mercredi 3 novembre 2021

"Idée générale" sur la recherche d'antiquités en Égypte, par Giuseppe Passalacqua



"Pour entreprendre des fouilles dans les ruines des anciennes villes de l'Égypte, la permission du pacha de ce pays est le premier obstacle qui arrête un voyageur. Lorsqu'il est parvenu à le surmonter, il a le choix de hasarder sa fortune à Alexandrie, Canope, Tanis, Bubaste, Héliopolis, Memphis, Antinoe, Hermopelis, Panopolis, Lycopolis, Abydus, Tentira, Thèbes, Latopolis, Elythias, Apollinopolis, Ombos, Syène, Éléphantine, Philoe, etc., etc.
Des obélisques, des colonnes, des pyramides, des temples magnifiques lui démontrent la grandeur qui jadis y régna ; leurs ruines l'instruisent des ravages qui y succédèrent, et ne lui laissent aucun espoir pour ses recherches parmi leurs restes. S'il persiste, l'expérience le lui prouve bientôt à ses propres dépens. Les tombeaux attirent alors son attention, et les nécropolis des villes les plus célèbres deviennent le but de ses voyages. Choisissant les points qui, sous le climat totalement sec de la Haute-Égypte, réunissent la position élevée au-dessus du plus haut niveau des eaux du Nil, aux fastes des villes les plus marquantes dans l'histoire, il fixe ses opérations sur les nécropolis de Memphis, d'Hermopolis, d'Abydus, et principalement sur celles de Thèbes. Il établit le nombre de ses ouvriers, les partage en compagnies, dont chacune est commandée par un chef qui doit la diriger. La situation topographique des tombeaux ne lui présentant point de règle positive pour en suivre les traces, il reconnaît que les anciens Égyptiens n'observaient aucune symétrie dans leurs distributions, et que les tombeaux se suivent sans ordre et sans proportions respectives. À travers cet ensemble de montagnes qui conservent toujours l'empreinte de la nature sauvage et aride, remplie de précipices et de vallées, le voyageur n'a pour guide que les caractères distinctifs des ruines qui indiquent à son raisonnement et à ses conjectures l'emplacement des sépultures les plus distinguées ; il fouille au hasard et d'après ses idées. La terre, les débris des pierres, les ruines, sont enlevés à vingt, trente pieds et plus de profondeur ; la mine ouvre des passages forcés dans la roche, qui, au fond de ses cavités artificielles, retentit sous les coups des Arabes ; des masses énormes que la vétusté ou les dévastations ont détachées des sommets qui couvrent les tombeaux qu'on y suppose au-dessous, sont obligées de céder, par leur propre contrepoids, aux leviers et aux efforts réunis d'une centaine de bras. Elles se précipitent de rocher en rocher, jusqu'au pied des montagnes qu'elles dominaient jadis, et leur chute semble annoncer la hardiesse de l'entreprise, par un tonnerre dont l'écho et la solitude du désert augmentent l'horrible fracas.
On aperçoit enfin quelques traces de l'ouvrage des hommes ; on les suit ; des cavités, des puits, des galeries, des chambres sépulcrales se présentent. Mais, hélas ! quel ravage frappe vos yeux, à la lueur des flambeaux, dans ce séjour de là mort ! À chaque pas, les tristes restes de nos premiers maîtres, et les vestiges de leurs sciences, vous attestent, par des cadavres et des fragments, mutilés, coupés en morceaux et bridés, les ravages du fer et du feu, que la fureur d'un ennemi insensé a portés jusque dans ces paisibles et sombres souterrains. Quelques détails curieux ; quelques objets de peu d'importance, échappés à ces recherches, et que le hasard seul vous fait découvrir dans la terre, sont bien souvent l'unique dédommagement de l'infatigable travail de plusieurs semaines, même de plusieurs mois.
Dans la solitude de mon exil volontaire, isolé sous les ruines de la magnificence égyptienne qui m'environnait, réunissant les siècles devant moi, je méditais souvent sur le souffle de mon existence ; et, insensible aux charmes de la vie que le souvenir me rappelait ailleurs, je mettais tout mon bonheur dans les découvertes que je pouvais faire.
Trois mois éternels s'écoulèrent au commencement de mes recherches à Thèbes, sans que, le moindre résultat vînt animer mon esprit accablé de tristesse, et prêt à se livrer au découragement. Cependant un grand nombre d'Arabes s'occupait continuellement à mes fouilles. Pendant plusieurs années de recherches, le hasard me fut de temps en temps très favorable ; mes travaux ne furent totalement couronnés que le 4 décembre 1823."

