dimanche 30 septembre 2018

Propos d'un âne cairote, imaginés par l'académicien Robert de Flers



"Le jour, c'est une procession ininterrompue de minuscules baudets. Le Caire est une ville de cent mille ânes. Il y en a de gris foncé, de gris perle, de pommelés, de fauves et de brun noir ; certains ont les jambes et la croupe ornées de jolis quadrillages dessinés au rasoir, qui semblent les vêtir d'une étoffe à jour. Ils sont harnachés de maroquin vert, jaune ou rouge ; leurs brides son souvent incrustées de corail ou ornées de lamelles métalliques et sonnantes, et leurs têtières tout empanachées de soie, de laine et parfois même de plumes vermillon.
Ils vont d'un trot capricieux et saccadé, regardant de côté tout ce qui passe sur les trottoirs avec des yeux malins et moqueurs. En petites personnes très fines et très spirituelles qu'ils sont, ils paraissent se gausser silencieusement du gros pacha ventru, véritable caricature, qu'ils secouent comme un sac trop plein sur le bout de leur irrespectueuse échine. Si les ânes orientaux sont aussi civilisés, s'ils poussent jusqu'au jugement leur instinct de gracieux animaux, c'est qu'ils ont un passé, de glorieux ancêtres, toute une histoire.

J'imagine que si l'on demandait à l'un d'eux pourquoi il lance sur les hommes des regards méprisants et ironiques, pourquoi, étant la moindre des bêtes de somme, il use d'une telle audace, l'âne interviewé répondrait par des hennissements significatifs : "Pourquoi ? je vais te le dire. Si nous vous méprisons, c'est que notre passé égale le vôtre et que nous lui sommes restés plus fidèles. Chez les tiens, les enfants ne reconnaissent plus leur père, et pour se dérober à lui, ils prennent d'autres costumes et d'autres idées. Nous sommes pareils à nos premiers ancêtres, et nous aimons toujours les chardons bleus qui poussent au bord du Nil. Vos civilisations passent, nos coutumes sont immuables ; nous disons aujourd’hui les mêmes choses qu'au temps lointain où Chéops et Chefren ne levaient pas encore vers le ciel leurs cimes orgueilleuses et dorées. Vous appelez votre vie le progrès, nous appelons la nôtre le bonheur.
Nous nous souvenons qu'un poète, presqu'un dieu, qui était aveugle et qui marchait appuyé sur un bâton, donna notre nom à un illustre guerrier. Les conteurs orientaux ont eu sans cesse recours à nous pour l'imagination des peuples, qui sont de véritables enfants.
Les rois nous placèrent auprès de leurs épouses pour les surveiller, ce qui nous donna fort à faire ; celles-ci nous prièrent de conduire leurs maris bien loin dans le désert en leur suggérant l'espoir de quelque butin.
Mes semblables ont rempli les écuries de la fille de Pharaon Rhampsilite, et cette femme ayant eu de grands qualités, nous avons reconduit jusqu’à leurs palais tous les hommes importants qui la vinrent entretenir les affaires de l'État et, paraît-il, d’autres choses plus sérieuses et plus douces à la fois. Nous avons senti l'étreinte des genoux du sorcier Bition, dont le cœur enchanté se détachait de la poitrine sans qu'il perdît le souffle, et qui eut la science merveilleuse de se transformer tantôt en bœuf, tantôt en arbre, si bien qu'un jour, par une méprise sacrilège, un de mes parents faillit se repaître de son beau feuillage. Nous avons servi de monture aux prêtres les plus puissants, même à l'Hierogrammate dont la tête, comme la mienne, était ornée de plumes, et qui tenait dans ses mains une palette garnie de l'encre et des joncs nécessaires pour écrire.

