vendredi 5 octobre 2018

"Plus je vois les bas quartiers du Caire, plus j'en suis enchantée" (Lady Lucie Duff Gordon)


 
"Comme Masr-el-Kebirah vous plairait ! Vous jetteriez quelques regards sur les jalousies en treillage ; vous resteriez bouche béante comme un ‘jhashim’ (un niais) à vous extasier dans le bazar ; vous deviendriez fanatique dans les mosquées ; vous ririez à voir les gros Turcs à énorme corpulence et les cheiks si solennels sur leurs ânes blancs ; vous boiriez du sorbet dans les rues ; vous monteriez follement à âne ; vous lanceriez un coup d’œil à la dérobée pour découvrir sous des voiles noirs de beaux yeux, et vous seriez enivré de tout cela. Je suis devenue un très bon 'cicerone' pour cette glorieuse et vieille cité. (...)
Plus je vois les bas quartiers du Caire, plus j'en suis enchantée. Quant à la beauté particulière de cette ville, il n'y a guère de mots pour l'exprimer. Les villes les plus vieilles de l'Europe sont uniformes et régulières en comparaison ; le peuple est on ne peut plus agréable. Si vous souriez de quelque chose qui vous plaît, aussitôt vous provoquez les sourires les plus bienveillants et les plus significatifs en retour. Les gens d'ici vous donnent l'hospitalité rien qu'avec leurs visages, et si vous bégayez quelques mots de leur langue : "Masha-Allah ! comme la Sitt Inglise parle bien l'arabe !" Les Arabes sont assez intelligents pour comprendre l'amusement d'un étranger, et pour en prendre leur part ; ils s'amusent à leur tour et sont extraordinairement libres de tous préjugés. Quand Omar m'explique leurs idées sur diverses choses, il ajoute toujours : "Les Arabes pensent de cette façon ; je ne sais pas s'ils ont raison." (...)
Quant aux prix exagérés que demandent les marchands, c'est la coutume ; le marchandage est comme une cérémonie à laquelle il faut se soumettre. Il appartient à l'acheteur ou au patron d'offrir un prix ou de fixer les gages ; - c'est l'inverse de l'Europe. Si vous demandez le prix de quelque objet, on vous répond, au hasard, par un chiffre fabuleux. On pourrait dépenser ici quelques centaines de livres sterling dans les bazars avec grand agrément. Les tapis, les couvertures aux belles couleurs, etc., sont à bon marché et fort jolis. Le Caire, ce sont les Mille et une Nuits. Il y a bien un peu de vernis européen par-ci par-là ; mais le gouvernement et le peuple n'ont pas changé depuis que ce tableau si fidèle de leurs coutumes a été écrit."
 

extrait de Lettres d'Égypte, par Lady Lucie Duff Gordon (1821-1869). Traduction par Mrs. Ross. Atteinte de tuberculose, l'auteure s'est installée définitivement en Égypte en 1862 sur le conseil de son médecin.

"Jamais, jamais je n'ai rien vu de comparable à Karnak" (Maxime Du Camp)