extrait de Catalogue raisonné et historique des antiquités découvertes en Égypte par M. Jp-Passalacqua, 1826.
Auteur du texte : Léonor Mérimée (1757-1836)

Giuseppe Passalacqua (1797 - 1865) est un collectionneur italien.
À l'origine vendeur de chevaux, il se rend en Égypte et y devient marchand d'antiquités.
"(Son) séjour en Égypte éveilla sa passion pour l’Antiquité, mais aussi son sens des affaires comme antiquaire. Il mena des fouilles à son compte et, en 1823-1824, il eut la chance de découvrir dans la partie occidentale de Thèbes la tombe à puits de Mentouhotep. Suite à cette découverte, il démarra une collection, qu’il expédia en 1826 par bateau à Paris en passant par Trieste. À son arrivée, il ne ménagea ni efforts ni dépenses pour intéresser le Louvre à sa collection. Il la présenta lors d’une exposition dans une galerie élégante, qui attira de nombreux visiteurs influents, parmi lesquels on trouvait même le roi de Prusse Frédéric Guillaume III. Pour des raisons publicitaires, Passalacqua mit des momies de sa collection à disposition pour des présentations publiques dans la grande salle de la Sorbonne. À ce qu’on dit, Jean-François Champollion lui-même, entre-temps célèbre, lut lors d’une de ces présentations le nom d’une Égyptienne momifiée dans le « livre des morts » de celle-ci. Mais rien n’y fit, les négociations avec les Français n’aboutirent à rien, probablement parce que le Louvre venait d’acheter une année plus tôt la collection de Salt et était de surcroît en pourparlers avec Drovetti et Anastasi. Peu avant que Passalacqua ne se résolût à vendre la collection lors d’une vente aux enchères – ce qui aurait signifié la dispersion des objets –, la Prusse se décida à l’acquérir. Cette transaction n’apporta à Passalacqua que 100 000 francs à la place des 400 000 qu’il avait demandés au départ, mais elle allait s’avérer avantageuse sur le long terme, car suite à l’agrandissement de la collection berlinoise, il obtint en 1828 le poste de directeur du nouveau Musée égyptien, poste qu’il conserva jusqu’à sa mort en 1865. Du côté prussien, les négociations furent menées par Alexander von Humboldt en personne." (source : Les hiéroglyphes de Champollion, Markus Messling)

lundi 1 novembre 2021

" Les Ramsès voulaient des sanctuaires inviolables, une paix profonde assurée pour l'éternité" (Charles Beaugé)

Biban el-Moulouk (Vallée des tombeaux des rois) / H[enri] Duval ;
[photogr. reprod. par A. Cintract pour la] Société de géographie (source : Gallica)