Mais nous fûmes dirigés par des mains plus légères et moins pures. Les courtisanes et les femmes dissolues se disputaient nos services ; il y en eut beaucoup puisque, d'après Hérodote, un historien qui ne nous néglige pas, un Pharaon frappé de cécité et qui, selon une divine et inconcevable décision, ne devait retrouver la lumière que dans les bras d'une femme n'ayant point trompé son mari, ne put découvrir un pareil trésor, après avoir essayé les esclaves, les femmes libres et la reine elle-même ; il resta probablement aveugle jusqu'au jour de sa mort. Il en est mille autres preuves que je n'ai point le temps de te donner. Je veux cependant ne pas omettre ce sage souverain, digne pour sa clairvoyance d'être le roi des ânes et même celui des hommes, qui s'aperçut que pour n'être plus trompé par sa femme il n'y avait d'autre ressource que de lui donner dès le lendemain du mariage une tasse de café délicieusement empoisonné ; un jour pourtant une nouvelle épouse parvint à lui conter durant la nuit une histoire d'un tel intérêt que, l'aurore l'ayant arrêtée dans son récit, elle obtint un sursis jusqu'au jour suivant. Il en fut ainsi pendant de longues années, et le souverain et l'habile conteuse sont morts l'un et l'autre avant que l'histoire soit terminée. J'aurais bien voulu savoir quel était ce récit merveilleux, mais elle ne le conta jamais plus à personne. (...)
Et maintenant tu sais un peu pourquoi je suis fier de mon passé ! pourquoi je me moque si volontiers des hommes, alors que je promène sur mon échine, que tu traitais d'irrespectueuse, quelque pacha interlope qui n'est pas toujours le fils de son père et jamais celui de ses œuvres, pourquoi je me plais à le déposer à terre par une bonne ruade, et pourquoi j'en ris jusqu'aux larmes. Lorsque j'ai à faire à quelques benêts voyageurs qui parcourent les bois de palmiers et les bords du Nil en regardent dans de gros livres rouges ou bleus "si c'est bien ça", je me contente de les inquiéter par de légers sautillements. Aux femmes je suis toujours plus indulgent ; leurs jupes me caressent de façon agréable, et j'agis en âne qui sait son monde.
Chacun me paie son tribut. Je suis à la fois le juge ou l'exécuteur ; et, crois-moi, mes fils peut-être te le prouveront à quelque Exposition universelle de l'avenir, les petits ânes égyptiens pommelés ou gris perle seront un jour les derniers dépositaires de la justice."

extrait de Vers l'Orient, par Robert de Flers (1872-1927),
dramaturge, librettiste et académicien français

samedi 29 septembre 2018

"Oui, toute la dignité humaine est déjà là, dans cette mélancolique procession de pyramides" (André Chevrillon)

