis les colosses jusqu'aux statuettes ? C'est que chacune d'elles exprime, en termes convenus à l'avance, les rapports nécessaires du Roi avec les dieux. Elles le figurent comme leur serviteur, leur fils ou leur incarnation. Et le Roi vit réellement en la qualité que la statue fait ainsi exister à perpétuité ; et il en tire désormais tous les avantages qu’elle comporte, soit dans cette vie, soit dans l'autre. 
Ce n'est pas davantage, enfin, une question d'esthétique ou de choix personnel du sculpteur qui décide l'adjonction de tel ou tel accessoire. Emblèmes et symboles ont tous une valeur précise, fixée par le rituel ; chacun produit des effets certains, - on devrait dire magiques, - sur les rapports entre les dieux et les hommes. Ils garantissent au possesseur de la statue, dès ce bas monde, et, dans l’autre existence, des profits nettement déterminés."

extrait de "La Religion et l'Art dans l'Égypte ancienne", La Revue des Idées, 15 novembre 1908, par George(s) Foucart (1866-1944), égyptologue français, inspecteur des antiquités de la Basse-Égypte, professeur d'histoire ancienne à l'université de Bordeaux, professeur de l'histoire des religions à Aix-en-Provence, directeur de l'Institut français d'archéologie orientale au Caire de 1915 à 1928.