"La Thèbes de la rive droite du fleuve a les ruines de Karnak ; la Thèbes de la rive gauche a la vallée des Rois. Les grands pharaons des premières dynasties ont voulu pour tombeaux des pyramides géantes, amas de blocs énormes dont le centre serait occupé par leur sarcophage, dérobé aux vivants par une masse de granit épaisse de plus de cent mètres. Plus tard, d'autres ont bâti des monuments auxquels on accédait par d'interminables avenues de sphinx. Les Ramessides ont eu plus d'orgueil. Ils ont pris ce qu'il y avait de plus durable, de plus colossal : des montagnes. Ils ont choisi les monts rougeâtres du Libyan et ils y ont creusé leurs tombes jusqu'à des profondeurs inouïes, fiers de ces nécropoles impérissables ne redoutant que la destruction finale.
Pour parvenir à ces tombes, pas de chemin bordé de sphinx ou de béliers, mais un vestibule gigantesque de quatre kilomètres, une vallée tortueuse, sèche, aride, tournant dans tous les sens, flanquée de rocs, de pics et de sables, aboutissant à un creux fermé par un mont pointu dressé vers le ciel, pareil à une pyramide à degrés. Un fleuve semble avoir passé là dans les temps préhistoriques, et tracé cette vallée entre les collines sauvages. Son lit sert de route pour aller aux tombes de Ramsès. Du sable, des cailloux, des morceaux de rochers en remplissent le fond.
Des deux côtés, les parois des monts s'élèvent comme des murailles, successivement grises, noires, blanches, rouges, suivant la nuance de la terre et du sable, frappées toutes par les mêmes rayons de feu qui les brûlent depuis des siècles, toujours resplendissantes, malgré leur sécheresse, toujours colorées par ce même astre qui règne en souverain sur ces lieux désolés et qui leur donne un aspect fantastique et plein de majesté. On sent que l'on ne peut marcher vers des vivants, que seuls des morts, et de grands morts, doivent être ensevelis dans les montagnes auxquelles aboutit cet étrange défilé. La tranquillité éternelle est bien là, dans ce site où reposèrent des corps illustres. Les Ramsès voulaient des sanctuaires inviolables, une paix profonde assurée pour l'éternité.
Ils les eurent longtemps, malgré les barbares envahisseurs, malgré les conquérants. Mais ils avaient compté sans les savants, sans les chercheurs, qui troublèrent le repos de ces pharaons morts, pénétrèrent un jour dans les tombeaux mystérieux, enlevèrent les momies sacrées et les lourds sarcophages. La montage n'abrite plus aujourd'hui que l'âme de ces morts.
Les rochers de la route, qu'aucune herbe n'égaie, prennent devant l'œil rêveur toutes les formes, tous les aspects. Est-ce un mirage, une illusion, est-ce la réalité ? On croit voir parfois, taillé dans le roc, un de ces sphinx à la face impassible, comme l'Égypte en recèle. La nuit, la vallée paraît hantée par des spectres. Le jour, la chaleur est surnaturelle. Les rayons brûlants du soleil, renvoyés par les parois de sable, en font une fournaise. On éprouve l'accablante sensation d'être plongé dans le royaume du feu. Au bout de cette gorge morne et silencieuse sont les hypogées royaux, ceux de Seti Ier, de Menephtah, de Siphtah, d'Aménophis, de Thoutmosis et de neuf Ramsès. Tous s'ouvrent par un couloir très long, s'enfonçant dans la montage en pente douce, aux parois couvertes de peintures symboliques très bien conservées puis viennent les chambres saintes, dont la dernière garde le sarcophage.
La longueur des hypogées varie suivant la longueur des règnes, chaque pharaon ayant, dès son avènement, fait commencer les travaux qui devaient porter la chambre de sépulture le plus loin possible dans les entrailles de la montagne. Là encore, comme à Karnak, l'œuvre humaine est colossale. Le pharaon qui découvrit cette retraite précédée de ce défilé sinueux, aux abords farouches, et qui la désigna pour la nécropole des rois de sa dynastie, fut un homme de génie, un penseur et un artiste.
Que devaient être ces funérailles royales, où des processions innombrables serpentaient sous un soleil torride, à travers les courbes ravagées de cette route qui menait, entre des rochers géants, vers ces tombes souterraines, creusées dans les flans de la montage mystérieuse ? (...)
Le cirque dans lequel sont les tombeaux royaux paraît sans issue. Il semble que le voyageur doive s'en retourner vers la ville morte par l'immense vestibule qui l'a conduit jusqu'à la montagne sépulcrale. Un étroit sentier gravit cependant la colline sainte, aboutit au sommet du Libyan, d'où l'on domine tout le massif rocheux ; par une échancrure de sable, on aperçoit le Nil qui miroite au loin entre les cultures vertes, emprisonnées elles-mêmes entre deux mornes déserts. Par un puissant effet de lumière, jaillissant du contraste de ces eaux paisibles et de ces sables rongés par le soleil, le fleuve qui serpente dans les terres apparaît, bleu comme le ciel qui le domine. Cette large bande d'un azur fin repose la vue, cause une sensation de douceur bienfaisante qui atténue l'impression de désolation grandiose montant des immenses plaines arides où ne se dressent que des ruines gigantesques. Le long ruban pâle du Nil semble un morceau de ciel détaché épandu sur un fond de sable doré.
La vue embrasse tout ce qui reste de Thèbes, la cité illustre."


extrait de À travers la Haute-Égypte, vingt ans de souvenirs, 1923, par Charles Beaugé (18...-19...). Cet ingénieur divisionnaire aux chemins de fer de l'État égyptien, à Assiout, a passé vingt années consécutives en Haute-Égypte et, à ce titre, il revendique une "stricte exactitude" de ses observations.