aucune précision sur l'auteur et la date de cette photo
"Le fleuve rentre dans son lit et se retire des campagnes, laissant de vastes plages pâles, fermées au loin par des futaies africaines de palmiers. À l'occident, les pyramides fauves sont les seuls vestiges humains : leurs trois triangles millénaires montent, graves, fatidiques comme d'antiques énigmes, sur le grand ciel humide qui couve le pays par ce triste jour de pluie. 
Largeur du fleuve qui s'étale comme un lac ; c'est une étendue limoneuse, d'un jaune bourbeux, terne, uni. Mais cela se précipite en avant avec véhémence, ondulant en millions de plis, droit et vaste comme un bras de mer qui couperait en deux la contrée. On sent le fleuve d'un très grand continent ; cela n'est pas européen : c'est trop vaste et trop fort. Toute cette eau lancée vers le nord vient de très loin, des profondeurs de l'Afrique que lavent, que dénudent les pluies diluviennes d'été, leur arrachant toute cette bourbe qui fait l'opulence brune du fleuve et de ces campagnes. Ce Nil, dans cette basse Égypte, c'est de l'Afrique équatoriale descendue au milieu des régions civilisées, y mettant sa violence et sa sauvagerie. Il est là-bas ce qu'il est ici, aussi large et magnifique : il ne reçoit pas un affluent depuis qu'il a quitté le dix-huitième parallèle. 
À mesure que l'on s'éloigne du Caire, tout devient plus ample et plus simple : des deux côtés, les constructions humaines ont déjà disparu, les futaies de hautes palmes s'épaississent ; leurs troncs serrés forment une sorte de mur dense, et, par-dessus, les milliers de têtes rayonnent, sombres, dans le ciel. Les tournants sont grandioses, découvrant, révélant tout un pays. À gauche, le ruban végétal, la bande toute claire et verte de maïs et de cannes s'est rétrécie, tout de suite dominée, étreinte par la chaîne blonde du Mokatam. Et soudain, un coin du vieux Caire reparaît pour nous dire adieu, terne, mort comme le désert environnant, blond et tout uni de ton, difficile à distinguer de la chaîne aride, un morceau de ville inanimée qui ne semble pas faite pour l'homme et qu'on dirait taillée dès l'origine des choses dans cette falaise. Et ce sont des dômes, des minarets, et, par-dessus tout, la mosquée aiguille, le jet grêle dans le ciel de ses deux fusées de pierre. 
Toute cette journée-là, les pyramides nous ont poursuivis. Nous ne pouvions pas quitter ce cimetière memphite, arriver au bout de cette nécropole qui est la plus ancienne et la plus vaste que l'on connaisse. Gizeh, Sakkarah, Dachour, Meidoum, de loin en loin, jalonnant le cours du Nil, elles surgissaient par groupes, gardant mystérieusement le seuil de l'infini saharien, de plus en plus délabrées et désolées à mesure que nous remontions et qu'elles s'espaçaient davantage, chaque groupe plus inquiétant, plus enfoui dans les sables et perdu dans la solitude. Lorsque l'on pensait, après des heures de navigation, les avoir enfin laissées derrière soi, de nouveaux triangles se levaient comme des voiles de vaisseaux derrière la ligne d'horizon. À la longue, elles se rapprochaient de nous et, alors, on reconnaissait qu'elles n'avaient presque plus de formes à force d'avoir été démantelées, usées par les siècles et par l'homme avide et fouilleur. C'étaient des buttes fauves à demi écroulées, confondues au désert, ou bien des piles de tours quadrangulaires à pans inclinés, en retrait les unes sur les autres, les noyaux primitifs de la pyramide sortant d'une colline ruinée. Premiers monuments de l'histoire humaine par lesquels l'âme inquiète, qui aspire et qui aime, tout de suite a essayé de protester contre la mort, de lutter contre l'indifférence silencieuse de ce qui est pour toujours. Oui, toute la dignité humaine est déjà là, dans cette mélancolique procession de pyramides qui se suivent toute cette journée au bord de l'immensité muette. 
Ce premier soir fut bien beau : nous sortions de la région des grands nuages gris, des grandes pannes d'automne que la Méditerranée avait soufflées jusqu'au sud du Delta, et nous découvrions les régions heureuses, un monde d'immobilité où tout s'enchantait dans la pure lumière. La chaîne aride, à l'orient, ceignait au loin la plaine ; c'était une indécise bande rose à peine effleurée d'ombres bleuâtres, et d'une telle légèreté que cela ne semblait même pas une vapeur, mais un simple jeu de lumière autour du monde terrestre et vert, comme certains rayonnements mystérieux d'aurores boréales dans l'ombre du soir."


extrait de Terres mortes : Thébaïde, Judée, par André Chevrillon (1864-1957), neveu d’Hippolyte Taine par sa mère, grand voyageur, collaborateur à La Revue des deux mondes, élu à l’Académie française le 3 juin 1920

"La grandeur des pierres que les Égyptiens ont mises en œuvre est seule capable d'exciter l'admiration" (Caylus)