 
Karnak : photo de Maxime Du Camp
"Toute l'histoire de l'Égypte est écrite là, sur les pierres de Karnac. Le sanctuaire d'Ammon fut érigé à Thèbes, la première fois par Osortasen, premier roi de la douzième dynastie, trois mille six cents ans avant Jésus-Christ. Chaque dynastie, chaque pharaon, chaque roi qui vint ensuite tint à honneur d'orner le temple consacré au père des dieux ; le nom seul des Perses en est absent. Mais, à côté des souverains aborigènes, on retrouve les Éthiopiens ; Alexandre de Macédoine et Philippe Aridée y coudoient les Ptolémées. Les Romains même continuent l’œuvre traditionnelle, ainsi que le prouve le cartouche de César Auguste.
De quelque côté qu'on se tourne pour regarder ces restes d'une civilisation emportée par les âges, on demeure étonné, confondu, écrasé devant de semblables merveilles ; qu'on se tourne vers le couchant et qu'on voie les enceintes, le promenoir de Tothmès, les obélisques qui semblent avoir pris pour piédestal le sanctuaire de granit, les bouleversements de pierres amoncelées, la façade intérieure des immenses pylônes, et au fond les montagnes de la Libye percées de grottes sépulcrales ; qu’on se tourne vers l'est, et qu'on aperçoive les pylônes renversés, les portes inclinées, les architraves des nefs latérales, les chapiteaux de la grande colonnade et les terrains remplis de touffes de joncs; qu'on regarde du côté du nord, vers les colonnes descellées, vacillantes, brisées, sculptées, peintes et superbes de la salle hypostyle, surmontée de ses croisées de pierre et précédée par une basse muraille où les pharaons galopent sur leurs chars ; qu'on jette les yeux vers le sud, en admirant les propylées égrenés mêlés aux palmiers ondoyants, la porte triomphale de Ptolémée Évergète, le temple de Khons et l'étang des purifications reflétant les ruines ; de partout, du septentrion ou du midi, de l'orient ou du couchant, plus on considère, plus on contemple, plus on comprend et plus on se sent saisi, oppressé, anéanti et comme terrifié sous le poids d’une admiration que nul spectacle n'effacera jamais.
J'ai parcouru l'Italie depuis Venise jusqu'à Pæstum, j'ai visité jusqu'aux dernières bourgades de la Grèce ; pendant un mois j'ai gravi tous les jours les durs sentiers de l'Acropole d'Athènes, j'ai piqué ma tente à Balbeck, j'ai dormi à Éphèse, à Sardes, à Milet ; je me suis promené dans les rues désertes de Rhodes ; j'ai regardé bien des ruines dans bien des pays, mais jamais, jamais je n'ai rien vu de comparable à Karnac.

Cela donne idée d’une civilisation terrible, pleine de cruels raffinements et de voluptés sanglantes. Les hommes qui habitaient ces palais, où, malgré soi, on parle à voix basse, devaient avoir cent coudées de haut ; ils marchaient lentement à travers les colonnades, laissant traîner sur les dalles peintes les plis flottants de leurs robes blanches. Leur front casqué d'or ne regardait jamais la terre ; ils étaient muets et ne parlaient que par signes. Sur leurs tables de porphyre, ils mangeaient des oiseaux inconnus et des monstres pêchés pour eux dans les profondeurs des océans indiens ; des concubines plus blanches que du lait, et vêtues comme des déesses, les attendaient sur des coussins de pourpre. Ils allaient précédés par des lions familiers ; à la guerre ils montaient sur des licornes. Ils vivaient pendant mille ans et ne riaient jamais.
Un jour, j'étais assis sur les architraves qui relient les colonnes de la salle hypostyle, et je regardais cette forêt de pierres germée sous mes pieds ; involontairement je m'écriai : "Mais comment donc ont-ils fait tout cela ?" 
Joseph, qui est un grand philosophe, Joseph entendit mon exclamation et se prit à rire. Il me toucha le bras, et, me montrant un palmier qui se balançait au loin, il me dit : "Voilà avec quoi ils ont fait tout cela ; savez-vous, signor, avec cent mille branches de palmier cassées sur le dos de gens qui ont toujours les épaules nues, on bâtit bien des palais, et encore des temples par-dessus le marché. Ah ! croyez-moi, ce temps-là, c'était un mauvais temps pour les dattiers ; on leur coupait plus de branches qu'il ne leur en poussait."
Et il continua à rire bruyamment en se passant la main dans la barbe, selon son habitude. Il pourrait bien avoir raison."

extrait de Le Nil : Égypte et Nubie, par Maxime Du Camp (1822-1894), écrivain, photographe, membre de l’Académie française

"Les restes un peu minés par le Nil, mais encore gracieux et élégants, du temple d'Ombos" (Victor Meignan)