vendredi 29 octobre 2021

En promenade sur le Nil, avec Charles Beaugé

photo MC

"L'histoire rapporte que l'Égypte eut deux des sept merveilles du monde : les Pyramides de Guizeh et le phare d'Alexandrie. Elle en a une troisième, dont il n'est pas fait mention dans la légende ancienne, mais que les chroniqueurs arabes on qualifiée de merveille des siècles : c'est le Nil, le fleuve sacré, coulant des grands lacs africains aux bouches de Rosette et de Damiette sur une longueur de plus de 1.500 lieues, dépassant le cours de tous les fleuves du globe.
Celui que les anciens ont appelé le père des eaux, les sources de l'Océan, reste encore une énigme pour l'imagination humaine, qui n'a pu jusqu'ici résoudre ce problème, la naissance des masses d'eau énormes venues des contrées inconnues, roulant dans leurs flots jaunes d'immenses quantités de limon bourbeux qui se déposent sur les rives, fertilisent les terrains appauvris par le sable des déserts qui se précipite, malgré les obstacles, dans la plaine d'alentour, à l'époque invariable et inexpliquée de la crue. Les roches n'ont pu l'arrêter dans sa course. Il les a rongées, creusées, il a passé au travers ou il les a emportées avec lui au milieu de son limon. Il s'en vient, de cataracte en cataracte, qu'il soit calme ou que ses flots puissant roulent avec fracas ; il s'en va vers la mer, changeant de couleur suivant les provinces et suivant les époques, et fécondant les pays qu'il traverse.
L'Égypte, dit un dicton populaire, est le territoire que l'inondation atteint. Elle n'existerait pas, en effet, sans le fleuve qui, aux trois mois d'été, se déverse sur elle et l'enrichit. On songe aux calamités terribles qui s'ensuivraient si, quelque jour, la crue bienfaisante ne se produisait plus.
L'impression est saisissante quand, s'éloignant de la rive, remontant le fleuve entre ses bords verdoyants, on voit disparaître peu à peu à l'horizon le fouillis de minarets qu'est Le Caire. Le Nil étale ses eaux sacrées, que ne ride point la brise, et sa sereine majesté explique le culte et le respect des populations qui le tinrent pour une divinité. Plutarque rapporte que rien n'était aussi vénéré chez les Égyptiens que le Nil. "Ils croient, dit-il, que son eau engraisse et donne un embonpoint extraordinaire."
Tel le Nil apparaît dès la première heure, avec son cortège de palmiers, de huttes de terre, de fellahs profilant leur silhouette sur le ciel bleu, au sommet des monticules, tel il apparaîtra aux heures suivantes jusqu'au terme du voyage, serpentant entre les deux chaînes rocheuses qui l'enserrent, l'emprisonnent et sont les remparts du désert contre ses flots : la chaine lybique, du côté du couchant, la chaîne arabique vers l'Orient. Il s'en va, aimant les courbes, les sinuosités, jetant un perpétuel défi à la ligne droite. Il baigne des champs de bersim ou de blé, des villages où grouille une masse indigène, des ruines du passé. Il est impétueux ou calme, mais toujours, de chaque côté, c'est un éternel défilé de bandes de terre vertes entrecoupées de bosquets de palmiers, de cabanes faites de son limon fertile mélangé à de la paille, de terrains arides ; des palmiers encore, poussés le plus souvent obliquement, sous lesquels s'abritent des fellahs dans leurs misérables huttes. Cette monotonie des choses qui passent n'ennuie pas, ne lasse jamais. Du premier jour au dernier, l'œil suit sans fatigue ces terres qui semblent lentement venir, s'éloignent et disparaissent. Le spectacle, toujours le même en apparence, est d'une variété infinie, en réalité.
Il devient familier à l'esprit, il est bientôt le compagnon inséparable du recueillement qu'inspirent la grande sérénité de cette nature et l'isolement dans lequel on se trouve. On se plaît à le retrouver chaque matin, à vivre avec lui dans la journée, à le laisser s'obscurcir et se voiler à l'heure du repos.
Comme le ciel a ses étoiles pour faire rêver le voyageur, l'air ses vol d'oiseaux pour distraire les yeux, le Nil a ses barques aux larges voiles, de silhouettes puissantes et finement découpées. Elles sillonnent le fleuve par centaines de milliers, poussées par le vent qui gonfle leurs toiles. Leur défilé ne s'arrête jamais ; elles sont comme les flots du Nil : il en vient toujours, toujours. À chaque détour du fleuve il en apparaît de nouvelles. Elles sont les hôtes de ce fleuve qui les aime et qui les porte à leur but. Elles glissent doucement, comme de grands oiseaux blancs qui voleraient à la surface, qui se laisseraient emporter avec une heureuse quiétude. Elles sont comme les esprits familiers de ce vieux Nil qui garde tant de mystères, qui a vu passer tant de religions, tant de races, tant de conquérants, qui a vu naître et déchoir tant d'empires. Elles descendent le fleuve, portant des chargements de marchandises et d'hommes, empilés les uns sur les autres ; elles sont si lourdes qu'elles s'enfoncent dans l'eau bourbeuse, que leur bord rase le flot, qu'elles donnent l'impression d'une submersion prochaine. (...)
Le Nil, lui aussi, aime les routes tortueuses. On dirait qu'il a peur de se perdre dans la mer, qu'il fait tous les détours possibles pour allonger son parcours, pour reculer l'engloutissement final. Il va de droite à gauche pour revenir de gauche à droite. On met des heures pour passer devant telle colline qui est extrêmement proche. Des grands lacs équatoriaux à la mer, il ne cesse de faire l'école buissonnière, d'esquiver la voie la plus courte. Par suite de ces sinuosités, les barques qui vont en sens inverse, réapparaissent souvent tout près de nous, derrière une bande de terre plus étroite, comme si elles avaient passé dans quelque autre fleuve coulant parallèlement. On aperçoit seulement les voiles blanches qui surgissent au milieu des palmiers, au-dessus d'indigènes travaillant aux champs, courbés vers le sol, le dos brûlé par le soleil.
Ces visions prennent parfois une apparence de magie. On se croirait dans un décor de théâtre."