photo Marc Chartier
"L'architecture me paraît être l'art auquel (les Égyptiens) se sont le plus appliqués, non celle qui frappe par une agréable harmonie, et qui annonce dès le premier coup d'œil la nature de la chose qu'elle décore ; mais la bâtisse solide et majestueuse, où l'on voit le germe de tout ce que les Grecs ont su y découvrir. 
Les Égyptiens n'ont pas connu les Ordres, c'est-à-dire qu'ils n'ont pas été soumis à des proportions. Inventeurs, ils ont fait ce qui leur convenait, et ne paraissent pas avoir admis rien d'inutile ; ils ont employé les pilastres et les colonnes. Ils les ont ornés de chapiteaux, de bandeaux, de bases et de cannelures ; ils ont profilé et décoré les entablements : mais il y a apparence que tous ces ornements ont été arbitraires, puisqu'ils n'ont jamais été répétés ; et c'est ce qu'il est aisé de voir dans plusieurs auteurs modernes, et surtout dans Pococke, où l'on peut du moins distinguer la variété de toutes ces parties, et se former une idée du développement qui s'y trouve rapporté. 
À l'égard des colonnes, je crois qu'ils ne les ont pas seulement regardées comme un moyen solide, pour percer et allégir à l’œil les espaces immenses que leurs bâtiments occupaient ; mais qu'elles leur étaient nécessaires pour soutenir leurs plafonds, puisqu'ils ignoraient absolument l'art de faire des voûtes.
Les descriptions des deux Labyrinthes et des ruines de Thèbes, dans Hérodote et dans nos voyageurs, élèvent l'esprit. Nous ne voyons cependant que les mauvaises gravures qui les représentent, ou de faibles dessins, plus capables de détruire une idée que de l'embellir. 
La grandeur des pierres que les Égyptiens ont mises en œuvre est seule capable d'exciter l'admiration. Quelle patience n'a-t-il pas fallu pour les tailler ! quelles forces pour les mettre en place ! Mais ces objets, quelque considérables qu'ils soient, s'évanouissent, pour ainsi dire, quand on se rappelle l'idée des Pyramides et du lac Mœris. Ces monuments sont des sources intarissables d'étonnement, par la grandeur de l'entreprise à laquelle il paraît que le succès a toujours répondu. 
L'art de construire les voûtes a donc été inconnu aux Égyptiens ; et si l'on en trouve dans leur pays, il faut les regarder comme une suite de leur commerce avec les Grecs et les Romains. On observera encore que quand même les bois auraient été communs en Égypte, les Égyptiens se seraient bien gardés d'en employer dans leurs bâtiments. Ils voulaient aussi que les pierres ne dussent leur force qu'à elles-mêmes, et qu'à la justesse de leur coupe ; c'est pourquoi ils n'ont jamais introduit aucun métal pour la liaison de leur bâtisse. Voilà les moyens par lesquels ils font parvenus à une gloire immortelle.
Les progrès de la sculpture nous semblent avoir été très lents en Égypte ; il se pourrait cependant que nous fussions dans l'erreur. Cet art, traité avec le même esprit que l'architecture, est arrivé, parmi les Égyptiens, à un pareil degré de perfection, et ils y ont également recherché la solidité, qu'ils n'ont jamais perdu de vue. Si l'on convient de ce fait, que je regarde comme démontré, on n'attribuera qu'à l'envie de produire des ouvrages immortels la réunion des jambes qu'ils ont conservée si longtemps dans leurs statues. Le Colosse de Memnon est une figure des plus anciennes ; elle a véritablement les jambes séparées, mais par derrière elles tiennent au bloc : ils ont en ce cas suivi la nature ; ce qu'ils n'auraient pas fait s'ils n'avaient trouvé un point de solidité. Quand ils ont été privés d'un pareil secours, ils ont cherché cet appui sur la chose même. C'est en conséquence de ce principe qu'ils ont toujours représenté accroupis les Sphinx et les autres animaux, dont les statues remplissaient l'Égypte et décoraient principalement les avenues qui conduisaient à quelques-uns de leurs temples et de leurs palais. Le goût
pour la solidité les a empêchés de faire saillir aucune partie, et les a bornés à des attitudes simples, qui sont devenues monotones : et cette monotonie, qui n'était peut-être pas un défaut à leurs yeux, devait être inévitable, les combinaisons des attitudes étant fort resserrées, et l'action étant absolument retranchée. Cependant il ne faut pas croire pour cela que leurs artistes aient toujours été dépourvus d'une forte de finesse dans les détails. II est inutile de pousser plus loin cet examen : on conviendra
que leurs sculpteurs ont senti et exprimé le grand, et c'est en ceci que consiste la première et la plus essentielle partie de l'art, puisqu'elle seule élève l'esprit du spectateur.
C'est encore le même désir de faire passer leurs ouvrages à la postérité qui leur a fait préférer les bas-reliefs en creux, à ceux qui sont de demi-bosse ; ces derniers étant exposés à un plus grand nombre d'accidents. Enfin, ils ont connu toutes les parties de la sculpture, jusqu'à la gravure des pierres."


extrait de Recueil d'antiquités égyptiennes, étrusques, grecques et romaines, tome 1, 1752, par Anne-Claude-Philippe de Tubières de Grimoard de Pestels de Lévi de Caylus ("Caylus") (1692-1765), arrière-neveu de Mme de Maintenon, antiquaire, dont le Recueil d’Antiquités en sept volumes est "un véritable monument de connaissance et de savoir".