temple d'Ombos, par Maxime Du Camp
"Peu de temps après, nous aperçûmes, à l'un des coudes du fleuve, les restes un peu minés par le Nil, mais encore gracieux et élégants, du temple d'Ombos ; c'était la première fois que nous voyions un temple sur le rivage du Nil à proprement parler.
La campagne environnante est bien telle que je m'étais figuré la voir en Égypte. À l'horizon, assez borné d'ailleurs, on aperçoit le désert. Toujours le désert ! s'écriera-t-on peut-être. C'est vrai ; mais, au fond du tableau, il n'est pas à dédaigner ; plus que les montagnes, plus que la mer elle-même, il a ce je ne sais quoi d'inconnu et de nuageux qui sied bien aux horizons, à ces horizons que les peintres les plus habiles laissent si souvent dans le vague et l'incertain. L'entrée du désert, c'est le commencement de rien, où l'artiste s'arrête parce qu'il n'y trouve rien à représenter, et que l'art pas plus que la poésie n'est vide. Il est bien rare qu'on ait peint la mer, sans au moins un reste de bâtiment échoué sur le rivage, ou sans un oiseau ; et pourtant la mer a une vie par elle-même; elle se meut. Félicien David, dans son oratorio, chante plutôt la caravane que les solitudes affrontées par elle. Que pourrait donc faire le peintre de cette grande immobilité sans vie, sans impression, sans intérêt ? Il la laisse au fond du tableau, et s'il en indique le contour, c'est pour marquer les limites de son art, tout de poésie et d'amour.
Plus près de soi, et jusque sur les bords du fleuve, on voit la terre cultivée, cette vieille nourricière dans le sein de laquelle nous rentrerons, après en être sortis et nous en être nourris, cette mère prévoyante entre toutes qui travaille sans cesse pour allaiter ses enfants, et qui récompense avec tant de largesse ceux qui l'ont le plus courageusement soignée.
Puis enfin, près du grand fleuve, tout à fait sur la rive, les ruines du vieux temple : signature un peu effacée mais lisible encore de la grandeur passée des Égyptiens ; restes dégradés, dont chaque meurtrissure est comme un châtiment aux fils dégénérés qui n'ont pas su conserver cette antique splendeur, et comme un avertissement, une exhortation à la reconquérir un jour.
Un peintre qui voudrait représenter l'Égypte sous son triple aspect ne pourrait pas choisir un site plus heureux que celui d'Ombos ; à peine pourrait-il retrouver un ensemble analogue en Nubie, où pourtant le peu de largeur du terrain cultivable forçait les habitants à construire sur les bords même du fleuve.
Ce temple d'Ombos a été commencé sous le règne de Ptolémée Épiphane et continué sous ses fils Ptolémée Philométor et Évergète II. Du plus loin qu'on l'aperçoit, ses chapiteaux à fleurs de lotus épanouies indiquent bien l'époque ptolémaïque. Il est divisé dans toute sa longueur en deux parties et dédié à deux triades de divinités différentes et même ennemies. La partie droite est consacrée à Sévek, le dieu de la nuit, à tête de crocodile, à Hathor et à Khons ; la partie gauche, à Aroéris, le dieu de la lumière, et à deux divinités secondaires. Une inscription grecque dédicatoire, tracée sur le listel de la corniche intérieure, est adressée à Aroéris. (...) Dans l’autre partie, le dieu Sévek est représenté cent fois. On voit souvent Ptolémée Évergète II lui offrant un collier, ou quelque autre présent. Malheureusement, on ne peut guère visiter que le vestibule, le reste du temple étant ensablé"



extrait de Après bien d'autres : souvenirs de la Haute-Égypte et de la Nubie, 1873, par Victor Meignan (1846-19..?), voyageur et écrivain français

Le fellah égyptien, sous la plume d'Edmond François Valentin About

photo : Marc Chartier
"- Enfin ! s'écria la maîtresse de maison, j'espère que vous allez nous expliquer la véritable signification du mot fellah ! Vous l'avez prononcé deux ou trois fois en un quart d'heure dans des sens divers ; les livres que j'ai lus semblent en faire le synonyme de misérable, de paresseux et de malpropre, et vous vous intitulez fellah sur vos cartes, comme on se pare ici d'une noblesse ou d'une fonction.

À cette interpellation bienveillante et faite d'une voix assurément bien douce, Ahmed bondit sur place. Nous le vîmes grandir, et la flamme jaillit de ses yeux.