extrait de À travers la Haute-Égypte, vingt ans de souvenirs, 1923, par Charles Beaugé (18...-19...). Cet ingénieur divisionnaire aux chemins de fer de l'État égyptien, à Assiout, a passé vingt années consécutives en Haute-Égypte et, à ce titre, il revendique une "stricte exactitude" de ses observations.

mardi 19 octobre 2021

Le chameau, "un animal précieux pour le pays, et une monture fort agréable quand on est parvenu à s'y installer" (Ernest Jacquesson - XIXe s.)

aucune mention de date ni d'auteur pour ce cliché

"L'Européen qui arrive en Égypte par mer, et qui tombe tout à coup, sans transition aucune, au milieu des habitudes et des moeurs d'un pays si différent du nôtre, serait tenté de croire à un rêve, si les palmiers-dattiers qui apparaissent au loin, et les chameaux qui passent sur la place, n'étaient là pour le rappeler à la réalité.
On a beaucoup parlé de l'utilité du chameau, et je suis loin de la contester ; mais j'affirme qu'il n'est rien moins que doux et patient, comme l'ont prétendu certains naturalistes. Il a, au contraire, une inertie de caractère récalcitrante, si je puis m'exprimer ainsi, qui le rend indocile et hargneux dès qu'on veut lui faire faire quoi que ce soit. On voit ces animaux rester immobiles sur leurs jambes des heures entières : leur maître vient et veut les faire marcher, ils montrent les dents et crient ; leur commande-t-il de s'arrêter, ils crient ; de se lever, ils crient encore ; et tout cela en cherchant à mordre, sans toutefois trop se déranger. Il serait difficile de donner une idée de ce cri à ceux qui ne l'ont pas entendu : c'est un grommellement sourd et caverneux, accompagné, pour ainsi dire, de borborygmes ; somme toute, quelque chose de fort maussade. À part cela, c'est un animal précieux pour le pays, et une monture fort agréable quand on est parvenu à s'y installer, ce qui n'est pas une petite affaire.
Vous vous mettez en croupe sur l'animal couché par terre ; il relève fort brusquement ses deux grandes jambes de derrière, au risque de vous culbuter en avant ; il relève ensuite celles de devant, mouvement qui vous précipiterait avec violence par-
dessus sa croupe, si vous ne vous cramponniez au fort pommeau de la selle, qui est disposé à cet effet.
Les Arabes ont l'ennuyeuse habitude de les faire marcher à la file les uns des autres, de sorte que ceux qui les montent ne peuvent jamais voyager côte à côte ; bon gré mal gré, on est ainsi forcé de passer à l'état muet et contemplatif qui plaît tant aux musulmans, et qui est si pénible aux touristes français.
Une caravane un peu considérable est fort curieuse à voir. Les chameaux sont tous reliés entre eux par une corde partant du licol, et se rattachant à l'espèce de selle que celui qui précède porte sur le dos. Ils vont tous au pas, et de loin, dans le désert, on dirait une file de vaisseaux sur une seule ligne, les chevaux et les ânes qui marchent sur les flancs ressemblant à des bâtiments légers. Le chameau est la monture du désert.