"Les statues égyptiennes sont vivantes, elles sont 'animées' au sens étymologique de ce mot" (Jean Capart)


 
photo Lekegian
"Si la plupart des monuments architecturaux sont des maisons habitées par l'âme des dieux ou des morts, l'hôte réel de ces édifices est la statue. En effet, les statues égyptiennes sont vivantes, elles sont "animées" au sens étymologique de ce mot, c'est-à-dire pourvues d'une âme entrée par le moyen des formules magiques ; on leur reconnaît les besoins physiques d'un corps de chair et d'os, et l'on veille à pourvoir à la satisfaction de ceux-ci.
Un texte théologique memphite définit clairement la conception que l'on avait des statues divines. Il y est dit du dieu Ptah : "Il a formé les dieux, créé leurs villes, fondé leurs provinces ; il a établi les dieux dans leurs sanctuaires, leur a fait offrir des pains d'offrande ; il a fondé leurs sanctuaires, il a modelé leurs corps
de manière que leur cœur en soit satisfait, et alors les dieux sont entrés dans leurs corps de toutes espèces de bois, de pierres et de métaux." On nepeut exprimer d'une façon plus claire que lorsqu'on a fabriqué en bois, en pierre ou en métal un corps, dont la forme est appropriée au désir de la divinité, celle-ci vient s'y superposer en quelque sorte, afin de vivre dans le sanctuaire et d'y jouir des offrandes que les sacrifices périodiques renouvelaient. Il y a évidemment un écho de cette conception dans l'audace de certaines conjurations égyptiennes menaçant le dieu qui reste sourd aux invocations, de le priver du nécessaire dans son sanctuaire et de le laisser mourir de faim. C'est affirmer en effet que le dieu est vulnérable par son corps-statue enfermé dans le temple.
Nous aurions quelque peine à admettre que les rois égyptiens considéraient de même comme animées des statues les représentant de leur vivant, si nous ne savions qu'ils jouissaient du privilège, commun avec les dieux, de posséder des âmes multiples dont l'une pouvait parfaitement s'incorporer dans une statue. Plusieurs fois des rois ont érigé des sanctuaires où leur propre image, unie à celle des dieux, était l'objet d'un culte rendu par le roi lui-même. Ainsi, Ramsès II parle du monument qu'il a érigé pour son image vivante au pays de Nubie. 
Les statues royales recevaient un nom spécial, ce qui leur donne une valeur particulière si l'on sait que les Égyptiens considéraient le nom comme une sorte d'âme jouissant d'une existence individuelle.  