- Une fonction ? dit-il ; oui, madame. Si c'est une fonction que de nourrir, d'éclairer et de vêtir le genre humain, le fellah est un fonctionnaire aussi haut placé pour le moins que vos préfets et nos moudirs, dont l'Angleterre est privée et dont elle se passe avec joie. Celui qui du matin au soir et tout le long de l'année fonctionne à tour de bras pour produire le blé, l'huile, le sucre et le coton, qu'il s'appelle laboureur en français ou fellah en arabe, mérite plus de reconnaissance que les ventrus parqués dans un herbage officiel. (...)
Nos pères sont les premiers hommes dignes de ce nom dont il soit parlé dans l'histoire ; ils ont créé de toutes pièces une civilisation parfaite quand tout était solitude ou barbarie dans vos pays. Cette race patiente, ingénieuse et douce a inventé l'agriculture, les arts, l'écriture, et, ce qui vaut mieux, la justice ; c'est leur morale qui vous guide encore chaque fois que vous faites le bien. Longtemps, longtemps avant l'âge où les événements ont commencé d'avoir des dates, l'agriculture de nos pères dépassait en perfection tout ce que vous admirez aujourd'hui. Certains tombeaux d'une antiquité vraiment immémoriale nous montrent combien la vie rustique était heureuse et pleine chez les fellahs, lorsque messieurs vos pères, armés d'une hache de caillou, se dévoraient les uns les autres. Nous élevions en domesticité plus de quarante races d'animaux qui depuis sont retournées à la vie sauvage. Je dis nous élevions, car je me flatte d'être le descendant direct de ces humbles seigneurs-là ; mon portrait se trouve dans leurs tombeaux, sur tous leurs monuments ; le type de la famille est resté immuable.
Il fallait que notre sang fût d'une qualité bien particulière pour rester pur après tout le mélange de huit ou dix invasions. Nous avons été conquis tour à tour par les Éthiopiens, les Hicsos, les Perses, les Macédoniens, les Romains, les Arabes, les Circassiens ou mameluks, les Turcs, que sais-je encore ? mais nous sommes restés nous-mêmes, par un décret spécial du Dieu puissant. Il est écrit là-haut que l'étranger et l'étrangère ne verront pas grandir leur postérité sur le sol sacré de l'Égypte et si l'étranger se marie à la femme égyptienne, les enfants ne vivront que s'ils deviennent comme nous. Dès la troisième génération, le sang exotique s'élimine, et il ne reste que de petits fellahs. Or, comme il y a tout un lot de qualités héréditaires qui se transmettent de père en fils avec le sang fellah, c'est le grand nombre chez nous qui est l'élite du peuple ; vous nous reconnaîtrez à notre type et à notre conduite plus facilement à coup sûr qu'on ne discerne un gentilhomme dans la foule des Parisiens."

extrait de Le fellah : souvenirs d'Égypte, 1869, par Edmond François Valentin About (1828-1885), écrivain, journaliste et critique d'art français, membre de l’Académie française

jeudi 4 octobre 2018

Comment aborder les Pyramides et le Sphinx de Giza, par Étienne Drioton

photo de P. Sébah
"Telles qu’elles apparaissent aujourd'hui, les Pyramides de Giza sont appréciées par le visiteur plutôt comme un élément du paysage que comme des chefs-d'œuvre de l'art de bâtir.
Leur forme élémentaire, leur isolement sur une falaise de désert, leur énormité et leur dégradation superficielle qui laisse à nu, après l'arrachement d’un revêtement soigneusement appareillé, un gros blocage de calcaire que le temps érode à la façon de rochers, les apparente aux œuvres de la nature. Il leur faut, comme aux montagnes, pour être appréciées, le recul dans l’espace et les jeux de la lumière. À aucun moment on n’en saisit mieux la beauté singulière que le matin lorsque, dominant la brume légère qui s'attarde dans la vallée, elles découpent sur le ciel des formes pures que l'aurore anime d’un rose si ardent, à peine estompé d'ombre violacée, qu’on les croirait volontiers diaphanes et irréelles.