Pour les petits voyages, et particulièrement pour les courses dans l'intérieur des villes, ce sont des ânes qui font le service. On les voit circuler, à Alexandrie et au Caire, aussi nombreux que les voitures sur les boulevards de Paris."

extrait de Voyage en Égypte et en Palestine : notes et souvenirs,  par Ernest Jacquesson (1831-1860),
ingénieur civil, ancien élève de l’École centrale des Arts et Manufactures, qui a pu effectuer un voyage en Égypte en compagnie de Ferdinand de Lesseps et des membres de la Commission internationale des ingénieurs, se rendant sur les lieux pour étudier le percement de l'isthme de Suez.

vendredi 17 septembre 2021

"Les pyramides correspondent aussi à certaines constructions de l'esprit, qui ne sont certainement pas tout à fait intelligibles à l'homme d'aujourd'hui" (Marcel Brion)

photo de Félix Bonfils (1831-1885)

"Si l'on pouvait embrasser d'un seul coup d'oil les soixante-dix pyramides qui parsèment le sol de cet extraordinaire cimetière qu'est l'Égypte, on aurait certainement un des spectacles les plus étranges et aussi les plus caractéristiques que puisse nous présenter ce singulier pays. L'imagination populaire a été si frappée par ces édifices que, pour beaucoup, l'Égypte est essentiellement la terre des pyramides. Et c'est, en effet, une des curiosités que le visiteur, souvent si pressé et si superficiel, n'aurait garde de manquer.
Les voyageurs d'autrefois, un Diodore de Sicile, un Hécatée de Milet, un Hérodote, s'émerveillaient des pyramides, autant que le touriste moderne. Pour eux, d'ailleurs, les "Pyramides", c'était le célèbre trio de Giseh, qui rassemble les plus monumentales et les plus renommées ; ils ignoraient, ou dédaignaient les autres, d'aspect moins colossal et moins imposant ; moins bien conservées aussi et d'un accès moins facile. Leurs dimensions énormes ont frappé les soldats de la demi-brigade qui accompagnait Bonaparte, et son escorte de savants. C'est par elles qu'ont commencé les travaux de l'égyptologie. Elles demeurent le monument le plus connu, le plus étudié, le plus spectaculaire aussi, et à vrai dire, pour le profane, le plus saisissant.
Ces monuments sont importants à plusieurs titres, d'abord comme édifices représentatifs de certaines formes d'expression et de pensée, puis comme témoins de moments capitaux de l'histoire de l'Égypte. Il y a dans cette histoire, l'"époque des pyramides". Avant elle, les tombeaux étaient de vastes constructions terrestres, à l'image du palais, et s'efforçaient de reproduire celui-ci exactement dans tous ses éléments, contenant et contenu.
Après l'"époque des pyramides", les rois préféreront creuser leur tombe dans la montagne elle-même, plutôt que d'accumuler une montage artificielle, au-dessus et autour de leur chambre sépulcrale. Ils penseront rendre, par ce moyen, leur dernière demeure inaccessible aux importuns qui voudraient troubler leur repos. Les caveaux royaux des pyramides ont probablement été pillés d'assez bonne heure, ce qui incita les pharaons à adopter un autre genre de sépulture.
Les pyramides correspondent donc à certaines données architecturales mais aussi à certaines constructions de l'esprit, qui ne sont certainement pas tout à fait intelligibles à l'homme d'aujourd'hui. En tant que phénomène artistique et en tant que phénomène historique, les pyramides cernent une période de l'histoire égyptienne, dans laquelle on put englober des monarques par ailleurs aussi différents que le sont ceux des IIIe, IVe et Ve dynasties. Chez tous ces pharaons on constate, en effet, un goût croissant de la grandeur, allant jusqu'à l'excès et la démesure, une plus forte emprise du pouvoir monarchique, un sens extraordinaire de la vie d'outre-tombe, qui les conduisent à bâtir ces prodigieux tombeaux.
Étudier l'évolution, puis la décadence de la pyramide elle-même, c'est écrire l'histoire de ces rois. Rien ne résume mieux le caractère et la signification de leur règne que le tombeau qu'ils se sont construit.
Chaque pyramide, en effet, est l'œuvre du roi qui doit l'habiter pour l'éternité. Il n'a pas assez de confiance dans la piété de ses successeurs pour croire que ceux-ci lui-donneront une sépulture digne de lui. Il s'assure, de son vivant, la maison de son immortalité. Il en commence la construction au moment où il monte sur le trône. Il arrive même parfois que, pour quelque raison mal définie, le premier tombeau lui paraissant insuffisant, il en fasse construire un second, plus digne, semble-t-il, de sa puissance, de sa richesse et de sa majesté.
Étudier les pyramides c'est, en réalité, rassembler les données les plus importantes sur l'histoire d'Égypte entre 2778 environ et 2142 selon la chronologie la plus sûre ; il existe aussi des pyramides tardives mais celles-ci sont, historiquement, esthétiquement, des archaïsmes. Les pyramides ont beaucoup à nous apprendre, mais elles gardent aussi beaucoup de secrets. Ceux-ci ne sont pas toujours ce qu'on appelle les fameux "secrets des Pyramides" dont la recherche plaît aux amateurs de chimères et aux abstracteurs de quintessences, quoiqu'il soit certain que la science égyptienne, dès ce temps-la, possédait en astronomie, en mathématiques, des connaissances prodigieusement développées et, qu'au point de vue ésotérique, elles soient riches des significations les plus singulières et les plus intéressantes."