Nous voyons par des décrets sacerdotaux, connus principalement à l'époque ptolémaïque, que l'on consacrait des statues ou des groupes royaux destinés à recevoir des honneurs divins du vivant même des souverains qu'elles représentaient. Les décrets de Rosette et de Philae au nom de Ptolémée V, exposent ce qui suit : 1° dans tous les temples du pays sera érigé un groupe, représentant le roi, recevant du principal dieu local le glaive de la victoire et qui portera le nom de "Ptolémée le vengeur de l'Égypte" ; 2° de même, en chacun de ces endroits, une image en bois du roi sera conservée dans un tabernacle d'or, d'une forme particulière, porté dans les processions avec les autres sanctuaires de ce genre ; 3° les particuliers auront la permission d'avoir dans leur maison un sanctuaire avec l'image et de participer aux fêtes ; 4° une statue de la reine sera placée à côté de celle du roi, recevant le glaive de la divinité locale ; 5° l'image en bois de la reine sera jointe à l'image royale dans les tabernacles des processions ; 6° les particuliers auront la faculté également de rendre des hommages aux statues du couple royal, dans leur propre maison.
Les rois se plaisaient à accumuler des exemplaires de leur effigie dans certains temples, disposant par exemple des statues entre les différentes colonnes d'une cour, comme à Louksor.
Certaines statues avaient des formes particulières, qui les mettaient directement en relation avec les offrandes faites aux dieux. Le roi tiendra une table d'offrandes en mains, il présentera un objet de culte, etc.
Le bénéfice que rapportaient de telles consécrations de statues paraissait suffisant pour que des rois n'aient pas hésité à usurper des statues de leurs prédécesseurs, pour s'en attribuer le mérite aussi bien que le profit.(...)
Un certain nombre de statues royales trouvées dans les temples ont une valeur funéraire. L'âme des rois défunts venait les animer, ou plus exactement elle y trouvait un abri pour venir participer dans le temple à la vie des commensaux du dieu. Il semble que certains souverains aient aussi parfois consacré des séries de statues représentant leurs ancêtres. Ces images étaient portées dans les processions. Les statues funéraires des temples étaient comme des répliques des statues déposées dans le tombeau. (...)
Ainsi donc les statues égyptiennes peuvent être généralement considérées, avant tout, comme des corps vivants, animés par l'esprit d'un dieu, d'un roi, d'un homme, le plus souvent mort, et l'on concevra qu'une telle conception puisse modifier profondément le point de vue artistique. Nous verrons de plus que certaines statues, faites pour les funérailles, ont été souvent cachées pour toute l'éternité, enfermées qu'elles étaient dans un réduit de la maçonnerie du tombeau qu'on appelle le "serdab". Le plus ancien sculpteur de statues nous apparaîtra moins comme un artiste que comme un ouvrier spécialiste, aide du prêtre funéraire, contribuant par son habileté à la réussite des cérémonies rituelles indispensables pour assurer l'existence d'outre-tombe du défunt. Le succès de l'opération dépendait en grande partie du degré de perfection de l'ouvrage du sculpteur, puisque le corps de bois, de pierre ou de métal devait convenir à l'âme du défunt comme tout à l'heure la statue divine à l'âme du dieu."
 