De près, avouons-le, l’enchantement est rompu. Il faut un effort à qui s'en approche pour mettre en rapport leur masse écrasante avec les vestiges insignifiants des édifices qui les entourent et qui, dans l'esprit de leurs constructeurs, les reliaient au monde à notre taille et leur donnaient leur signification.
Du reste la façon dont on les abordait jusqu'à ces derniers temps, sans se plier aux exigences de leur antique introduction, n’aidait en rien à les faire comprendre. Pour pratique et confortable qu'elle soit, la route asphaltée menait trop droit à ce qui ne devait être que l'aboutissement d'un pèlerinage gradué. Désorienté par ce contact brutal et sans commentaires avec l'objet dernier de sa visite, c'est à peine si le voyageur pouvait prêter attention, en les considérant à rebours, aux éléments qui auraient dû, en même temps que ses pas, guider son esprit vers le grand œuvre qu'il venait contempler. Le Sphinx lui-même, surpris de dos, ne parvenait jamais à retrouver pour lui sa pleine majesté. Tout ensemble architectural de véritable grandeur est un décor étudié, d'un effet puissant et subtil. Qui prétendrait en jouir, s'il entre par la coulisse et examine à l'envers chacune des pièces qui le composent ?
Le Service des Antiquités vient d'inaugurer une autre voie d'accès qui permettra enfin d'aborder les Pyramides comme elles le doivent, et comme faisaient les visiteurs qui, dans l'antiquité, arrivaient de Memphis située plus au sud, à l'emplacement de la palmeraie de Mit-Rahineh. La route désormais consacrée pour la visite normale se détache de la grand'route un peu avant les abords du désert. Elle longe un canal, qu'elle traverse pour rejoindre le village de Kafr es-Samman. À la sortie du bourg, et de plain-pied avec la vallée, elle débouche à l'orée d’un ouady rocheux qui monte vers le Sphinx, au-dessus duquel se profilent les grandes Pyramides.

Au centre du tableau désertique qui s'offre alors aux regards, le Sphinx, puissamment accroupi, domine de son buste altier les ruines, en gros blocage, d'un temple immédiatement placé devant lui. À droite, une falaise rocheuse percée de tombeaux, sert de piédestal à la masse imposante de la Pyramide de Chéops, posée en retrait. La Pyramide de Chéphren sert d'arrière-plan au Sphinx. Celle de Mycérinus est hors de l'horizon. On saisit ainsi pourquoi, sur une petite stèle de la XVIIIe dynastie récemment découverte aux abords du Sphinx, deux pyramides seulement sont figurées derrière l'image du dieu. Le panorama sacré des pèlerins antiques n'en comportait pas d'autres.
Mais ce que ce point de vue montre, comme on ne peut le voir de nulle part ailleurs, c’est l’ensemble architectural dont les Pyramides faisaient partie. À côté, et immédiatement au sud, du temple ruiné situé en avant du Sphinx, un édifice moins détruit retient l'attention. On a pris l'habitude de l'appeler, à cause de son voisinage, le "Temple du Sphinx".
En fait c'est le temple d’accueil de la seconde Pyramide, en quelque sorte sa porterie au niveau de la vallée du Nil. Une chaussée droite s'en détache à l'arrière et se dirige, en escaladant le plateau en oblique, vers la Pyramide de Chéphren.
On en suit facilement le tracé aplani, vierge aujourd'hui de toute superstructure. Cette voie ascendante se perd dans un massif de ruines, celles du temple funéraire adossé à la pyramide. Cette dernière met le terme à l'ensemble par sa gigantesque masse triangulaire.

Tel est, pour toutes les pyramides de l'Ancien Empire, le complexe architectural dont elles sont l'aboutissement. Elles n'étaient donc pas, comme on se l'imagine trop communément, des blocs erratiques posés sur le désert. Mais, au dessus d'un temple ouvert au culte des vivants, à l'extrémité d’une longue montée qui traversait le champ des morts, après un temple d'en-haut où les rites les plus saints étaient célébrés, elles se présentaient comme la montagne éternelle qui conservait jalousement, et protégeait par sa masse pour les siècles des siècles, le corps du dieu qu'était le pharaon, aux abords de cette immensité insondable du désert occidental où le soleil se couchait chaque soir."


extrait de "Le Sphinx et les Pyramides de Giza", par Étienne Drioton (1889-1961), égyptologue français, nommé en1936 par le gouvernement égyptien directeur des Antiquités de l'Égypte en remplacement de Pierre Lacau



 