extrait de Histoire de l'Égypte, par Marcel Brion (1895-1984), essayiste, historien d'art, romancier, avocat, critique littéraire, grand voyageur, élu à l’Académie française le 12 mars 1964. 

mercredi 8 septembre 2021

La "monotonie exempte de tristesse" de la ville des morts, au Caire, par Francis Carco

photo J. Pascal Sébah

"C'était la ville des morts. Des bicoques sans étage et, la plupart, sans toit se succédaient le long d'une piste vague et, des deux côtés de cette piste, jalonnée çà et là, de réverbères surmontés de croissants en zinc, j'apercevais des tombes dont la pierre décorée d'une devise du Coran se trouvait, à chaque extrémité, flanquée d'une borne au sommet arrondi.
Le clair de lune faisait discrètement pétiller la chaux bleue, rose ou blanche qui recouvrait ces tombes. Il y en avait de riches, de pauvres, d'entretenues, d'oubliées mais j'en comptais un si grand nombre que bientôt la stupeur m'envahit. On en découvrait jusqu'à l'intérieur des maisons entre les murs desquelles le ciel criblé d'étoiles apparaissait. Un chaouich, avec sa Winchester, sa capote noire et son tarbouch se tenait posté à l'angle d'une rue. Personne ne circulait au sein de cette cité funèbre et l'horizon qui l'enfermait dans une sorte de repli était formé de petits monticules d'un sable pâle et lumineux.
Nous tournâmes lentement à gauche et les mêmes maisons que celles de tout à l'heure, où séjournent à certaines époques de l'année, les familles des défunts, s'alignaient interminablement. L'apparence de ces lieux correspond assez bien à celles des petites bourgades du bassin d'Arcachon, mais il n'existait - on le pense - ni une boutique, ni un débit. D'étroites pistes, de temps à autre, me permettaient de calculer la profondeur de ce cimetière d'une monotonie exempte de tristesse et d'un abandon absolu. Il n'était pas fermé, la nuit, aux visiteurs. On pouvait s'y promener, y rêver à son aise, car on n'y rencontrait aucun de ces tristes bibelots qu'en Europe les vivants croient devoir disposer sur les dalles des caveaux, de même que sur une cheminée, avec des fleurs et des couronnes. Tout était nu, dépouillé, sobre. La mort dictait ici son strict et puissant enseignement. Pas un arbre. Pas un monument. Pas une tombe dépassant sa voisine. Les plus luxueuses se distinguaient à l'épaisseur ou à la rareté de la pierre.Il y en avait en marbre, mais c'était l'exception. (...)
La rue s'élargissait. Un vaste emplacement, bordé par des mosquées, dont les coupoles et les élégants minarets avaient un air étrange, s'étendit sur ma droite. Là encore, personne. On ne distinguait que la lune ronde dans le ciel pur et la crête des tertres sablonneux derrière lesquels le désert devait prolonger sa solitude sans ombre, aux dunes mouvantes, son infinie désolation. Mon saisissement devant ces tombeaux dentelés et enrichis, comme celui de Souleiman, d'une inscription sur le tambour du dôme, fut de beaucoup plus vif que celui dont j'avais ressenti le choc aux Pyramides car, par leur forme et leur équilibre, ces mosquées conservent encore quelque chose de vivant et de périssable. Je ne retrouvais pas cet entassement de blocs définitivement assemblés, dont la masse géante écrase mais n'émeut guère. Ici, la fragilité, la finesse, l'élancement de l'architecture s'offraient dans toute leur grâce miraculeusement préservée. (...)
Je fis plusieurs pas dans la direction du tombeau de Kanson-El-Ghouri qui est à la limite des sables, puis me retournai. Un silence étonnant dominait la ville morte."