extrait de Leçons sur l'art égyptien, par Jean Capart (1877-1947), membre correspondant de l'Académie royale de Belgique, chargé de cours d'égyptologie à l'Université de Liège, professeur à l'Institut supérieur d'art et d'archéologie de l'Université de Liège, secrétaire et secrétaire des Musées royaux du Cinquantenaire à Bruxelles
 
 

Préambules à une histoire de l'art égyptien, par Jean Capart

Antiquité égyptienne du musée du Louvre.
Source: Guillaume Blanchard (Wikimedia Commons)
 "Notre connaissance de l'art de l'ancienne Égypte est encore loin d'être suffisante pour tenter de faire une telle histoire. Les difficultés qui s'y opposent peuvent être classées en deux groupes : difficultés externes et difficultés internes.
Parmi les difficultés externes, je souligne volontiers les suivantes : nos séries sont fort incomplètes, elles dérivent de la bonne chance des fouilleurs ; une seule cachette comme celle de Karnak renouvelle entièrement le sujet, mais sans apporter cependant des documents pour toutes les périodes. Les objets découverts sont dispersés dans les musées du monde entier et celui qui voudrait étudier, par exemple, la tombe memphite d'Horemheb devrait visiter au moins cinq ou six villes d'Europe. Dans les musées, les objets sont souvent accumulés sans critique et les conservateurs des collections n'ont pas pu, le plus souvent, classer séparément les documents de qualités artistiques différentes. Alors que dans toutes les grandes villes il est possible d'étudier systématiquement le développement de l'art grec sur la base d'une bonne collection de moulages, il n'existe encore nulle part un grand musée de moulages égyptiens. Les publications sont insuffisantes, basées sur des dessins maladroits, les photographies n'ont pas été prises d'une manière qui permette les comparaisons. Une masse considérable de pièces de premier ordre ne sont pas encore publiées. Combien de statues que Champollion décrivait dans ses lettres au duc de Blacas, au lendemain de sa géniale découverte, combien de statues provenant des fouilles de Mariette, restent inédites jusqu'à l'heure présente ? Le Musée de Turin, le Louvre, le British Museum, et tant d'autres collections, tiennent en réserve des matériaux d'étude des plus précieux.
Les difficultés internes ne sont pas moindres. Nous manquons absolument de traditions littéraires sur les œuvres. À peu près toutes sont restées anonymes. L'étude critique des monuments permet de montrer les différences de qualité considérables entre les documents d'une même date et quelquefois même entre des statues sorties d'une même tombe. Nous sommes constamment troublés par le terrible problème des usurpations : les rois effacent les inscriptions de leurs prédécesseurs immédiats ou lointains et s'approprient leurs œuvres sans scrupule. De grands personnages n'hésitent pas à réemployer des statues de dates extrêmement diverses. Les Égyptiens se sont montrés singulièrement conservateurs ; ils copient scrupuleusement les modèles établis par les ancêtres, à tel point que l'on pourrait peut-être soutenir que l'histoire de l'art égyptien est exactement l'histoire de diverses déviations en partant d'un très ancien idéal de perfection.
Dans ces conditions, il faut chercher à se convaincre tout d'abord de la limitation de nos tâches présentes. Commençons par examiner d'une manière plus critique l'origine des différents documents. Les circonstances de la découverte de certaines pièces par des explorateurs modernes, permettent parfois de tirer des conclusions intéressantes au sujet de documents trouvés à une époque où les fouilleurs étaient moins précis dans leurs méthodes. Nous devons chercher à grouper les monuments, ce qui est parfois possible grâce à des indications généalogiques. Méfions-nous des attributions fantaisistes de soi-disant portraits de tel ou tel roi, ce qui, bien souvent, n'a pas d'autre résultat que de compliquer les problèmes qui se posent à nous. Prenons garde de nous laisser induire en erreur par des idées préconçues. Pour ne citer qu'un seul exemple, je pense que les trois premières dynasties n'ont rien de véritablement archaïque et que c'est avant cette période que nous devrons rechercher les origines véritables de
l'art pharaonique. Quand nous avons établi un fait d'une façon indiscutable, tâchons d'en déduire les conséquences logiques, même si celles-ci devraient renverser les idées généralement admises. Il me semble que l'on peut prouver la date très ancienne du début de l'art pharaonique par l'examen des formes des hiéroglyphes, témoignant de l'emploi régulier de la plupart des conventions que le dessin égyptien suivra à tous les âges.
Dans l'état actuel des découvertes archéologiques, les vrais débuts de l'art égyptien restent hors de notre atteinte et il n'est pas exagéré de dire qu'il nous faudra patiemment attendre, et longtemps peut-être, le résultat des recherches de l'avenir avant d'oser écrire une véritable Histoire de l'art égyptien."  

extrait de Leçons sur l'art égyptien, par Jean Capart (1877-1947), membre correspondant de l'Académie royale de Belgique, chargé de cours d'égyptologie à l'Université de Liège, professeur à l'Institut supérieur d'art et d'archéologie de l'Université de Liège, secrétaire et secrétaire des Musées royaux du Cinquantenaire à Bruxelles



 


vendredi 28 septembre 2018

Aucun peuple "n'a été aussi avide de gloire avec un tel amour pour le mystère" (Charles Blanc, à propos de l'Égypte ancienne)