Le "grincement plaintif" de la sakieh (Charles Didier)

 
photo : Marc Chartier
"Devant le couvent d’Abbanilla coule une belle fontaine qui probablement est une fondation pieuse, comme elles le sont presque toutes. L’Arabe a le culte de l'eau, et l'on reconnaît à ce signe un peuple sorti du désert. 
La plupart de fontaines du Caire ont quelque chose de monumental, enrichies presque toutes de sculptures et couronnées de galeries supérieures d’un effet charmant. Elles servent non seulement aux usages domestiques, mais encore aux ablutions religieuses pratiquées en pleine rue par les fidèles sans la moindre vergogne. 
À propos de fontaines, allons nous rafraîchir à celle du grand Saladin. Je l'appelle ainsi, non que ce soit son nom véritable, mais parce que je l'ignore et parce qu'elle est située près du palais de l'illustre sultan fatimite. C'est, ne vous déplaise, une fontaine enchantée : son eau à la même vertu que le fameux saut de Leucade, c'est-à dire qu'elle éteint instantanément les feux du plus violent amour ; aussi est-elle assiégée par les amants sans espoir de l'un et de l'autre sexe. Elle est formée d’une pile en pierre noire, évidemment antique, sur laquelle sont gravés des hiéroglyphes et deux figures, dont l'une représente Anubis, le Cerbère égyptien. Cette pierre encadrée dans une niche de marbre est un objet de respect, sinon d'effroi, pour les indigènes, sans doute à cause des caractères mystérieux dont elle est couverte, et qui, par leur mystère même, éveillent toutes leurs superstitions. Ils prétendent que cette source merveilleuse était connue des sages de la Grèce, et qu'ils l'abandonnèrent pour ne se point brouiller avec leurs dieux.
Les dieux, en effet, de quelque forme qu'on les revête, et surtout l'alma Venus de l'Olympe, ne sauraient voir de bon œil une fontaine qui, à la longue, finirait par dépeupler la terre.

Des fontaines aux sakiehs, il n’y a que la main. Ce sont, comme on sait, des roues à chapelet mues ordinairement par un buffle et destinées à tirer l’eau du Nil ou des puits pour arroser les jardins. Elles sont, pour la plupart, ombragées de beaux sycomores, ce qui en fait des lieux frais fort recherchés des Arabes ; il n’est pas jusqu'au grincement plaintif et monotone de la roue sur son axe qui ne plaise à leur imagination et n’entretienne leurs rêveries. "Tout gémit en Égypte, dit un poète allemand, tout, jusqu'aux sakiehs." Souvent on voit là réunies des personnes de conditions bien différentes, un derviche à côté d'une almée, un esclave près d’un effendi, c'est-à-dire un monsieur, et plus qu'un monsieur, car le titre d’effendi ne s'applique qu'à un homme lettré ou à un employé de l'État.
Je vis moi-même un soir une réunion semblable dans un jardin à peu près public situé entre Boulak et le Vieux Caire, et ma présence y formait un contraste de plus. Plusieurs assistants, fort bien couverts, dormaient profondément. Le derviche disait ses prières, la face tournée vers la Mekke. L'almée, qui était même quelque chose de plus et qu'une mante noire enveloppait tout entière, quoiqu'elle fût dévoilée, fumait son narghiléh sans adresser la parole à personne et sans que personne la lui adressât. Il y avait en outre un étudiant d'el-Azhar, habillé d'une espèce de soutane noire, et qui lisait avec une attention profonde dans un Koran ouvert sur ses genoux. Chacun là vivait pour soi, sans prendre garde à son voisin, qui de son côté ne prenait pas garde au sien. Pendant ce temps, un esclave noir allait et venait, occupé à l’arrosement du jardin, et, tout en travaillant, chantait d’une voix triste et basse la complainte suivante : Ô sakieh qui murmures et gémis si douloureusement en tournant sur toi-même, mon cœur est semblable à toi ; mon cœur pleure et sanglote : pleurs et sanglots inutiles."



extrait de Les nuits du Caire, par Charles Didier (1805-1864)

Charles Didier séduit par les "maisons de Mamelouks" du Caire

Intérieur de la maison du Cheik Djabarti (illustration extraite de Pascal Coste, Toutes les Égypte, 1998)