extrait de Palace Égypte, 1933, par Francis Carco (1886-1958), né François Carcopino-Tusoli, écrivain français, de l'Académie Goncourt, romancier, poète, journaliste, auteur de chansons.

dimanche 5 septembre 2021

La "si majestueuse et si rayonnante splendeur" du Nil, par Francis Carco

Auguste Veillon (1834-1890), le Nil à Philae

"Cependant j'allais à Philae dont n'émergeaient des eaux lourdes et limoneuses que les sommets du temple d'Isis et du Kiosque de Trajan. Les rameurs chantaient. Le cirque merveilleux qui ferme le paysage, inscrivait sur le ciel sa longue ligne brûlée, déchiquetée et d'énormes blocs de granit, aux formes convulsives, avaient, à la surface de l'immense réservoir, l'air de monstres pétrifiés. Les natures sensibles me comprendront. (...) depuis que l'aviation est entrée dans les mœurs, le sentiment qui a tellement bouleversé Loti, surplombant l'île, nous trouble moins. Pour tout dire, je n'éprouvais aucune sorte d'impression. Les rameurs m'agaçaient avec leurs complaintes et le plateau supérieur du temple me semblait une variété de fortin dont la présence ne se justifiait pas. En outre, je me disais que si un cataclysme quelconque avait précipité ces monuments au fond du gouffre, on aurait des motifs plus plausibles d'en déplorer la perte. Or tel n'est point le cas. Ce sont de simples raisons d'ordre utilitaire qui ont permis que Philae fût tour à tour visible ou invisible et ces raisons peuvent se défendre. J'irai plus loin dans mes affirmations. Lorsqu'on revient du temple et qu'on découvre la crête du barrage, elle apparaît à l'échelle du paysage où, qu'on le veuille ou non, tout doit pour vous frapper dépendre de certaines proportions. De loin cette maçonnerie offre l'aspect d'une enceinte fortifiée dont la massive et formidable ampleur n'est nullement déplacée. Au contraire, c'était cette barque, ces rameurs mélomanes que je trouvais grotesques, ainsi que tout ce pittoresque de convention qui n'avait d'autre effet que de me faire cuire au soleil, en dépit des toiles que l'homme de barre dépliait, selon l'exposition, tantôt à gauche, tantôt à droite. La chanson des mariners avait quelque chose de bas, d'intéressé. Et, en effet, dès que nous fûmes sur le point d'aborder, elle s'acheva par une clameur de l'équipage qui, d'une seule voix, glapit "Hip ! Hip ! Hurrah !"
La vue du Nil, par la fenêtre de ma chambre, avait heureusement de quoi m'émouvoir davantage. Elle se déployait jusqu'au tournant du fleuve, entre des rocs. De très beaux palmiers, des banians accentuaient harmonieusement les berges. Ce fut surtout à l'aube, quand le sable devint rose puis d'une chaude couleur safran, tandis que les arbres se détachaient en silhouettes de plomb que le coup d'oeil me ravit. (...) depuis un moment, je guettais les premières pâleurs du jour. Le ciel était d'un bleu d'encre puis il passa au gris léger de certaines toiles de Derain pour s'éclairer d'une lueur livide où, peu à peu, un autre bleu, plus tendre, plus nuancé, se dilua. Cela ne dura guère que huit ou dix minutes, mais elles suffirent à récompenser mon attente.
Parmi les arbres, des moineaux pépiaient. Une barque traversa l'eau paresseusement comme une femme le matin s'étire entre ses draps, et la haute voile triangulaire frémissait, se tendait pour retomber soudain le long du mât avec une grâce, un abandon exquis. Sur la rive opposée, un palace que la dureté des temps avait réduit à ne pas ouvrir de la saison, érigeait sa carcasse nue. Il y avait bien, comme je l'ai dit plus haut, de faux arcs de triomphe, des girandoles, des drapeaux, des guirlandes, mais je m'y étais habitué et le spectacle n'en était nullement amoindri car la lumière avait une telle transparence et le Nil une si majestueuse et si rayonnante splendeur qu'on ne voyait qu'elle et que lui dans leur identique, suprême et millénaire sérénité."

extrait de Palace Égypte, 1933, par Francis Carco (1886-1958), né François Carcopino-Tusoli, écrivain français, de l'Académie Goncourt, romancier, poète, journaliste, auteur de chansons.