Karnak, photo de Pascal Sébah
 "Le seul nom de l'Égypte éveille beaucoup de pensées, et ce nom rappelle des souvenirs dont les uns sont éclatants, les autres mystérieux et obscurs. L'histoire de ce pays étrange a quelque similitude avec ses temples, dans lesquels on entre par une porte haute, flanquée de deux vastes pylônes que décorent brillamment des figures énigmatiques, mais qui d'ordinaire n'ont point d'ouverture sur le dehors et ne prennent le jour que de l'intérieur. Le seuil franchi, on se trouve d'abord dans une cour environnée de portiques, à ciel ouvert, et toute remplie de soleil, ensuite dans des propylées couverts qui sont assombris par l'étroitesse des entre-colonnements et l'épaisseur des colonnes. Puis on passe dans le temple proprement dit, dont la principale enceinte est entourée de chambres noires où étaient jadis renfermés les objets du culte, les habits des dieux, les offrandes, les sistres d'or ; enfin par des couloirs secrets on est conduit dans un de ces sanctuaires qui furent si longtemps impénétrables et où étaient cachées des choses inconnues comme les sources du Nil.
Mais de même que le temple fermé à la foule n'était accessible qu'aux Pharaons et aux prêtres, de même les manuscrits qui étaient sculptés sur les parois, les plafonds et les colonnes, ne devaient être intelligibles que pour un très petit nombre d'initiés. Or ce mélange d'obscurité et de lumière est d'autant plus remarquable que l'Égypte a été prodigue de son histoire. Aucun peuple n'a été plus jaloux de se raconter, ni plus désireux en apparence de n'être pas compris. Aucun n'a été aussi avide de gloire avec un tel amour pour le mystère.
Non contente d'employer l'écriture à faire connaître aux générations de l'avenir ses croyances, sa religion, ses rites, ses cérémonies, ses combats et ses victoires, et jusqu'à l'intimité de ses usages domestiques, l'Égypte se fit de l'art une seconde écriture, et, gravant ses annales dans le calcaire, le granit ou le porphyre, elle traduisit en images visibles et tangibles ce que rendait obscur cette lan
gue écrite dont le nom, durant tant de siècles, a été synonyme d'indéchiffrable. Chose inouïe, ce qui sert, dans tous les pays du monde, à manifester l'idée, servait ici à la voiler ou à l'obscurcir.
Cependant il devait venir un jour - ce jour est venu dans notre siècle - où un homme de génie percerait les ténèbres qui enveloppaient le passé de l'Égypte et, faisant parler ces figures si longtemps muettes, expliquerait aux Égyptiens eux-mêmes les pensées et les récits de leurs ancêtres."
 

extrait de Voyage de la Haute-Égypte : observations sur les arts égyptien et arabe, par Charles Blanc (1813-1882), historien, critique d'art et graveur français, membre de l'Académie des beaux-arts et membre de l'Académie française

"Le Nil, c'est toute l'Égypte" (Jean-Jacques Ampère)


photo Marc Chartier
 "J'aime le Nil, je m’attache à ce fleuve qui me porte et que j'habite comme on s'attache à son cheval et à sa maison. Tout ce qui concerne la nature, l'histoire, les débordements réguliers, la source inconnue du Nil, m'intéresse vivement. Aucun fleuve n'a une monographie aussi curieuse. (...)
Le Nil, que les Arabes appellent aussi le fleuve saint, le fleuve béni, par lequel on jure encore aujourd’hui, le Nil a été divinisé par les anciens Égyptiens. L'écriture hiéroglyphique et les bas-reliefs ont fait connaître deux personnages divins : le Nil supérieur et le Nil inférieur. Ils sont représentés par deux figures à mamelles, qui portent sur leur tête les insignes, l'une de la haute, l’autre de la basse Égypte. 
Je crois important de remarquer à cette occasion qu'on a beaucoup exagéré l'importance du rôle que jouait le Nil dans la mythologie. Bien que parlant de points de vue très différents, les savants français et les mythologues allemands se sont accordés pour faire du Nil le centre de la religion égyptienne. Les monuments ne confirment point cette opinion. Dans les temps les plus anciens, le Nil est très rarement associé aux grands dieux Ammon, Osiris, Phta, et ne figure avec eux qu’exceptionnellement. C’est seulement à des époques plus récentes que le Nil paraît avoir tenu une grande place dans le culte. (...) Ce que l'on adore avant tout, ce n’est pas le Nil, c’est la puissance productrice du monde conçue obscurément, mais dans toute son universalité. (...)
Le Nil, c'est toute l'Égypte ; aussi le fleuve a-t-il donné son nom primitif au pays, Ægyptos. L'Egypte s’est appelée aussi la Terre du fleuve, Potamia. Si le Nil était supprimé, rien ne romprait l'aride uniformité du désert ; en détournant le cours supérieur du fleuve,on anéantirait l'Égypte. L'idée en est venue à un empereur d'Abyssinie, qui vivait dans le treizième siècle, et plus tard au célèbre conquérant portugais Albuquerque. En effet, le Nil, dans une grande partie de son cours, offre cette particularité remarquable, qu'il ne reçoit aucun affluent, et qu’à l'encontre de tous les fleuves, au lieu d'augmenter en avançant, il diminue, car il alimente les canaux de dérivation, et rien ne l’alimente."

extrait de Voyage en Égypte et en Nubie, par Jean-Jacques Ampère (1800-1864)