"Le Caire est une ville monumentale. Sans parler, pour le moment, des mosquées, des minarets dont elle est si riche, l'œil s’y arrête à chaque pas sur quelque détail d'art du meilleur temps. Ici c'est une porte sculptée et couverte des arabesques les plus capricieuses ; là c'est une frise à trèfles courant au bord des terrasses : ailleurs un balcon en saillie ou moucharabieh, clos hermétiquement par des grilles a bois travaillé à jour avec un goût exquis. Je note en passant que l'Espagne a conservé sous le nom de miradores les moucharabiehs des Mores, qui les y avaient apportés. À tout moment l'on a des échappées sur des cours intérieures ornées d'élégants portiques, sans parler des jets d'eau qui les rafraîchissent, ni des jardins ombragés de palmiers qui ferment souvent la perspective.
Je ne dis rien des constructions modernes, qui sont toutes ou presque toutes sans caractère et n'ont plus rien d'arabe. (...)
Beaucoup de maisons du temps des Mamelouks sont encore debout, et c'est là qu'il faut aller chercher la véritable architecture indigène. J'étais curieux d'en visiter quelques-unes, mais il fallait qu’elles fussent inhabitées, vu qu on ne pénètre pas comme on veut dans un intérieur musulman. 
Le hasard me servit à souhait, aidé, il est vrai, quelque peu par mes démarches. La première de ces maisons de la vieille roche qu'il me fut permis de visiter n'était pas très vaste, mais offrait le type parfait du genre. La cour, pavée en mosaïques, est entourée d'une galerie où la grâce le dispute à la légèreté. Les grandes salles de l'intérieur sont pavées comme la cour, et les vitraux des fenêtres, coloriés comme ceux de nos vieilles cathédrales, portent des versets du Koran en manière d’arabesques. Les plafonds sont peints, quelques-uns même dorés, et tous sculptés, fouillés avec un art inimitable. L'appartement des femmes est un bijou, digne en tout point de sa destination ; impossible de rien imaginer de plus délicat, de plus capricieux que les grilles en bois qui lui servent de clôture ; il en est de même des moindres détails. Mais en vain chercherait-on ici, comme dans le reste de l'édifice, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, un ordre quelconque. Chaque partie est parfaite en soi-même : aucun plan n'a présidé à l'ensemble. Toutes ces merveilles sont jetées au hasard, quoique chacune ait son emploi, sa raison d'être. Il y a là quantité de cachettes sombres, de retraites dissimulées, qui parlent à l'imagination. Que de drames passionnés ou terribles ont dû se passer dans ces réduits mystérieux ! J'en croyais voir s'échapper à mon approche les ombres voilés des femmes qui les habitèrent.
Monté sur la terrasse, ce ne furent pas des femmes que ma présence mit en fuite, mais des faucons et des éperviers qui depuis longtemps en ont pris possession, et qui s'envolaient bruyamment en poussant des cris sinistres. Je suppose qu'ils auraient volontiers déchiré de leurs serres l'importun visiteur qui les dérangeait. La vue dont on jouit de cette terrasse est quelque chose de féerique : elle en domine à perte de vue des milliers d’autres dont beaucoup étaient peuplées à cette heure d'hommes et de femmes qui m’apparaissaient de loin comme des fantômes planant sur la ville. D'innombrables minarets perçaient le ciel dans toutes les directions, et des palmiers non moins innombrables se balançaient dans l’espace. Un silence profond régnait dans cet immense amas d'hommes, et l'on aurait pu se croire au désert bien plutôt que dans une capitale de trois cent mille âmes. Ce quartier, d’ailleurs, est si solitaire et si tranquille, que je l'avais baptisé le Faubourg Saint Germain du Caire.
Cette maison modèle est abandonnée depuis plusieurs générations, et déjà à moitié ruinée. Elle m'avait tellement séduit que, nonobstant sa désolation, ou peut-être à cause de sa désolation même, je conçus l'absurde désir de l'habiter. Je fis donc proposer au propriétaire de me la louer ; il refusa net. C'était un chérif établi au Caire, où il en possédait beaucoup d'autres à peu près dans le même état. Mon désir, aiguisé par l'obstacle, n’en devint que plus impérieux, et, revenant à la charge, je poussai l'extravagance jusqu'à lui offrir d'acheter sa maison, espérant, il est vrai, que, vu son délabrement, je l'aurais à bon marché. Mais je comptais sans mon hôte. Le chérif me fit répondre qu'il ne vendrait cette maison à aucun prix, parce qu’elle portait bonheur, et voilà comme je dus renoncer à posséder au Caire une maison de Mamelouks. C'était écrit. Allah est grand, et Mahomet est son prophète."


extrait de Les nuits du Caire, par Charles Didier (1805-1864), écrivain, poète et voyageur franco-suisse